A/ La pluralité des domaines, reflet de la diversité des publics « d’exclus » 

Nous avons recensé plusieurs termes 233 que les groupes de cause relèvent ou utilisent régulièrement pour identifier et désigner les « exclus » : les « sans emploi » 234 , les « sans abris » ou « sans logis » 235 , les « Sans » 236 , les « Sans-droits » 237 et les « chômeurs » 238 . Il faut remonter à la forte mobilisation des chômeurs du milieu des années 1990 pour constater que ce sont les organisations de défense de la cause des chômeurs qui en font usage les premiers :

‘« Le terme des « Sans » est apparu dans la crise 1994-1995. Il s’agit, au départ, de chômeurs qui ont perdu leur travail et qui ne sont plus indemnisés et des chômeurs qui voudraient accéder à l’emploi, mais qui n’ont pas d’offre d’emploi : ce sont les sans emploi. En fait, le mot « Sans » est un terme générique qui définit tous ceux qui sont privés d’accès à un droit : sans papier, sans emploi y compris pour les étudiants qui n’avaient plus de place dans les universités » 239 . ’

Les représentations des groupes de cause s’inscrivent dans la dynamique des représentations définies par René Lenoir. Pour celui-ci, les « exclus » sont  « les personnes âgées, les handicapés et les inadaptés sociaux, groupe hétérogène où l’on trouve des jeunes en difficulté, des parents seuls capables de subvenir aux besoins familiaux, des isolés, des suicidaires, des drogués, des alcooliques » 240 . Tous ces termes tentent d’expliciter la notion d’exclusion en usant d’images plus expressives et certainement plus concrètes. L’usage de ces mots répond à un objectif : dénoncer des situations, des trajectoires sociales typiques qui plongent certains individus dans la détresse et « l’associabilité ». Ces termes révèlent des images réelles puisqu’ils traduisent l’état de désarroi dans lequel se retrouvent les individus exclus.

La mise en exergue de toutes ces représentations sociales montre bien que la soixantaine d’organisations sociales qui participe à la construction de la loi contre les exclusions ne s’adresse pas à un même public et n’intervient pas non plus dans un même domaine, car elles s’adressent à des publics différents : salariés précaires, chômeurs 241 , retraités qui vivent dans la précarité, jeunes, personnes qui n’ont pas accès aux soins de santé, Rmistes, personnes alcooliques, jeunes, adultes handicapés ou non, sans domiciles fixes, familles pauvres, familles mal-logées, des sans-logis, personnes vivant seules sans-logis ou sans logement, en somme des « Sans » 242 , etc. Tous ces publics cumulent plusieurs types ou formes d’» insécurité » 243 .

Cette pluralité de dénomination témoigne d’une « vérité » : la soixantaine d’organisations de défense de la cause des plus démunis n’a pas la même « lecture » de l’exclusion, et encore moins la même représentation. En effet, les publics que ces groupes de cause ciblent ne sont pas homogènes. En réalité, il n’existe pas un peuple « d’exclus », mais plutôt des peuples « d’exclus ». En d’autres termes, les « exclus » ne constituent pas un groupe d’individus qui présentent les mêmes caractéristiques, tant leurs trajectoires sont divergents et généralement même atypiques.

Les tableaux que nous avons dressés montrent bien l’éclatement du champ « exclusion », car les objectifs que poursuivent les groupes de causes et les publics « d’exclus » qu’ils visent ne sont pas toujours les mêmes 244 .

