B/ Les collectifs Alerte et CPE, « lieux » d’interaction, de construction des stratégies et d’actions communes

Les collectifs Alerte et CPE constituent en effet des espaces à l’intérieur desquels les groupes de défense de la cause des plus démunis oeuvrent ensemble pour élaborer un discours et construire des actions et des stratégies communes afin de faire avancer la cause « des plus démunis ». Le fonctionnement de ces deux collectifs favorise l’expression de tous les groupes de défense de la cause « des plus démunis ». A priori, tous les groupes qui défendent la cause des plus démunis semblent se valoir en droits, quelle que soit leur taille, le nombre de leurs adhérents ou le montant de leur budget puisque les décisions qui engagent l’ensemble des membres de ces collectifs se prennent à l’unanimité lors des assemblées générales.

A notre avis, le collectif Alerte est le prolongement « politique » de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss 195 . Cette cellule de réflexion est composée essentiellement d’organisations caritatives, ainsi que l’affirme Bruno Grouès :

‘« La plupart des associations qui sont membres  « d’Alerte », sont des associations caritatives. En tout cas c’est le noyau dur... [ dans la mesure où ] les trois-quart [ de cette Commission ] sont les associations caritatives. Ça n’a aucune connotation religieuse, ça peut être aussi bien le Secours populaire que le Secours catholique, y a des associations humanitaires et sociales. Et puis y a ATD Quart Monde qui est inclassable. Pour moi oui, parce que ATD n’est pas dans l’action. La plupart de nos associations sont pratiquement toutes dans l’action. Elles agissent pour les plus démunis…» 196

Le collectif Alerte est « l’espace » de concertation et de production de positions communes des groupes de cause puisqu’il est le « lieu » où se construit « l’identité » discursive commune des groupes de cause réformistes.Ce collectif est composé majoritairement d’organisations issues de la Commission de l’Uniopss 197 . Celle-ci incarne « l’unité » des groupes de défense de la cause des plus démunis. Cette Commission permet aux acteurs sociaux de se regrouper au sein d’une structure afin de forger une « pensée » et un discours communs. Cette « cellule de réflexion et d’action » est le lieu où les représentants de groupes de cause confrontent leur savoir-faire, unissent leurs forces et tentent de légitimer leurs expériences,

‘ « Afin de mettre en valeur son caractère intersectoriel, l’Uniopss a développé une stratégie de regroupement associatif [...] C’est pourquoi la première expérience instituée en 1985 sera la constitution d’une commission « lutte contre la pauvreté » regroupant l’ensemble des associations adhérentes à vocation humanitaire ou de solidarité, auxquelles se sont jointes d’autres associations non adhérentes telles la Croix-Rouge, Médecins du Monde, etc. » 198 .’

Le collectif Alerte, parce qu’il comprend les grandes organisations caritatives, anime un réseau national assez dense et dispose de moyens humains, matériels et financiers conséquents, contrairement au deuxième regroupement d’organisations sociales : le collectif CPE. Il semblerait, si l’on excepte certains groupes de cause tels Médecins du Monde, la Coorace et la Fnars, que la majorité de ces membres soient des groupes de cause aux ressources assez faibles. Ce deuxième collectif ne peut logiquement pas revendiquer la même capacité d’action sur les pouvoirs publics que le collectif animé par l’Uniopss. Car, la majorité de groupes de défense de la cause des plus démunis du collectif CPE  ne dispose que de faibles ressources financières et humaines. Ces derniers ne disposent pas non plus de relais sur l’ensemble du territoire national comme c’est le cas des grandes organisations caritatives nationales. Toutefois, le collectif CPE peut, à des degrés moindres, revendiquer à son profit l’existence de relais dans certaines régions comme en Rhône-Alpes où les groupes de cause AC ! et DAL ont des représentations locales. Le collectif CPE régional s’inspire d’ailleurs du mode de fonctionnement du collectif Alerte.

Le fonctionnement institué dans chaque collectif donne droit à tous les membres 199 de participer effectivement aux travaux de réflexion et d’action dans la mesure où chaque groupe de défense de la cause des plus démunis peut s’exprimer librement, livrer les résultats des réflexions qu’il mène sur tel ou tel problème et revendiquer un point de vue propre, avec ses craintes et sa vision de l’exclusion et de la lutte contre ce phénomène social. En pratique, les décisions qui incarnent la position « officielle » des collectifs sont prises à la majorité absolue des voix exprimées. Ceci nous amène à dire que les deux collectifs utilisent les mêmes méthodes et les mêmes stratégies de travail 200 même si le deuxième est composé d’organisations radicales.

