B/ Spécificité des groupes de cause : a chaque organisation, son public « d’exclus »

Les organisations de défense de la cause des plus démunis abordent la problématique de « l’exclusion » en fonction de leurs objectifs, de leur philosophie d’action et de leur idéologie. Chaque groupe de défense de la cause des plus démunis se réfère à une cause qui est à l’origine de sa création et à un objet qui justifie sa présence dans le champ social. La diversité d’identité qui caractérise les groupes qui luttent contre les exclusions justifie, à notre avis, la pluralité d’approches que recouvre la notion d’exclusion puisque chaque organisation de défense de la cause des plus démunis revendique son histoire, son domaine d’investigation, son public d’exclus et par conséquent sa propre représentation ou vision du phénomène d’exclusion. Nonobstant leurs « caractéristiques » particulières, les organisations de lutte contre les exclusions se retrouvent au sein des collectifs Alerte et CPE. Elles y oeuvrent ensemble pour la défense d’une même cause : celle des plus démunis.

‘« C’est clair que la Commission de l’Uniopss a été le cadre de concertation de d’action commune. Elle pris une stature plus importante après 1994. Les associations membres étaient prêtes à communiquer ensemble, à travailler ensemble en dehors de la Commission de l’Uniopss et donc au sein du collectif Alerte. Quand il a fallu élaborer un travail ayant un effet sur le plan législatif, cela a été fait. On avait un travail d’échanges sur la façon dont chacun présentait les choses. Et, à chaque fois on donnait une conférence de presse. On en avait une à peu près tous les deux mois. On travaillait tous ensemble sur le contenu des messages » 250 .’

Certes, la lutte contre les exclusions constitue un objectif global, mais au-delà de cet objectif commun se cache une hétérogénéité de pratiques, de domaines et d’actions. A chaque « exclu » correspond son type d’exclu. Concrètement, l’objectif poursuivi par les organisations de défense des sans-logis, des mal logés, des chômeurs ou des personnes qui n’ont pas accès aux soins est respectivement de trouver ou de faire retrouver un logement à leurs publics afin que ceux-ci accèdent à un meilleur logement, à l’emploi et bénéficient des soins de santé. La mobilisation de la soixantaine d’organisations sociales ne doit toutefois pas cacher une situation bien réelle : ces organisations n’agissent pas dans les mêmes domaines de l’exclusion. Elles ne s’adressent, par conséquent, pas aux mêmes publics.

Chaque organisation de défense de la cause des plus démunis aborde la problématique de l’exclusion en fonction de sa philosophie d’action et de son idéologie. Autrement dit, chaque organisation de cause garde sa propre identité, sa manière de concevoir et de « vivre » la pauvreté et l’exclusion. Elle recourt chacune à son propre termes pour désigner et exprimer « son » exclusion. La diversité d’approches de ces différents groupes de cause est d’autant plus réelle que chaque groupe de cause a son histoire, son mode d’organisation, ses présupposés idéologiques et revendique sa propre représentation ou sa vision du phénomène d’exclusion.

De manière générale, la philosophie d’action des différentes organisations de défense des plus démunis semble être fonction de deux facteurs principaux : les contextes socio-économiques et politiques qui prévalent au moment de la création de ces organisations sociales et l’ambition que nourrit leur fondateur 251 . C’est la conjonction de ces deux facteurs qui, à notre avis, concourt à déterminer « l’identité » de chaque organisation au sein du champ « exclusion ». Ainsi donc chaque organisation de défense de la cause des plus démunis s’adresse au public qu’elle connaît et revendique une connaissance spécifique et fonction du ou des publics « d’exclus » concernés.

