C/ « L’exclusion », un champ dépourvu de « présence » syndicale

Pourquoi les groupes de cause radicaux n’admettent-ils pas, au sein de « leur » collectif, les syndicats qui « travaillent » souvent avec eux ? Ces groupes de cause radicaux se retrouvent d’ailleurs souvent au côté de certains syndicats tels la CGT ou Sud PTT, lors de manifestations « populaires » de lutte contre le chômage et la précarité.

Aucun des deux collectifs ne compte en son sein des représentants d’organisations syndicales. Si l’absence de syndicat au sein du collectif Alerte ne nous étonne guère, en revanche la non présence de représentants de salariés au sein du collectif CPE peut paraître surprenante. En effet, il existe une alliance « naturelle » et peut-être même idéologique entre l’organisation syndicale SUD PTT 212 et les organisations de défense de la cause des sans-abri, des mal logés et des chômeurs. Cette interrogation est d’autant plus importante que les groupes de cause radicaux n’hésitent pas à s’afficher publiquement avec les organisations syndicales notamment lors des opérations de « réquisition » d’immeubles ou de manifestations « populaires »,

‘« Les syndicats non. Euh ! ! ! Deux raisons : la première est qu’en 1996, les syndicats ne s’occupent absolument pas des gens sans travail. On s’occupe à peu près des gens qui ne travaillent pas ou qui travaillent peu, qui ont des petits boulots... deuxièmement est que l’objectif des syndicats est un autre objectif que celui des associations. L’objectif des syndicats est de défendre les intérêts des salariés qui leur sont affiliés. Or nous, on n’était pas dans cette optique, pas simplement pour défendre les intérêts même des plus précaires c’est parce qu’on dit qu’en défendant les intérêts des précaires, des personnes en situation d’exclusion etc, on défend les intérêts de toute la société et qu’on ne voulait pas de vision partisane, de pouvoir parler avec tout le monde sans être étiqueté proche de tel parti. On est en dehors de ça, donc on n’a fait rentrer ni parti ni syndicat » 213 .

L’absence de syndicat au sein du collectif CPE composé en partie d’organisations radicales est effectivement surprenant, car l’histoire et l’engagement politique et social des organisations radicales de lutte contre l’exclusion telle l’organisation Agir ensemble contre le Chômage ! sont intimement liés à certaines organisations syndicales classées généralement à gauche, telle SUD PTT. Le groupe de cause AC ! est celui qui, par essence, a un lien le plus direct avec le milieu syndical, en particulier la CFDT et SUD PTT, puisqu’à l’origine AC ! a été créé par un réseau de syndicalistes, de militants de groupes de cause et chercheurs qui réfléchissaient et écrivaient sur le chômage et la précarité. Les créateurs de cette organisation atypique proviennent donc de « milieux » différents.

Dès la création du collectif CPE, le groupe de cause Médecins du Monde s’oppose toutefois à la présence d’organisations syndicales au sein de ce collectif. Ce refus se justifie par la volonté pour Médecins du Monde de marquer une frontière entre l’action des groupes de défense de la cause des plus démunis et celle des organisations syndicales. Il n’est pas question de réaliser le mélange des genres. Aux groupes de cause la défense de la cause des plus démunis, et aux syndicats la défense des intérêts des travailleurs. L’organisation Médecins du monde affirme « l’intangibilité » des frontières qui existent entre « le monde des travailleurs » et les organisations qui représentent et défendent la cause des plus démunis. La ligne de démarcation entre organisations de solidarité et syndicats se fonde donc sur la nature et les objectifs qu’ils poursuivent :

‘« On s’est dit bon d’accord, les syndicats, ils parlent, ils parlent, ils sont la voix d’un certain nombre de gens mais il manque tous ceux qui n’ont aucune voix, pour l’instant, donc il faut leur donner de la voix. Et puisque les syndicats ne l’ont pas et c’est vrai que c’est pas dans leur… c’est même pas dans leur mandat, au départ, c’est pas dans le mandat d’un syndicat que de défendre les sans logis, c’est pas le mandat d’un syndicat que de défendre les usagers de drogues, c’est pas le mandat d’un syndicat que de défendre les chômeurs, ça commence à le devenir parce qu’ils se rendent compte qu’il y a quelque chose, mais… c’est le syndicat des travailleurs, pas des chômeurs, hein et euh, c’était résolument fermé aux syndicats et aux partis et ça parce qu’on voulait pas mélanger les genres, c’est-à-dire qu’on voulait pas mélanger des intérêts politiques ou des intérêts catégoriels avec la voix des intérêts de tous les ‘’Sans’’ »  214