En principe, le rejet d’une proposition par la majorité des autres membres du collectif n’induit pas toujours la fin de la revendication du groupe de cause qui en est porteur. Cette proposition, bien qu’ayant recueilli une minorité de voix, peut toujours être soutenue dans l’espace public par son « auteur ». En effet, dans l’hypothèse où le ou les groupes de cause, auteurs de cette proposition estiment nécessaires de poursuivre leur idée, ils s’engagent, à titre individuel, à donner une matérialité à leurs propositions. Cette proposition ne peut, dans ce cas, être défendue officiellement ni par Alerte, ni par le collectif CPE. Nous assistons dans cette hypothèse au cas où les organisations sociales mises en minorité se démarquent des autres groupes de cause et continuent à se battre en vue de faire aboutir leurs propositions. Ces groupes de cause engagent alors leur « responsabilité individuelle » et non celle du collectif dont ils se réclament 201 .

En fait, les groupes de cause Uniopss et Médecins du Monde, coordonnateurs des deux collectifs, fédèrent les apports respectifs des membres et présentent aux pouvoirs publics une réflexion cohérente et acceptée par tous. L’action fédératrice de l’Uniopss au sein de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale est d’ailleurs reconnue puisque l’Uniopss a pour la mission de :

‘« Synthétiser les points de vue des différents partenaires associatifs et de présenter au législateur et à l’administration les souhaits, les remarques, les mises en garde des associations, en tenant compte des différentes sensibilités associatives » 202 . ’

Les organisations Uniopss et Médecins du Monde jouent donc un rôle de premier plan au sein de leur collectif respectif. Elles occupent une place centrale dans le dispositif organisationnel et fonctionnel des deux collectifs dans la mesure où elles exercent un rôle essentiel dans la dynamique de construction des discours unitaires. Car ainsi que l’affirme un des dirigeants, l’une des fonctions de l’Union nationale des associations sanitaires et sociales est de procéder :

‘« au regroupement national de toutes les associations qui travaillent dans le secteur de la santé ou de l’action sociale et …nos objectifs, c’est de rassembler toutes les associations et de les aider à réfléchir ensemble sur les grandes problématiques sociales et sur les politiques sociales des pouvoirs publics. Donc réfléchir ensemble aux problèmes qui se posent aux personnes euh…dont nous nous occupons, c’est-à-dire les malades, les personnes handicapées, les personnes âgées, la petite enfance, les jeunes en difficulté etc... .euh, réfléchir donc à leurs problèmes et essayer de trouver des solutions et d’améliorer les politiques sociales des gouvernements successifs… Ce qui n’empêche pas aux associations, chacune individuellement, de s’exprimer également, mais nous sommes la voie commune des associations et donc c’est dans ce cadre que nous avons animé le réseau « Alerte » de la loi de 1998 » 203 .’

L’Uniopss et Médecins du Monde se positionnent comme des coordonnateurs de l’action des collectifs Alerte et CPE. Toutefois, l’Uniopss semble bénéficier d’une expérience plus affirmée en matière de coordination des groupes de cause. En effet, l’Uniopss exerce cette fonction depuis 1985. Aussi, contrairement à Médecins du Monde la vocation première de l’Uniopssest de rassembler les acteurs des domaines social et sanitaire depuis sa création en 1945 204 . En réalité, l’Uniopss et Médecins du Monde jouent le rôle d’organes qui servent d’aide à la réflexion commune, dans la mesure où ils favorisent la construction de consensus entre groupes de défense de la cause des plus démunis. Et dès que ce consensus est établi sur une problématique donnée de leur champ d’action, l’Uniopss et Médecins du Monde jouent ensuite le rôle de porte-parole vis-à-vis des pouvoirs publics.

Les deux collectifs remplissent un triple objectif : aider et coordonner les propositions et actions des groupes de cause qu’ils rassemblent, favoriser l’élaboration de positions communes, représenter leurs adhérents lors des rencontres et autres réunions avec les pouvoirs publics, et enfin permettre leur adaptation aux évolutions juridiques et techniques 205 . Objectivement, les activités des deux « familles » de groupes de cause sont multiples : préparer et suivre le processus d’élaboration de la loi, nourrir une relation cordiale avec les pouvoirs publics, nouer des contacts avec les entreprises  206 , dresser des bilans des programmes d’actions sociales des pouvoirs publics 207 . Ainsi, elle se réunit pour dresser le bilan d’une campagne de lutte contre l’exclusion 208 , permettre aux organisations d’échanger leur préparation sur la loi et le programme gouvernemental de lutte contre les exclusions 209 , examiner le projet gouvernemental, c’est-à-dire valider et consolider leurs observations 210 , et enfin échanger des points de vue sur le rapport rédigé par une organisation membre, au nom du Conseil Economique et Social 211 .

