Section II : « Le travail d’affirmation » 223 des collectifs Alerte et CPE, ou la légitimation de la cause « des plus démunis »

La politique de lutte contre les exclusions pose la question de la place des plus démunis dans la société 224 . La définition d’une telle politique suppose d’abord de s’accorder sur la perception que les décideurs étatiques et les groupes de défense de la cause des plus démunis se font de la notion d’exclusion. Quelles images les groupes de cause des collectifs  Alerte  et CPE et les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin se font-ils de l’exclusion ? Partagent-ils la ou les mêmes représentations de cette problématique sociale ? Ces interrogations soulèvent de manière sous-jacente la problématique de l’étendue et des limites de l’exclusion. Où commence et où s’arrête l’exclusion pour les collectifs Alerte  et CPE, ainsi que pourles décideurs politiques ?

Dans l’hypothèse d’un conflit ou d’une confrontation de représentations, puisque chaque groupe de cause tente de légitimer et de défendre « sa » propre perception de la question de l’exclusion, lequel des groupes de cause ou des deux collectifs finit-il par faire admettre ses représentations aux autres acteurs du champ « exclusion sociale » et éventuellement aux pouvoirs publics ?

Les décideurs politiques et les groupes de cause qui ont réussi à « politiser « la thématique de l’exclusion construisent et établissent ensemble une représentation commune de cette notion. L’harmonisation des visions de l’exclusion est d’autant plus nécessaire que Serges Paugam affirme que « l’exclusion est désormais le paradigme à partir duquel la société prend conscience d’elle-même et de ses dysfonctionnements, et recherche, parfois dans l’urgence et la confusion, des solutions aux maux qui la tenaillent » 225 . L’identification de l’image de l’exclusion a pour but de permettre aux différents groupes de cause, aux collectifs Alerte et Contre la précarisation et les exclusions et aux responsables politiques de définir et se reconnaître dans la représentation qu’ils se feraient de l’objet « exclusion ». C’est une démarche qui consiste à saisir et à comprendre l’exclusion afin de mieux analyser ce phénomène social.

Pour Yves Mény et Jean-Claude Thoenig, la « politique publique se présente sous la forme d’un programme d’action gouvernementale dans un secteur de la société ou un espace géographique » 226 . Cette définition qui prend en compte deux facteurs essentiels « l’autorité publique » et donc l’action coercitive et le « cadre sectoriel », est utilement complétée par la définition qu’énonce Pierre Muller. Pour ce dernier, les politiques publiques constituent « des espaces au sein desquels les différents acteurs concernés vont construire et exprimer un « rapport au monde » qui renvoie à la manière dont ils conçoivent le réel, leur place dans le monde et ce que le monde devrait être » 227 . Il en résulte que la détermination du référentiel de l’exclusion est, dans ce cadre, dévolue aux médiateurs sociaux, c’est-à-dire ici aux groupes de défense de la cause des plus démunis.

Le choix du terme « exclusion » 228 répond en définitive à la volonté des responsables des groupes de défense de la cause des plus démunis et des décideurs politiques de définir une représentation commune et homogène de « l’exclusion », puisque cette notion se caractérise par une variété de situations et de trajectoires sociales, de détresse, de misère, de précarisation et de pauvreté.

Ainsi, « l’exclusion » en tant qu’élément constitutif d’une politique publique, se conçoit autour d’un ensemble d’images que Jobert et Muller qualifient de « référentiels ». Les groupes de défense de la cause des plus démunis ont en tant que médiateurs sociaux pour missions de définir  la représentation de l’exclusion. Celle-ci doit, en principe, correspondre aussi à la représentation que les pouvoirs publics ont définie. Car, ainsi que l’affirme Jacques Lagroye :

‘« une politique publique résulte de l’interaction de plusieurs acteurs ( groupes, organisations, associations, appareil politique et administratif ) qui tentent d’obtenir un maximum de bénéfices de leur intervention ; à cet effet, ils mobilisent les ressources dont ils peuvent disposer dans cette situation particulière, et mettent en œuvre des stratégies accordées à leur position dans le jeu ; les règles de l’interaction et les croyances qui y sont attachés résultent de contraintes pesant sur l’ensemble des acteurs ou sont définies par l’interaction elle-même, règles et croyances qui forment le référentiel de la politique élaborée » 229 . ’

En fait, tout référentiel suppose l’accomplissement de quatre conditions : les valeurs qui le sous-tendent, les normes dont il a besoin pour s’accomplir, les algorithmes qui justifient son existence et enfin les images qui l’expriment.