Par exemple, le groupe de cause ATD Quart-Monde s’adresse à un public de pauvres et de personnes « d’exclues » culturellement, ou à des populations désocialisées 252 , alors que les Petits frères des pauvres « accompagnent les personnes de plus de 50 ans en situation d’exclusion donc pauvres, qu’ils soient domiciliés ou sans domicile. Le but est d’offrir à ces derniers d’une part une amitié, un accompagnement mais aussi une aide à la réinsertion pour ceux qui sont complètement à la rue en leur permettant de retrouver les droits auxquels ils peuvent prétendre » 253 . Quant à Droit à l’Initiative Economique 254 , par exemple, celui-ci est portée vers un public de chômeurs qui souhaitent se réinsérer par l’économique. ADIE est « une association qui aide des personnes exclues du marché du travail et du système bancaire classique à créer leur entreprise et leur propre emploi grâce au microcrédit ».Il en est de même de la Coorace qui agit aussi dans le domaine de l’emploi mais avec une particularité par rapport à ADIE Puisqu’elle « cible les personnes [ uniquement ] qui sont en difficulté particulière pour retourner à l’emploi du fait de leurs problèmes personnels, de la structuration du marché de l’emploi et des difficultés économiques » 255 .

Pour ce qui est deDroit Au Logement, l’action de ce groupe de cause est orientée essentiellement vers le relogement de familles en situation d’exclusion à cause du « mal logement » 256 . Mais, au-delà de l’aspect « reconquête » de logement, l’activité de Droit Au Logement se décline aussi en termes d’investissement dans l’amélioration de la législation sur l’accès au logement, par la dénonciation de la crise du logement en vue d’une meilleure prise en compte de l’exclusion par le logement dans les politiques publiques et par des actions qui consistent à attirer l’attention ou d’alerter l’opinion publique sur la situation inadmissible des mal logés et les sans abris. Ces différentes fonctions figurent parmi les objectifs du Droit Au Logement puisque ce groupe de cause s’est fixé pour buts :

‘« d’unir et d’organiser les familles et les individus, mal-logés ou concernés par le problème du logement, pour la défense du droit à un logement décent pour tous ; d’exiger l’arrêt des expulsions sans relogement ; d’exiger l’application de la loi de réquisition sur les immeubles et de logements vacants appartenant aux collectivités locales, à des administrations, à l’Etat, à des banques, à des compagnies d’assurance, à des gros propriétaires, à des professionnels de l’immobilier ; plus généralement d’initier et organiser le soutien, l’information, la promotion d’action ayant pour but de remédier au problème des mal-logés et sans logis, notamment par des propositions visant à améliorer la législation sur le logement ». 257

L’engagement de ce groupe de cause s’articule autour des trois points : unir et organiser les familles et les individus, mal-logés concernés par le problème du logement ; défendre le droit à un logement décent pour tous ; et enfin exiger l’arrêt des expulsions sans relogement et le relogement décent. Cette organisation de défense de la cause des mal logés et des sans logis concentre donc l’essentielle de son activité sociale sur l’accès au droit au logement 258 .

En pratique, la problématique du logement est différente selon qu’elle touche les familles ou les célibataires. En général, les familles souffrent de « mal-logement » (logement trop exigus ou insalubres), alors que les personnes célibataires vivent seules dans la rue. Les notions de « mal logement » et de « sans abri » constituent deux aspects différents de la problématique de l’accès au logement. La prise de conscience de ces deux types de situation a poussé une partie des militants de l’organisation Droit Au Logement  à se concentrer uniquement sur les problèmes de logement des célibataires. Une nouvelle organisation pour l’accès au logement des sans abri est ainsi créée : le Comité Des Sans-Logis,

‘« On a été créé à l’initiative du DAL hein si vous voulez le DAL s’est aperçu qu’il arrivait à faire reloger les familles suite au mouvement. Mais les personnes seules restaient sur le carreau. Alors, ils ont décidé d’impulser un mouvement qui prenne en compte le problème des hommes de la rue, c’est-à-dire les célibataires si vous voulez » 259 .’

Le Comité Des Sans-Logis se fixe pour objectifs de trouver des logements aux personnes vivant seules et aux célibataires puisqu’elle se définit comme,

‘« Une association qui a pour objet l’accueil, le regroupement, l’accompagnement, la formation des personnes isolées sans-logis ou en situation de précarité, de leurs proches et des volontaires, afin qu’ils s’organisent entre eux et luttent pour retrouver collectivement leurs droits [ en tête desquels le droit au logement ] par l’interpellation des institutions, des pouvoirs publics et du gouvernement, en partenariat avec les associations partenaires » 260 .’

