B/ Les groupes de cause, porte-parole des « exclus », ou l’accès au statut de médiateur social

La dénomination de groupes de défense de la cause des plus démunis peut-elle servir à identifier le champ d’action et préciser les secteurs de compétence de chaque groupe de cause ? Les collectifs Alerte, CPE et GTI sont composés de groupes de cause dont l’identité « nominale » exprime et traduit le sens de leur engagement social et politique 144 . Ces collectifs délimitent, de par leur dénomination même, l’étendue du champ d’action « exclusion «, puisque la dénomination de ces collectifsindique clairement l’objet de leur engagement : la lutte contre la pauvreté, les exclusions et les processus de précarisation. Ces termes « Alerte », « Précarisation », « Pauvreté » et « Exclusions » sont forts évocateurs. Ils portent en eux-même le sens de l’action de ces groupes de cause. Car, selon le dictionnaire Larousse, alerter signifie « avertir en cas de situation grave, menaçante pour que des mesures soient prises rapidement ou qu’ils se tiennent prêts, les informer pour qu’une action soit entreprise [ C’est aussi ] attirer l’attention par son caractère insolite et inquiétant » 145 .Quant au terme « précarisation », il contient « l’action de précariser [ c’est-à-dire de ] rendre précaire, peu stable » 146 . Enfin le terme pauvreté indique « l’état de quelqu’un qui est pauvre, l’indigence, le dénuement » 147 .

A travers les dénominations des deux collectifs, les groupes de cause qui les composent se positionnent comme des acteurs qui militent publiquement pour la lutte contre toutes les formes d’exclusions. Les dénominations Alerte et CPE sont une expression même du combat que mènent les organisations sociales qui en sont membres. Ces termes sont significatifs parce qu’ils sont porteurs de symboles. Ils traduisent la volonté des groupes de cause des collectifs Alerte  et CPE de réaliser un objectif précis : s’attaquer, sans détour, à l’exclusion. Ces dénominations participent à l’opération de marketing médiatique que les groupes de cause des collectifs Alerte  et CPE recherchent. En effet,

‘« on a choisi un logo de communication qu’on a appelé « Alerte » pour alerter l’opinion sur la situation de la pauvreté en France, mais ce n’est jamais qu’un logo de communication derrière lequel se cache une trentaine d’associations nationales de lutte contre la pauvreté et l’exclusion qui sont réunies par l’Uniopss dans une Commission de travail » 148 ,’

Quant au CPE,

‘« Ce titre, on l’a décidé ensemble collectivement. Pourquoi la précarisation et les exclusions ? Parce qu’on s’est dit que la précarisation, c’est un processus c’est-à-dire qu’il n’y a pas des gens qui naissaient précaires mais qu’il y avait des processus dans la vie qui précarisaient les gens vis-à-vis de l’emploi, du logement, etc. Et que donc on défendait non seulement des gens qui étaient déjà dans un état d’exclusion vis-à-vis du travail, du logement, des ressources, mais aussi des gens qui avaient commencé à mettre pied dans cet espèce d’engrenage où on arrive à payer moins bien son loyer, où on commence à vivre dans l’angoisse. Cet état de précarisation qui s’installe dans une famille ou chez un individu et qui fait qu’on perd les pédales les uns après les autres. Enfin, c’est pour ça qu’on l’a appelé comme ça. C’était une décision collective. On avait discuté longuement » 149

Les dénominations choisies jouent un double rôle : elles témoignent de la détermination des groupes de cause à donner un sens et une orientation générale à leur engagement. Ces dénominations autorisent également ces groupes de cause à se positionner dans l’espace public comme porte-parole des plus démunis. Elles sont le signe de l’unité des groupes de défense de la cause des plus démunis en même temps qu’elles suscitent l’éveil et la mobilisation de l’opinion publique sur un combat que ces groupes de cause mènent souvent depuis plusieurs années déjà. En optant pour ces termes, les groupes de défense de la cause des plus démunis cherchent à attirer la sympathie de l’opinion publique sur la cause qu’ils défendent et, par voie de conséquence, à inciter les médias à s’intéresser au collectif qu’ils forment,

