A/ Les collectifs Alerte et CPE, cadres de réflexion et de production des normes

Les collectifs Alerte, CPE puis GTI apparaissent comme les principaux acteurs de la société civile à s’être régulièrement impliqués dans la production normative d’éléments pouvant être ensuite repris dans la loi contre les exclusions. Ils élaborent des propositions dans l’optique de voir les politiques les intégrer dans le corpus même de la loi. L’idée de faire adopter une loi est d’autant plus « viable » et « réalisable » que les collectifs Alerte et CPE réfléchissent sur les stratégies de lutte contre la pauvreté et les exclusions depuis plusieurs années. Le capital « réflexion » que ces collectifs revendiquent justifie la capacité de ceux-ci à faire des propositions qui peuvent servir de base de travail aux législateurs et aux administrations ministérielles. En effet, les deux collectifs Alerte et CPE élaborent, tout au long du processus de construction de la loi, deux « corps » de propositions pour lutter contre l’exclusion : le « Pacte contre la pauvreté et l’exclusion » 179   ainsi que le document intitulé « Alerte contre les exclusions : Les associations de solidarité pour une parole commune et approfondie »  180 émanant du collectif Alerte, et le Pacte « Propositions contre la précarisation et les exclusions » 181  issu des réflexions du CPE.

Ces différents « corps » de propositions sont des textes qui affirment et confortent, de notre point de vue, la posture de médiateurs des groupes de cause. L’accès à ce statut leur confère l’aptitude à être considérés comme porte-parole de la cause des plus démunis auprès des autorités gouvernementales et Parlementaires. Ce travail « intellectuel » qui traduit la connaissance que les groupes de cause ont du phénomène de l’exclusion fait de ces derniers des forces de propositions, car ils disposent sur la question d’un discours normatif. En fait, la posture de médiateurs de ces groupes de cause est d’autant plus crédible que les propositions de ces groupes sont, selon eux, le résultat de la longue expérience de « vie commune » que ces derniers entretiennent avec les « exclus ». Aussi, la philosophie des propositions des deux collectifs est orientée vers un but précis : « organiser, garantir et rétablir les conditions d’accès à ces droits [ les droits fondamentaux ] dans tous les domaines de la vie individuelle et collective » 182 . En publiant régulièrement leurs propositions, la soixantaine de groupes de défense de la cause des plus démunis construisent leur position d’interlocuteur légitime des gouvernements.

La lecture du document « Propositions contre la précarisation et la pauvreté » conduit à la conclusion selon laquelle le collectif CPE structure la lutte contre l’exclusion autour de neuf chapitres phares : Emploi 183 –Formation 184 –Ressources 185  ; Logement 186  ; Santé 187  ; Acteurs–Partenaires–Citoyens 188  ; l’Accès au droit et à la justice pour tous et affirmation des droits des étrangers 189 . Quant au collectif Alerte, sa contribution s’articule également autour de neuf thèmes qu’il a mis en exergue durant la campagne Alerte, à savoir : l’emploi, l’habitat, le Logement, la culture, la formation, la santé, l’enfance, la famille, les jeunes et l’urgence sociale 190 .

Ces domaines et axes de travail, d’analyse et de réflexion autour de la problématique de l’exclusion doivent permettre de mieux apprécier ce phénomène social afin d’en avoir la meilleure connaissance possible. C’est une démarche qui leur apparaît nécessaire pour mieux combattre le phénomène d’exclusion. L’avantage de cette stratégie est de permettre aux deux collectifs de discipliner leurs forces et de maximiser leurs capacités à convaincre les décideurs politiques du bien-fondé de leurs propositions et autres suggestions 191 .

En rendant public le résultat de leurs réflexions, les groupes de cause cherchent en effet à obtenir la considération du gouvernement et du Parlement. Cette opération d’affirmation des collectifs dans l’espace public exprime également une certaine forme de « séduction » que les groupes de cause tentent d’exercer sur les décideurs politiques. Cette action a pour effet de conforter le positionnement des groupes de cause dans l’espace public et les fait apparaître comme des partenaires valables, voire même « incontournables » des pouvoirs publics.