Les organisations qui luttent contre les exclusions jouent ainsi un rôle essentiel dans le processus de construction de cette loi. La contribution de celles-ci se décline en une double mission : une d’ordre « intellectuel » et l’autre liée au pouvoir. Dans la phase « intellectuelle » du projet, les médiateurs conceptualisent l’objet social en question, c’est-à-dire qu’ils donnent une « vision », une représentation au problème. Ils énoncent « la perception » qu’ils se font de ce problème. Les groupes de cause ne limitent pas leurs actions à l’articulation du processus de production des images cognitives, ils structurent également le référentiel de la question sociale, élément fondamental de la politique publique. La dynamique que les organisations de défense de la cause des plus démunis et les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin cherchent à créer, peut-elle toutefois se définir comme une politique publique 230  au regard de ce qu’on appelle un secteur ?

Cette question nous amène à rechercher si l’action publique menée par les autorités gouvernementales et Parlementaires en faveur des plus démunis peut être définie comme une politique sectorielle en considération du modèle d’analyse des politiques publiques néo-corporatiste qui semble correspondre à notre analyse. Cette interrogation conduit à analyser la lutte contre les exclusions en tant que politiques publiques à partir de deux éléments constitutifs d’une politique sectorielle. En effet, selon Pierre Müller et Bruno Jobert, « une représentation ou référentiel d’une politique sectorielle, qui est l’acte constitutif de toute politique ; et des acteurs qui vont se charger d’élaborer l’image du système à réguler » 231 .

Cette section s’articulera donc autour de la question de savoir si les groupes de cause et les pouvoirs publics ont la même représentation ou le même référentiel de l’exclusion. Ce questionnement évoque de manière sous-jacente la question de l’influence que les groupes de défense de la cause ont pu apporter au cours du processus d’édification de la représentation de l’exclusion. Cette interrogation renvoie à une question essentielle : la construction du référentiel d’exclusion par les groupes de défense de la cause des plus démunis correspond-elle au contenu de la loi telle qu’elle a été définie et retenue en définitive par le gouvernement de Lionel Jospin et les Parlementaires ?

Le champ « exclusion » est particulièrement « riche » en domaines, ce qui implique l’existence d’une grande variété d’objets et de publics (I). L’hétérogénéité des domaines qui composent et caractérisent le champ « exclusion » n’a cependant pas empêché la construction d’une représentation consensuelle de la cause « exclusion » et de la légitimité de celle-ci (II). L’édification de l’image consensuelle des exclusions sociales conduit à s’interroger sur l’action d’ATD Quart-Monde et des collectifs Alerte et CPE dans ce processus de qualification de l’exclusion (III).

Notes
223.

Michel Offerlé, « Sociologie des groupes d’intérêt », op. cit. p. 66.

224.

« (…) le problème qui est posé [en matière de politique de lutte contre l’exclusion] concerne la définition sociale du « pauvre », et l’émergence de la notion d’exclusion est certainement le signe d’un changement du statut des pauvres dans la société », Pierre Muller, « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au Monde », in La construction du sens dans les politiques publiques  : débat autour de la notion de référentiel, sous la direction d’Alain Faure, de Gilles Pollet et de Philippe Warin, Paris, L’Harmattan 1995, p. 157. 

225.

Serges Paugam (dir.), L’exclusion : l’état de savoir, « La constitution d’un paradigme », Paris, La Découverte, 1996, p. 7.

226.

Yves Mény et Jean-Claude Thoenig, Politiques publiques, Paris, PUF, Coll. « Thémis », 1989, p. 130.

227.

Pierre Muller, « L'analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l'action publique », Revue française de science politique, Volume 50, Numéro 2, 2000, p. 195.

228.

Le terme « exclusion sociale » apparaît comme un « concept valise ». [L’exclusion, définir pour en finir  sous la direction de Saül Karsz, Paris, Dunod, 2004]. Ce terme n’est synonyme ni de pauvreté et encore moins de précarité. Il est plutôt le stade ultime de ces différentes phases. Le processus d’exclusion concentre les effets extrêmes de la précarité ou de la pauvreté notamment quand celle-ci « affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible », [ Joseph Wrésinski, Grande pauvreté et précarité économique et social, rapport au Conseil économique et social, 1987]. Elle se caractérise par la conjonction de trois facteurs : le cumul de plusieurs situations objectives de privation, de rapport social symbolique « négatif » et de rupture des liens sociaux traditionnels qui « désinsère » et opère un déclassement social [Gilbert Clavel, La société d’exclusion, L’Harmattan, 1998, p. 198-213. ]

229.

Jacques Lagroye, Sociologie politique, Paris, Dalloz/ Presse de Sciences Po, Paris, 1997, p. 453.

230.

Selon Jacques Lagroye, on parle de politique publique lorsque « les actions entreprises s’enchaînent les unes aux autres, qu’elles présentent une orientation normative, et que l’autorité publique soit tenue pour responsables des décisions prises en s’engageant à les faire respecter ; la politique publique acquiert ainsi une légitimité ». Jacques Lagroye, Sociologie politique, op. cit., p. 454.

231.

Pierre Muller et Bruno Jobert, L’Etat en action, op. cit.,p. 51.