‘« Oui, ça bien sûr. Bien entendu […] Quand on dit les exclusions, les exclus quelque part ça fait un peu gentils messieurs et gentilles dames qui veulent s’occuper de ces pauvres. Quand on parle de précarisation, c’est une critique de la société et c’est en disant qu’on peut faire quelque chose. Il faut faire quelque chose, il ne faut pas laisser s’installer des phénomènes et des spirales qui vont mettre les gens dans des situations difficiles à vivre et trop difficiles. Donc, c’est aussi une histoire d’intervenir avant la catastrophe avérée essayer de dire avant oui on s’en occupe et on va se battre [......] On a en marre de se battre quand les gens sont dans la rue. On aimerait bien que les choses se fassent avant que les gens soient dans la rue, voilà » 150 . ’

L’appartenance à ces collectifs présente des avantages certains : elle permet à ses membres de revendiquer une « existence » et une reconnaissance publique et médiatique de défenseurs des précaires, des pauvres et des « exclus », et surtout d’être reconnus comme porte-parole des « exclus ». L’appartenance à ces regroupements revêt donc une importance capitale pour ces groupes de cause. Outre l’accès à la qualité de porte-parole des plus démunis, l’adhésion à ces collectifs permet à certains groupes de cause qui, jusque-là, étaient dépourvus de « visibilité » sociale et politique d’apparaître et d’être reconnus sur ces scènes d’action et de représentation. Selon Nathalie Simonnot, certains groupes de défense de la cause des plus démunis n’auraient probablement jamais eu la reconnaissance de l’Etat s’ils n’avaient pas appartenu au collectif CPE. Tel est le cas de l’Association des Usagers de Drogues :

‘« Et c’était tout à fait fascinant. J’ai trouvé que l’un des points très forts de ce collectif, ça a été d’ouvrir les portes des ministères, du Sénat, de l’Assemblée Nationale à des gens qui jamais jamais n’auraient été reçus sans le collectif. Quand on voit qu’il y a des gens de l’Association des Usagers des Drogues (ASUD) euh ! ! Qui sont allés au Sénat, qui sont allés à l’Assemblée nationale, qui sont allés dans les ministères, jamais personne ne les avait reçu, personne ne voulait les recevoir. Le Comité des Sans Logis (CSDL), je parlerai du Droit Au Logement (DAL). Tout le monde les a déjà vu. Mais le comité des sans logis, c’est vraiment les gens qui dorment dehors euh ! ! ! Ce n’est pas des gens qui ont des appartements et qui se battent avec les familles. Ce sont les gens qui sont dehors et ils étaient là et on répétait avant, voilà il ne faut pas être trop long, il faut dire ça...et c’était super. » 151

Ainsi, ces groupes de cause sont désormais reconnus comme aptes à prendre la parole au nom des « exclus ». Ils agissent au nom des plus démunis et revendiquent leur appartenance au champ « exclusion «.

‘« Nous, associations de solidarité venant de tous les horizons de la lutte contre les exclusions, tenons à réaffirmer les droits fondamentaux (…). Nous réaffirmons pour eux [ les jeunes, chômeurs, sans-abri, etc. ] et pour nous les mêmes droits. Et tout d’abord, le droit à un logement décent, salubre ainsi que le droit de vivre en famille (…), faire une place à chacun dans la vie économique et dans la vie de la cité en mettant fin à une précarisation croissante et en accordant une attention particulière aux jeunes. Nous réaffirmons un droit d’ingérence des intéressés et le principe de leurs représentation en tant qu’acteurs et partenaires, des politiques publiques mises en place au cœur des dispositifs qui décident et gèrent les mécanismes solidaires, anciens, nouveaux et à venir, les concernant » 152

La qualité de membre de ces collectifs confère donc le statut de défenseur de la cause des plus démunis. Les acteurs de ces regroupements peuvent exprimer leurs points de vue et se faire entendre des pouvoirs publics, ce qui n’était pas évident s’ils avaient agi en dehors de cet espace de dialogue. L’adhésion à ces collectifs a permis à bon nombre de groupes de cause d’accéder, même à titre symbolique, au statut de médiateurs social des « exclus ».