Les groupes de cause sont des acteurs essentiels dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques de lutte contre les exclusions. En effet, ils revendiquent un discours, une connaissance et l’expérience nécessaires qui devraient les élever au rang d’interlocuteurs légitimes des pouvoirs publics. Cette posture se justifie par la prise de parole des groupes de cause aux débats publics, aux discussions sur les projets de loi de Renforcement de la cohésion sociale et de Lutte contre les exclusions,  et par l’engagement de ces derniers au processus de construction de la loi. Cette « présence » dans le processus de construction de la loi permet aux groupes de cause radicaux, caractérisés par de faibles ressources, d’être pris au « sérieux » aussi bien dans les cabinets ministériels que dans les groupes et les Commissions Parlementaires. Par leurs contributions à la réflexion au sein de structures collectives coordonnées par les groupes de cause réformistes, les groupes de cause radicaux accèdent au même privilège que les réformistes membres du collectif Alerte : celui d’être considéré par les pouvoirs publics comme des groupes de cause « crédibles » et donc légitimes en termes de production normative.

Pour réaliser un projet aussi ambitieux, les organisations de défense de la cause des plus démunis s’engagent à devenir des acteurs sociaux qui constatent, évaluent, dénoncent, interpellent et qui construisent des propositions afin de permettre l’insertion ou la réinsertion de personnes qui vivent en marge ou en dehors de la société. La détention du « savoir » est une quête permanente pour ces acteurs, car comment affirmer sa qualité de médiateurs et d’interlocuteurs pertinents si l’on ne peut faire prévaloir son expertise sur les questions de pauvreté et d’exclusion.

Pour accéder au rang d’interlocuteur des pouvoirs publics, les groupes de cause et les collectifs Alerte et CPE adoptent la stratégie qui consiste à occuper l’espace médiatique. Les groupes de cause se servent de ce support pour manifester, affirmer et justifier leur stature de défenseurs de la cause des plus démunis. La tribune que les organes de presse accordent aux collectifs Alerte se manifeste de diverses manières, et notamment à travers des plages de publicité à la radio ou dans les journaux nationaux et régionaux. Pendant une semaine, la presse nationale et locale s’est ainsi mobilisée en faveur de la cause » des plus démunis ». En effet, les membres de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, devenue collectif Alerte, ont, à la faveur de l’attribution du label Grande cause nationale, bénéficié d’une large couverture médiatique des radios, télévision et des journaux.

Concrètement, le collectif Alerte organise, de novembre 1994 à janvier 1995, la campagne médiatique baptisée Alerte. Les médias et les autres supports publicitaires (télévision, radios, presses écrites, tableaux d’affichages) relaient cette campagne de communication. La médiatisation de cette campagne contre les exclusions semble avoir donné plus de visibilité aux et conforté le statut de médiateurs des organisations qui composent le collectif Alerte. L’enjeu de cette campagne médiatique est d’inviter le public à réorienter sa solidarité, c’est-à-dire à passer de la solidarité de la souffrance et de l’émotion à la solidarité pour la justice 192 .

Au cours de la campagne Alerte, les groupes de cause labellisés Grande cause nationale centrent leurs messages sur un point essentiel : l’accès à la citoyenneté pour tous et l’affirmation de la dignité humaine des plus démunis.

Pour les entrepreneurs de la cause des plus démunis, le temps n’est plus à l’organisation de l’assistance ou à « la solidarité spectacle ». Il faut, suggèrent-ils, valoriser la citoyenneté de chaque individu dont celle des plus démunis. Autrement dit, l’enjeu de la campagne Alerte est d’affirmer la citoyenneté de tous ceux qui se sentent « exclus » de la société 193 . En effet, selon Alerte, « l’enjeu de cette campagne est dans le message que sauront porter conjointement les associations sur la valeur d’une société citoyenne qui n’accepte pas le sort qu’elle réserve actuellement aux plus démunis des siens ; il ne s’agit pas d’une démarche d’appel de fonds ni de promotion des associations ». Ceci suppose un processus de construction et de mise en oeuvre d’une société citoyenne, condition indispensable pour réaliser « l’insertion » des plus démunis. En fait, l’accès à la citoyenneté est synonyme de « prise de parole » pour les « exclus » et, d’exercice des droits civiques, c’est-à-dire de participation effective à la vie sociale, politique et économique. Cette citoyenneté suppose, selon le collectif Alerte, l’accomplissement de quatre principes : la reconnaissance de l’existence de chaque homme, l’accompagnement dans ses droits, la capacité de participation et d’initiative, et la capacité d’expression 194 .

Certes, l’accès à la citoyenneté pour les plus démunis est la préoccupation majeure des collectifs Alerte et CPE dans la mesure où derniers souhaitent que les « exclus » bénéficient et exercent effectivement les droits fondamentaux comme tous les citoyens « inclus », mais la réalisation d’un tel objectif ne peut être atteint si les groupes qui défendent la cause des plus démunis ne se réunissent régulièrement pour concevoir et mettre en œuvre des stratégies communes.