Le Comité Des Sans Logis se présente alors comme la principale organisation des sans-abris. Il s’occupe uniquement de l’accès au logement des personnes célibataires. Ainsi donc Droit Au Logement et le Comité des Sans-Logis agissent dans le même secteur : le logement. Mais chaque organisation dispose de « son » propre public. Le groupe de cause Droit Au Logements’occupe uniquement de familles mal logées 261 , alors que le Comité Des Sans-Logis 262 ne prend en compte que les personnes vivant seules ou les célibataires qui sont à la recherche de logement, qui sont sans-logis ou mal logés. Autant l’accès au logement s’adresse à des publics différents, autant l’accès à l’emploi concerne aussi des publics variés. En effet, les organisations de défense de la cause des chômeurs tels AC ! le MNCP et l’APEIS placent « l’emploi » au cœur de leurs actions. Ils choisissent l’emploi comme thématique de leur discours public et comme cause de leur engagement dans l’espace public.

Les organisations radicales de défense de la cause des chômeurs qui s’occupent de la situation sociale des chômeurs érigent donc la problématique de l’accès à l’emploi ou la lutte contre le chômage au cœur de leur dispositif d’action sociale et politique. En pratique, les analyses de cette catégorie de groupes de cause portent exclusivement sur les conditions d’accès à l’emploi, sur la lutte contre le chômage et sur les mécanismes économiques et politiques qui génèrent l’exclusion 263 . Les groupes de défense de la cause des chômeurs s’intéressent aussi à la précarisation des conditions de travail, aux Rmistes, aux chômeurs et aux personnes qui ont des revenus précaires 264 .

L’emploi et le logement ne sont pas les seuls domaines qui suscitent la mobilisation des groupes de défense de la cause des plus démunis. La santé constitue aussi une cause de mobilisation et d’action collective. Médecins du Monde, ainsi que l’indique son nom, œuvre ainsi depuis sa création en 1980 à l’accès aux soins aux personnes les plus défavorisées,

‘« La première mission de Médecins du Monde est de soigner et de venir en aide à toutes les populations vulnérables : les victimes de catastrophes naturelles, de famines, de maladies (endémies ou épidémies, notamment le sida), victimes de conflits armés, de violences politiques, réfugiés, déplacés, peuples minoritaires, enfants des rues, usagers de drogues et tous les exclus des soins. Le groupe de cause engage le dialogue avec les politiques pour améliorer la situation des populations civiles. Médecins du Monde se bat contre l’injustice sous toutes ses formes » 265

La diversité des publics auxquels s’adressent ces multiples groupes de défense de la cause des plus démunis montre bien la diversité des domaines que recouvre le phénomène de l’exclusion. Il convient de préciser, à ce propos, que si les premiers groupes de cause créés généralement au lendemain de la seconde guerre mondiale sont « généralistes », on assiste depuis le début des années 1980 à l’émergence de groupes de cause « spécialistes » de domaines spécifiques : logement, emploi et santé plus particulièrement 266 .

Notes
250.

Entretien n° 60 avec Hugues Feltesse.

251.

C’est l’expérience de la seconde guerre mondiale qui conduit Monseigneur Rodhain à créer l’organisation dénommée Secours catholique. Cette organisation a pour objet d’aider les pauvres. C’est une organisation qui est considérée comme un « service de l’Eglise » romaine. Elle est l’expression d’une « révolte » profonde contre la réalité sociale qui prévalait à cette époque.Source : http:///www.secours-catholique.asso.fr. Le père Joseph Wrésinski est née dans une famille pauvre. Sa trajectoire le conduit à vivre la misère de l’intérieur. C’est donc l’expérience personnelle d’humiliation et de honte que celui-ci a vécue dans le camp de familles des sans abri à Noisy-le-Grand, près de Paris, qui le convainc de créer le groupe de cause ATD Quart-Monde. Source : http://www.atd-quartmonde.asso.fr

252.

Gilles Lamarques, L’exclusion, « Que sais-je ? », 2ème édition, PUF, 1995, p. 15.

253.

Entretien n° 36 avec un responsable des Petits Frères des Pauvres.

254.