La qualité de porte-parole de ces groupes de cause peut aussi se « mesurer » en fonction de la possession d’un organe d’information qui soit au service de la cause des « exclus ». En principe, tous les groupes de cause éditent des revues et publient régulièrement des mensuels destinés à informer leurs adhérents et les publics « d’exclus » auxquels ils s’adressent traditionnellement. Ces organisations affirment aussi leur qualité de défenseurs de la cause « des plus démunis » grâce aux nombreuses publications qu’elles réalisent pour informer l’opinion publique et les pouvoirs publics sur la situation des personnes qui vivent en « marge » de la société : documents, dossiers, guides juridiques, rapports, enquêtes et études. Ces différents types de publications peuvent contenir des textes d’analyses, de réflexion, des textes juridiques, des propositions, des annonces de manifestations en faveurs des « exclus », des initiatives visant à interpeller les pouvoirs publics sur tel ou tel public « d’exclu » et à éveiller l’opinion et les pouvoirs publics à une meilleure compréhension des situations d’exclusion.

Nous avons retrouvé aux sièges de plusieurs groupes de cause de nombreuses publications, feuilles d’information mensuelles ou revues comme : « Union Sociale » de l’Uniopss, « Changer d’ère » de l’Apeis, « Accrochez-vous à vos droits » de RE ME DE, « Humanitaire » de Médecins du Monde, « Messages » 153 du Secours catholique, « Convergence » 154 du Secours populaire français et « InfoDAL » du groupe de cause Droit Au Logement et la revue trimestrielle « Quart-Monde » du groupe de cause du même nom. Ces différentes revues et publications sont des « espaces » qui légitiment la cause « des plus démunis » et renforcent le statut social et politique des groupes en tant que porte-parole des plus démunis.

Ces différents organes médiatiques qui relatent les difficultés de vie des plus démunis soulèvent également des débats sur les mécanismes à mettre en oeuvre pour lutter contre ce mal social. Car ces revues apparaissent comme des « vitrines », des outils de propagande de la défense de la cause des plus démunis. Ils témoignent de l’engagement et de la philosophie des acteurs sociaux qui luttent pour la cause des plus démunis, dans la mesure où ces revues alertent l’opinion et les pouvoirs publics de la situation sociale des plus démunis à travers les propos des exclus eux-mêmes 155 . En recueillant les « doléances » des « exclus » avant de les imposer dans « l’arène » politique, les groupes qui luttent contre l’exclusion tentent de s’affirmer comme médiateurs de la cause « des plus démunis » et de contribuer de ce fait à l’analyse de l’action publique en faveur des plus démunis.

En effet, les organisations sociales, membres des collectifs Alerte  et CPE, ont construit leur statut de porte-parole des plus démunis grâce à leur implication à l’action sociale en faveur des « exclus ». Elles revendiquent toutes un personnel conséquent ( formé de bénévoles et de permanents ) qui travaille au quotidien au côté des « exclus » 156 . Pour notre analyse nous avons sélectionné quatre principaux groupes de cause. Il s’agit de l’Uniopss, de Médecins du Monde, du Secours catholique etd’ATD Quart-Monde. Le choix de ces quatre groupes de cause se justifie par l’importance de l’action qu’ils ont pu jouer dans le champ « exclusion ».

En effet, l’Uniopss et Médecins du Monde ont constitué des espaces de concertation et d’élaboration des actions communes des collectifs Alerte et CPE lors du processus d’élaboration des projets de loi. Quant au Secours catholique, il se positionne comme l’un des groupes leaders de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale et du collectif Alerte. ATD Quart-Monde est, de son côté, le groupe de cause qui est à l’origine de l’idée de faire adopter une loi d’orientation contre les exclusions. Ce dernier se singularise également par sa capacité à « définir » et à faire accepter aux autres groupes de cause la pauvreté et de l’exclusion comme des atteintes aux droits de l’Homme.