Notes
179.

Ce Pacte a été présenté à la presse par le collectif Alerte le 13 mars 1995.

180.

Archives Médecins du Monde, document de presse que les groupes de cause membres du collectif Alerte  mettent à la disposition des médias en octobre 1996.

181.

Archives Médecins du Monde, document de presse que les groupes de cause membres du collectif CPE ont mis à la disposition des médias en mai 1996.

182.

Archives Médecins du Monde, propositions du collectif Contre la précarisation et les exclusions de mai 1996.

183.

Sur l’emploi, les groupes de cause prévoient la réduction du temps de travail… avec des normes hebdomadaires de 35 heures puis de 32 heures, la création d’emplois nouveaux sur la base de critères d’utilité sociale en les confiant en priorité aux bénéficiaires de Revenus Minimum d’Insertion et aux chômeurs.

184.

Les organisations de lutte contre les exclusions sociales sollicitent la création d’un droit à la formation pour tous les bénéficiaires de minima sociaux et la formation des bénévoles des associations de lutte contre les exclusions, contre l’illettrisme, etc.

185.

L’octroi du RMI aux jeunes dépourvus de sources de revenus et ayant moins de 25 ans avec la contrepartie d’une formation ou d’un emploi d’utilité sociale.

186.

Le logement est un facteur essentiel du maintien des citoyens dans les liens de la société. Les mouvements de solidarité se prononcent pour l’interdiction de toute expulsion pour cause de pauvreté sans offre de relogement décent par l’indexation des aides au logement sur le coût de la vie par l’octroie et la garantie du droit à la fourniture d’électricité, du chauffage et de l’eau.

187.

Les organisations de lutte contre les exclusions sociales demandent aux autorités publiques l’instauration d’une assurance-maladie universelle pour toute personne résidant en France et un accès immédiat aux soins sans vérification administrative préalable avec enfin le développement de la prévention en matière d’alcoolisme et de toxicomanie.

188.

Les organisations de solidarité proposent, dans le cadre du dispositif institutionnel, la mise en place d’un comité interministériel permanent de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, une mission nationale permanente d’observation et d’évaluation, avec des antennes locales, et une cellule unique de coordination auprès des préfets.

189.

Ils militent pour une appréciation globale de la lutte contre l’immigration en prenant en compte des facteurs aussi bien à l’échelle nationale qu’au plan international.

190.

Archives Uniopss, « Pour la participation de tous. Lutter contre la pauvreté et l’exclusion : une priorité nationale », mars 1996.

191.

La contribution normative des organisations du collectif Alerte se décline en termes de respect de droits fondamentaux et de solidarité. Elles demandent aux pouvoirs publics de faire de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion une réelle priorité nationale et de garantir les droits fondamentaux de tous sans exception. Pour le collectif Alerte, tous les acteurs de la société, les acteurs sociaux et institutionnels doivent participer à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale : la participation des organisations de défense de la cause des plus démunis, les médias, les entreprises, les syndicats, les organismes sociaux et les collectivités territoriales ainsi que l’Etat est également jugée indispensable.

192.

Archives Uniopss, document Bilan de la campagne Alerte. Paris, 8 février 1995, « L’enjeu de la campagne « alerte » est de fabriquer de l’échange là où il n’y a que de la dépendance. Il y a un problème de citoyenneté des exclus qui doivent passer du silence à la parole, de la parole à la représentation, de la représentation au partenariat ».

193.

Archives de l’Entraide Protestante, bilan de la campagne Alerte. Paris, 15 janvier 1995.

194.

Archives Uniopss, document : bilan de la campagne « Alerte ». Paris, 8 février 1995. Les organisations de défense de la cause des plus démunis rejettent systématiquement l’assistance et la solidarité-spectacle comme mode de lutte contre l’exclusion et se prononcent pour la valorisation de chaque individu à travers son statut de citoyen. L’objectif assigné à cette opération médiatique de lutte contre l’exclusion est de faire en sorte que les personnes réagissent désormais non plus sur la base de l’émotion, car elle est éphémère et inefficace, mais plutôt sur le fondement de la solidarité et de la justice. Seule, selon les groupes de cause, celle-ci est capable de permettre une lutte efficace, efficiente et à long terme contre le phénomène d’exclusion.