Groupes de cause « Généraliste » Publics Actions sociales
ATD Quart-monde Les personnes en situation de pauvreté d es actions pour l'accès au savoir  ; a ccès à la parole - croisement du savoir  ; p our la promotion familiale et enfin accès aux droits
Fnars Sans logis : mal logés et chômeurs accueil ; hébergement ; insertion professionnelle et sociale ; accès au logement et à l'emploi, ...
Secours catholique sans abris ; migrants ; détenus indigents ; demandeurs d’emploi ; familles en situation de précarité ; enfants et jeunes en difficulté ; gens du voyage lutte contre toutes les formes de pauvreté et d'exclusion et cherche à promouvoir la justice sociale
Secours populaire attentif aux problèmes d'exclusion de l'enfance et des familles défavorisées solidarité d'urgence basée sur l'alimentaire, le vestimentaire.,… ; sur le long terme, par l'insertion professionnelle, l'accès à la culture, le sport, les loisirs, la santé, les vacances, les droits.
Armée du salut
enfance et adolescence, femme ; famille ; personnes âgées ; soins ; prisonniers et personnes disparues prévention, aide à la réinsertion,secours d'urgence
Droits devant chômeurs et « minimexés » lutte pour les droits à la citoyenneté ; au logement ; à l’emploi ; à la santé ; au revenu ; au statut social ; à la liberté d’expression ; à la justice et à l’égalité ; aux loisirs, aux vacances ; à la création ; au savoir, à l’éducation, à la formation ; à l’environnement et à la liberté de circuler
Médecins du Monde les victimes de catastrophes naturelles, de famines, de maladies (endémies ou épidémies, notamment le sida), victimes de conflits
armés, de violences politiques, réfugiés, déplacés, peuples minoritaires, enfants des rues, usagers
de drogues et tous les exclus des soins.
Médecins du Monde témoigne des entraves à l’accès aux soins, des atteintes aux droits de l’homme et à la dignité. Il engage le dialogue avec les politiques pour améliorer la situation des populations civiles et se bat contre l’injustice sous toutes ses formes.
Droit Au Logement familles mal-logées ou sans logis ce groupe de cause défend en les personnes mal-logées ou sans-logis, notamment en s'opposant à l'exécution des jugements d'expulsion des occupants des squatts.
Setton sans domicile fixe il distribue des sacs de couchage aux plus démunis qui souffrent du froid par l'intermédiaire de nombreuses organisations caritatives
Fondation Abbé Pierre les plus démunis accueillir et héberger les plus démunis ;orienter les mal-logés et agir sur le terrain
Coorace chômeurs, Rmistes le COORACE défend l’accès à l’emploi pour tous. Il participe, avec ses adhérents, au développement de l’emploi sur les territoires, à l’insertion de personnes restées à l’écart du marché du travail, à la création d’activités nouvelles dans des filières professionnelles diversifiées.
MNCP chômeurs, salariés précaires la défense du service public et de leurs usagers ; le respect des aspirations des chômeurs et de leurs projets professionnels ; le respect et l'amélioration des droits des demandeurs d'emploi

Le tableau ci-dessus montre que les personnes qui vivent « en dehors » ou « en marge » de la « société » n’ont pas grand-chose en commun, si ce n’est le qualificatif qui les désigne : « les exclus ». Notons, par exemple, l’existence de plusieurs types de publics dans les domaines « chômage » : les jeunes chômeurs 245 , les chômeurs de longue durée. Il en est de même du domaine « logement » qui comporte des publics différents : les familles mal logées, les célibataires mal logés ou les célibataires sans-logis 246 , etc. On peut se permettre d’affirmer que le champ de l’» exclusion « est éclaté en plusieurs domaines : chômage, logement, santé, surendettement, famille, loisirs, etc. Ces différents « cas sociaux » ne partagent ni les mêmes préoccupations, ni les mêmes formes de précarité sociale. La diversité des types de publics d’exclus rend compte à la fois du caractère « pluriel » et de la difficulté qu’il y a à définir ou à délimiter concrètement les frontières de la notion « exclusion  «. Face à l’hétérogénéité des situations de détresse et de « cas sociaux », le terme « exclusion « apparaît comme un terme « rassembleur ». Avec ce terme générique, les décideurs politiques et les leaders de groupes de cause cherchent à unir et à incarner sous un seul vocable une pluralité de situations et de trajectoires sociales 247 . En somme, le terme « exclusion sociale » apparaît comme « un lieu commun, un concept à la mode, un terme fourre-tout » 248 .

L’usage du terme « exclusion » sert donc à désigner plusieurs situations sociales (pauvreté, précarité, misère etc.). Le triomphe de ce terme semble coïncider avec l’émergence dans l’espace public de groupes politisés 249 de défense de la cause des chômeurs, des mal logés et des sans logis. Ces organisations de lutte contre les exclusions se caractérisent par un « déploiement » vers des domaines bien spécifiques de « l’exclusion » : emploi, santé et logement en particulier.

Notes
233.

Denis Bouget et Henry Nogues, « Evaluation des politiques de lutte contre les exclusions sociales »,Revues Française des Affaires sociales, n° 2 avril-juin 1994, p. 71. Les deux auteurs révèlent que le terme « exclusion sociale » peut faire appel à une vingtaine de synonymes : Précarité, Vulnérabilité, Marginalisation, Pauvreté unidimensionnelle, Pauvreté, Multidimensionnelle, Misère, Indigence, Inégalité sociale, Rejet social, Différences sociales, Discrimination sociale, Ségrégation sociale, Relégation, Disqualification, Désaffiliation, « Déprivation », Handicap social, Inadaptation, Désavantage, Apartheid informel, Stigmatisation.