ADIE a été créée en 1989 par Maria Nowak en adaptant à la France le principe du microcrédit . Concrètement, ADIEsoutient l’initiative des personnes en difficulté en leur ouvrant l’accès au crédit et en leur apportant la formation et l’accompagnement dont elles ont besoin pour créer leur emploi. L’objectif du crédit solidaire est de permettre aux exclus de devenir créateurs de richesse et de retrouver leur autonomie et dignité. Peuvent bénéficier des aides de ADIE : Toutes les personnes au chômage ou allocataires du RMI, exclues du système bancaire classique et désireuses de créer leur propre emploi peuvent s’adresser à une des antennes locales de l’ADIE, qui évaluera la faisabilité du projet et montera le dossier de financement. Les trois quarts des demandeurs sont Rmistes ou chômeurs de longue durée. Source : http://www.adie.org/reseau/connaissance.

255.

Entretien n° 17 avec Jacqueline sainte-Yves.

256.

« Le logement est un formidable révélateur de la précarité [ … ] l’objectif n’est pas de transformer les familles que nous soutenons en squatter, mais de faire pression, avec elles, pour obtenir leur relogement », Christine Garin, «  Le DAL relance ses opérations spectaculaires et élargit son champ d’action », Le Monde, 2 juin 1997, p. 11. 

257.

Source : http://asso.francenet.fr/cdsl/histoire.

258.

Archives Droit Au Logement. Le DAL œuvre aussi en faveur de l’information des plus démunis afin que ceux-ci prennent connaissance de leurs droits. Ainsi, il initie et organise le soutien, l’information, la promotion d’action ayant pour but de remédier au problème des mal-logés et sans-logis, notamment par des propositions visant à améliorer la législation sur le logement. Le DAL demande vivement l’application de la loi de réquisition sur les logements vacants appartenant aux collectivités locales, à des administrations, à l’Etat, à des banques, à des compagnies d’assurance, à de gros propriétaires, à des professionnels de l’immobilier. Pour le DAL, l’action contre les exclusions consiste principalement à l’accès au logement en faveur des plus fragiles. Source : Avant-projet de loi exclusion/ volet Logement. Analyse et proposition de DAL Fédération. Paris, 7 avril 1998.

259.

Entretien n° 22 avec Yves Cottin.

260.

Plaquette de présentation de l’organisation Comité Des Sans Logis.

261.

Cécile Prieur, « Le DAL réquisitionne un immeuble appartenant à la ville de Paris »,Le Monde, 2 juillet 1996, p. 11.

262.

L’article 2 des statuts définit ce groupe de défense de la cause des sans-logis comme « L'association [ qui ] a pour objet l'accueil, le regroupement, l'accompagnement, la formation des personnes isolées sans-logis ou en situation de précarité, de leurs proches et des volontaires, afin qu'ils s'organisent entre eux et luttent pour retrouver collectivement leurs droits (logement, emploi, ressources, santé, papiers, accès à la culture et échanges de savoirs et les droits inaliénables de l'homme, de la femme et de l'enfant...) par l'interpellation des institutions, des pouvoirs publics et du gouvernement, en partenariat avec les associations partenaires « Les responsables de cette organisation présente le Comité des Sans- Logis comme étant « la principale association française des sans-abri, organisée par des « sans-abri », ou d'anciens « sans-abri ». Source : http://asso.francenet.fr/cdsl/present.htm

263.

Archives Entraide protestante : les groupes radicaux de défense de la cause des plus démunis s’en prennent ouvertement et directement aux choix politiques et économiques des gouvernements qui se succèdent depuis le début des années 1980. Ils accusent ces différents gouvernements de générer par leurs décisions et orientation politique l’exclusion sociale : » Dans un pays riche comme la France, il n’existe aucune fatalité de l’exclusion mais des choix économiques, politiques qui excluent un nombre croissant de personnes du travail, du logement, du savoir, de la santé » Lettre ouverte non datée du collectif Alerte aux candidats aux élections législatives.

264.

Archives MNCP, communiqué de presse du MNCP, Paris, 15 avril 1997.

265.

Source : http://www.medecinsdumonde.org.

266.

Les organisations dénommées Agir ensemble contre le chômage, l’Association pour l’emploi l’information et la solidarité et le Mouvement national des chômeurs et précaires, Droit Au Logement et Médecins du Monde ont été créées respectivement en 1993, 1987, 1986, 1990 et 1980.