La décision par laquelle le groupe de cause Médecins du Monde refuse d’admettre des syndicats ne pouvait être sérieusement remise en cause par d’autres groupes, notamment par les groupes radicaux puisque c'est Médecins du Monde qui tenait ce regroupement sous « sa coupe ». Il contribue pour l'essentiel à l'existence du collectif, notamment du fait de sa contribution humaine, matérielle, administrative et financière. C'est donc Médecins du Monde qui, en raison de son « poids », a réussi à écarter les organisations syndicales du collectif CPE. Le refus de voir les syndicats adhérer au deuxième collectif n’empêche pas pour autant les organisations radicales de défense de la cause « des plus démunis » de continuer à mener des actions sociales collectives avec leurs alliés syndicaux classiques réputés de gauche.

L’absence de syndicats au sein du collectif CPE fait suite à la décision de Médecins du monde de ne pas voir les organisations syndicales faire partie du deuxième collectif, ainsi que le confirme Jean Baptiste Eyraud de Droit Au Logement, « Médecins du Monde ne voulait pas travailler avec les syndicats. C’était les conditions que le groupe de cause Médecins du Monde avait posé au départ [c’est-à-dire lors de la mise en place du collectif]. Son objectif était de faire alliance avec nous [les groupes de cause radicaux ] sans que les syndicats soient associés » 215 . Pour le groupe de cause Médecins du Monde, la présence des syndicats en ce « lieu » aurait eu une connotation politique. Les responsables de groupes radicaux ne contestent pas cette décision. Ils se soumettent au refus de l’organisation Médecins du Monde. Ils se confrontent à un choix implacable : soit, ils continuent à siéger au sein dudit collectif, auquel cas ils acceptent la non présence d’organisations syndicales, soit, ils refusent cette décision et démissionnent de ce collectif. Ils ne contestent pas publiquement cette position et préfèrent retrouver leurs partenaires « naturels « en dehors du cadre du collectif CPE 216 .

En fait, les groupesradicaux sont engagés politiquement même si certains comme Jean Claude Amara s’en défendent de Droits devant ! 217 .Les groupes de cause tels le Mouvement national des chômeurs et précaires  et l’Association pour l’emploi, l’information et la Solidarité des chômeurs et précaires  sont parfois cités comme des exemples de groupes de cause qui « cultivent » une proximité avec certains partis politiques par exemple. Ils sont considérés respectivement comme proches des partis des Verts et des communistes 218 . Certains journalistes prétendent ainsi que Agir ensemble contre le chômage, Droit Au Logement et Droits Devant comprennent de nombreux militants trotskistes 219 .

La proximité « idéologique » qui est présumée exister entre certains partis politiques de gauche et les groupes radicaux de défense de la cause des plus démunis mérite quant même d’être nuancée. En effet, il n’y a officiellement aucune relation entre différents groupes radicaux et les formations partisanes, malgré le fait que certains militants de partis politiques tels les fondateurs de l’Apeis, Richard Dethyre et Zediri Malika affichent expressément leurs qualités de militants du Parti Communiste. En dehors de ces quelques exemples, il semble difficile d’établir formellement l’existence d’un lien direct entre les leaders de groupes de cause et les partis politiques. Au-delà de ces exemples manifestes, d’autres semblent plutôt relever de la sympathie que certains responsables de groupes de cause éprouveraient pour certains partis politiques :

‘« Il y a dans AC ! des gens qui participent à des organisations politiques, ce qui est possible. Je pense que c’est une minorité. On peut être membre d’une association de lutte contre le chômage et l’exclusion et être membre d’une organisation politique. Par ailleurs, il n’y a pas d’uniformité à mon avis. A ma connaissance, y a des gens qui sont dans des organisations politiques classées à gauche ou extrême gauche type LCR, Verts, Fédération anarchiste, alternatif… AC ! se veut être un lieu où se rencontre des chômeurs, des précaires, des salariés, des petits retraités pour s’organiser, défendre leurs revendications. Mais, ça n’empêche pas de participer à des organisations politiques … « 220 . ’