234.

Le Monde, « Des divergences apparaissent entre la CGT et les mouvements de chômeurs », 10 mars 1998, p. 7.

235.

InfosCE, « Droit Au logement, Le syndicat des mal logés et des Sans-abri », 4 septembre-octobre 1997 p. 4.

236.

Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, « Les Sans », Revue Cités Philosophie, Politique et Histoire, 1/2000, PUF, p. 213 à 217.

237.

Cathérine Lévy, « Des exclus aux « sans », La Revue, p. 79-82.

238.

Changer d’ère, mensuel de l’Association pour l’Emploi, l’Information et la Solidarité des Chômeurs et des Précaires (Apeis), n° 17 septembre 1997.

239.

Entretien n° 19 avec Annie Pourre.

240.

René Lenoir, Les exclus. Un français sur dix, Paris, Seuil, 1974.

241.

L’assimilation du chômeur en tant qu’» exclu » est sérieusement remise en cause par Jacques Rigaudiat. Pour celui-ci « les chômeurs sont des gens qui sont sans emploi. Etre exclu, c’est une situation différente. Beaucoup d’exclus sont des gens qui n’ont pas d’emploi depuis très longtemps. Ce sont des gens qui sont en difficulté de formation, de santé. Ce sont les gens d’Emmaüs, du Secours populaire, d’ATD Quart-Monde. Ce sont ne sont pas les mêmes types de population que les demandeurs d’emploi ou plus exactement, c’est une sous partie bien particulière de la population des demandeurs d’emploi ». Entretien n° 12 avec Jacques Rigaudiat.

242.

« Ce concept de Sans a été lancé en 1995 lors de l’occupation de la rue du Dragon, le 20 décembre 1995, lorsqu’on avait habité le centre Beaubourg, le centre Pompidou pendant plus d’une semaine. Nous avons lancé l’appel des sans qui contenait 121 points de revendications autour de ceux et celles qui sont en marge de la sécurité, du monde sociale, etc ». Entretien n° 20 avec Jean Claude Amara.

243.

Dans son rapport relatif à l’évaluation des politiques publiques, le fondateur d’ATD Quart-Monde, le père Joseph Wrésinski définit la précarité comme : « l’absence d’une ou plusieurs sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elles conduit à la grande pauvreté, quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible ». Source : Rapport de Joseph Wrésinski, « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », année 1987, n°6, Paris, Journal Officiel, 28 février 1987, p. 6.

244.

Nous avons sélectionné quelques groupes de cause sur la soixantaine pour simplement montrer pourquoi nous nous permettons d’affirmer que le champ « exclusion sociale » est composé de publics hétérogènes.

245.

Les situations peuvent être différentes d’un public de jeune à un autre. Il existe d’abord ceux qui sont sortis du système éducatif avant d’avoir obtenu une formation professionnelle, ceux qui sont au chômage, ceux qui n’ont pas accès aux soins de santé et enfin ceux qui n’ont pas de logement ou de logis.

246.

Nous pouvons identifier deux sous-catégories de familles : les familles nombreuses et les familles monoparentales. Nonobstant leur composition, elles peuvent être confrontées aux mêmes difficultés : manque ou insuffisance de ressources, pas de logement ou mal logées, pas d’accès au système de soins, etc.

247.

L’émergence et le triomphe « lexical » de la notion d’exclusion apparaissent comme une démarche d’homogénéisation de tous les états de dégradation socio-économique considérés socialement comme « anormal ». Ainsi, « l’exclusion « peut être qualifiée de catégorie cognitive puisque c’est un terme qui a vocation à désigner sous un unique vocable plusieurs types d’handicaps « sociaux ». Source :

248.

Revue Lien social et politique, « Y a-t-il des exclus ? L’exclusion en débat », n° 34, éditions Ensp, Rennes, 1996, cité par Gilbert Clavel, La société d’exclusion. Comprendre pour en sortir, Paris, L’Harmattan, Logiques sociales, 1998, p. 11.

249.

Le Nouvel Observateur, 16 octobre 1998, n° 1095. Article d’Andrée Mazzolini.