Concrètement, les collectifs Alerte et CPE nourrissent une réflexion approfondie sur les projets de loi de cohésion sociale et de lutte contre les exclusions, lors de la préparation de ceux-ci, aussi bien dans les cabinets ministériels qu’au Parlement. Ces collectifs participent concrètement, en raison de leur expertise dans le domaine de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion à l’élaboration des deux projets de loi.

Le collectif Alerte semble, toutefois, bénéficier d’une plus grande capacité, par rapport au collectif CPE, à approfondir sa réflexion sur la question de l’exclusion et à l’exprimer en s’appuyant sur un relais national. Car au moment où s’ouvrent les débats sur l’adoption du projet de loi relatif à la lutte contre les exclusions, les membres de la commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale cumulent déjà dix ans de travail collectif contrairement au collectif CPE dont la création remonte à 1995. C’est donc fort de la connaissance et de l’expérience pratique accumulées depuis dix ans que les organisations membres du collectif Alerte  abordent, avec une certaine confiance, le processus de construction de la loi.

La pratique du travail collectif autour de la thématique de la lutte contre les exclusions et la pauvreté depuis une dizaine d’année autorise alors ces derniers à rejeter la présence des syndicats dans leur collectif lors du processus de construction de la loi.

Notes
195.

La Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion se réunit sur convocation du directeur général de l’Uniopss, Mr Hugues Feltesse. Il est de coutume qu’avant chaque réunion, il envoie aux responsables associatifs une lettre dans laquelle il leur indique l’ordre du jour, la date, le lieu l’heure de la réunion et éventuellement les noms et les fonctions des invités. Ces rencontres inter-associatives se tiennent au siège de l’Uniopss et sont en principe présidées par le Président de l’Uniopss. Les réunions de l’inter-associatif sont consacrées aux sujets touchant à diverses domaines : emploi, logement, santé, surendettement, etc.

196.

Entretien n° 11 avec Bruno Grouès, conseiller technique à l’Uniopss.

197.

Certains groupes de défense de la cause des plus démunis ne sont pas membres de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale mais participent pleinement aux travaux du collectif Alerte tel est le cas d’ATD Quart-Monde.

198.

Dominique Argoud, « L’Uniopss : un ministère privé des Affaires sociales ? », Revue française des Affaires sociales n° 3 juillet-septembre 1992, p.101 cité par Eric Cheynis, «  Usages et enjeux associatifs de la construction du champ de l’exclusion », op. cit. p. 30.

199.

Quel que soit la taille, la nature ou les objectifs du groupe de cause, tous sont égaux en termes de droit au sein de ces collectifs

200.

En l’espèce, chaque acteur social représenté par un ou plusieurs membres a droit à la parole. Mieux chaque groupe de cause a droit à une voix, car toutes les organisations de défense de la cause des plus démunis sont considérées comme égales. Chaque proposition ou point inscrit à l’ordre du jour fait l’objet d’un débat entre membres. La discussion est suivie d’un vote. La proposition qui obtient la majorité des voix est retenue et doit ensuite être défendue officiellement par l’Uniopss au nom de la Commission.

201.

Archives Fédération Entraide Protestante. Pendant le processus de construction de la loi relative à la lutte contre les exclusions sociales, le groupe de cause Fédération Entraide Protestante a toujours maintenu sa position à savoir que l’adoption d’une d’orientation contre les exclusions sociales n’est pas nécessaire à la lutte contre les exclusions sociales : lettre que Bernard Rodenstein adresse à Jacques Rigaudiat, conseiller social du premier ministre Lionel Jospin, Paris, 15 avril 1998.

202.

Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt, Montchrestien, Paris, 1998, p. 64.

203.

Entretien n° 11 avec M. Bruno Grouès, conseiller technique à l’Uniopss.

204.

Et plus particulièrement depuis la mise en place de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale en 1985.

205.

Archives de l’Uniopss, « L’actualité de mars-avril 1998 », p. 2-3.

206.

Archives de la Fédération Entraide Protestante, compte rendu de la réunion de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion, le 1er avril 1993.

207.

Archives de la Fédération Entraide Protestante, comptes rendu des réunions de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion, des 4 juin 1987 ; 8 février 1988 et de juin 1991.

208.

Archives de l’Uniopss, compte rendu de la réunion de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss, juin 1991.

209.

Archives de l’Uniopss, compte rendu de la réunion de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss, 18 décembre 1997.

210.

Archives de l’Uniopss, compte rendu de la réunion de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss, 6 mars 1998.

211.

Archives FEP, Compte rendu de la réunion de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss consacré au rapport du Père Joseph Wrésinski Grande pauvreté et précarité économique et sociale, 21 mai 1987.