Si les responsables des groupes radicaux sont méfiants quant à l’existence d’un lien direct entre leur organisation de solidarité, expression de leur engagement social et les formations politiques, ils admettent néanmoins que leurs organisations entretiennent des rapports particulièrement étroits avec les organisations syndicales. Cette proximité est incontestable si nous nous référons à la présence toujours massive des membres de syndicats lors des manifestations organisées par les groupes radicaux. Les propos tenus par un syndicaliste de la CFDT, sympathisant actif de Droit au logement conforte l’idée de la proximité relationnelle et idéologique entre les groupes radicaux et certains syndicats. En effet, il se définit comme un « syndicassociatif » 221 parce qu’il ne voit que continuité et cohérence entre les activités des organisations de solidarité et les syndicats. Ainsi, le soutien que certains syndicats apportent aux organisations radicales de lutte contre les exclusions peut aussi trouver une explication et une justification dans le sentiment qui anime les deux catégories de groupes de cause de mener un même combat : faire face aux situations d’urgence de l’exclusion. Ce sentiment de rapprochement est d’autant plus vraisemblable que les deux groupes de cause et les syndicats défendent les mêmes positions et partagent une même vision de l’exclusion :

‘« Sur la question du logement comme sur d’autres qui touchent la précarité et la misère, il n’y a pas incompatibilité mais bien nécessité de faire converger l’action entre salariés et ceux qu’on appelle les exclus. C’est pour moi une évidence. Nous sommes alors dans une logique interprofessionnelle … élargie ! » 222 .’

Le refus de Médecins du Monde de voir les syndicats adhérer au collectif CPE est ainsi révélateur de la distance que les grandes organisations caritatives manifestent à l’égard des organisations syndicales, lors de la construction de la loi contre les exclusions, puisque les syndicats ne sont pas non plus admis au sein du collectif Alerte. En prenant une telle position, les groupes de cause marquent leur « territoire ». Ils affirment leur volonté d’accéder au statut d’interlocuteurs des pouvoirs publics en matière de lutte contre les exclusions.

Notes
212.

Le syndicat SUD PTT affirme entretenir de relations privilégiées avec les organisations de lutte contre le chômage puisqu’il se définit comme une organisation syndicale qui soutient et travaille avec les groupes de défense des droits des chômeurs. Car, il affirme, sur son site internet que « Les quatre organisations nationales - AC !, MNCP, APEIS et CGT-Chômeurs - sont devenues des acteurs incontournables des mouvements de chômeurs depuis 1997 ».Depuis sa création, SUD-PTT s’est impliqué dans de nombreuses actions interprofessionnelles : lutte contre le chômage et la précarité, les Marches européennes, la lutte des sans-papiers, la défense des droits des femmes... Source : http://www.sudptt.fr/article.

213.

Entretien n° 4 avec Nathalie Simonnot, coordinatrice du collectif Contre la précarisation et l’exclusion, au siège de Médecins du Monde.

214.

Entretien avec un responsable anonyme du groupe de cause Médecins du Monde, le 31 mai 2000, Eric Cheynis, « Usages et enjeux associatifs de la construction du champ de l’exclusion », op. cit., p. 111-112.

215.

Entretien n° 21 avec Jean Baptiste Eyraud.

216.

Ainsi par exemple, en prélude aux débats parlementaires du projet de loi contre les exclusions sociales, les groupes de défense de la cause des chômeurs, des sans-papiers, des immigrés et des détenus avaient manifesté leur hostilité aux objectifs de ce texte de loi. Pour ces derniers, « le projet de loi de lutte contre les exclusions sociales ne satisfait pas les objectifs qui sont de garantir les droits économiques, sociaux, politiques et culturels à des millions de personnes ». Source : Darriulat, « Les déçus de la loi vont manifester début mai », Le Parisien, 24 avril 1998.

217.

Entretien n° 20 avec Jean Claude Amara, co-fondateur du groupe de cause Droits devant !, « Vous savez, pour nous toutes les luttes sociales sont purement politiques. Il n’y a pas de lutte sans politique au sens noble du terme. C’est pourquoi d’ailleurs, les politiques prennent souvent des exemples sur nos revendications pour étayer leurs propres programmes de partis et d’appareil politique (…). Droits devant ! n’admettra jamais d’appartenir à un parti politique quelconque. Nous sommes autonome. C’est DD qui avait lancé en 1997 l’appel à l’autonomie sociale pour justement faire en sorte que les associations comme la nôtre ne soient pas instrumentalisées. Nous faisons à Droits devant ! une distinction entre un mouvement politique qui est un fait réel que nous assumons et que nous revendiquons et un fait politicien que nous n’acceptons pas ».

218.

Le Nouvel Economiste, n° 1095, 16/01/1998, p. 33.

219.

Ibid, p. 33.

220.

Entretien n° 10 avec Eric Ducoing, membre du groupe de cause d’Agir ensemble contre le chômage.

221.

Archives de Droit Au Logement : « Tous ensemble » de Décembre 96 et janvier 1997, p. 11.

222.

Ibid. p. 11.