Tous ces groupes de cause revendiquent d’importants effectifs et une présence dans de nombreux pays, en France, en Europe et sur d’autres continents. Ainsi, par exemple, l’Uniopss 157 compte 20.000 établissements et services privés à but non lucratif médico-social et sanitaire, à travers 22 Uriopss et 110 fédérations et unions nationales. Médecins du Monde 158 compte 26 « Centres Mission France » répartis sur l’ensemble du territoire national où il accueille plus de 300.000 consultations les sept premières années de sa création. Plus de 1.000 bénévoles travaillent au siège de cette organisation. Quant au Secours catholique 159 , il compte 106 délégations diocésaines, 4 200 équipes locales, et 67.000 bénévoles dans le monde. Enfin, le groupe de défense de la cause des plus démunis ATD Quart Monde 160 revendique 370 volontaires-permanents, plus de 5.000 alliés et militants et 100. 000 amis ou correspondants sur les cinq continents.

Nous avons également recherché les chiffres qui indiquent le nombre de volontaires que les groupes radicaux mobilisent sur le terrain pour aider les « exclus ». Il est difficile d’authentifier les nombre de volontaires de groupes radicaux. Toutefois, selon Sophie Maurer et Emmanuel Pierru, les organisations radicales présentent des effectifs relativement importants : le MNCP, l’Apeis et le Comité des chômeurs de la CGT revendiquent respectivement environ entre 15.000 et 20.000  pour l’un, et entre 25.000 à 15.000 membres et sympathisants 161 pour les deux autres.

Mais quelle que soit leur taille ou leur philosophie, voire même leur mode opératoire, tous les groupes de cause poursuivent un même objectif : la défense de la cause des plus « exclus ».

Notes
144.

Pour trouver une appellation commune en remplacement de la dénomination Commission de Lutte contre la pauvreté et l'exclusion, les organisations sociales les plus importantes de l’Uniopss réunissent leurs spécialistes en communication : Lucien Duquesne pour ATD Quart-Monde, Bernard Loye pour la Fnars et Daniel Druesne. Ces derniers, après concertation, décident que le collectif s’appellera « Alerte ». Source : Eric Cheynis, »  Usages et enjeux associatifs de la construction du champ de l’exclusion » op. cit., p.92.

145.

Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse, Tome I, édition Larousse, 1992, p. 271.

146.

Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse, Tome VIII, édition Larousse, 1992, p.8421.

147.

Ibid, p. 7899.

148.

Entretien n° 11 avec Bruno Grouès, conseiller technique Uniopss.

149.

Entretien n° 4 avec Nathalie Simonnot, coordinatrice du collectif Contre la précarisation et l’exclusion.

150.

Entretien n° 4 avec Nathalie Simonnot, coordinatrice du collectif Contre la précarisation et l’exclusion.

151.

Entretien n° 4 avec Nathalie Simonnot, coordinatrice du collectif Contre la précarisation et l’exclusion.

152.

Archives Médecins du Monde. Communiqué de presse, « Des associations luttant contre la précarisation et les exclusions font des propositions au gouvernement concernant le projet de loi-cadre contre l’exclusion », Paris, 8 mars 1996.

153.

Un mensuel édité à 1.200.000 d’exemplaires.

154.

Un mensuel édité à 746.000 exemplaires.

155.

Libération, 11 décembre 1998 p. 13 et Le Monde, 19 janvier 1998, p. 9.

156.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, la légitimité que les groupes de cause revendiquent peut aussi se justifier par la mobilisation « interne » de ces organisations, c’est-à-dire le personnel que ces groupes de cause présentent sur le terrain pour apporter leur solidarité aux plus démunis.

157.

Source : http://www.uniopss.asso.fr/

158.

Archives Uniopss. Document « Les associations du label Grande cause nationale 1994 ».

159.

Source : http://www.secours-catholique.asso.fr

160.

Source : http ://fr.wikipedia.org/wiki/ATD Quart Monde.

161.

Sophie Maurer, Emmanuel Pierru, «  Le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998 retour sur un « miracle social », Revue française de science politique, vol. 51 n°3 juin 2001, p. 371.