B/ L’engagement philosophique et la présence dans les réseaux comme forme de légitimation de la cause « des plus démunis »

Les collectifs Alerte et CPE se sont constitués autour d’une problématique sociale et politique claire : la lutte contre la pauvreté et les exclusions. La précision de cet objet suppose que les groupes de défense de cette « cause » soient capables de préciser ce qu’ils entendent par « exclu ».

Les collectifs Alerte et CPE semblent s’être engagés dans un processus de légitimation de leur cause, visant à défendre la pertinence de leur engagement et à afficher une posture de représentants des « exclus ». Ce positionnement social et politique est nécessaire pour que les groupes de cause soient reconnus comme interlocuteurs valables, « crédibles » et donc légitimes par les pouvoirs publics. Selon Michel Offerlé « le travail de délimitation est aussi un travail de légitimation par lequel l’organisation justifie et entretient la double croyance en l’existence de l’intérêt du groupe et la bonne représentation qu’elle en fournit » 357 . Cette affirmation précise les conditions de légitimation de toute cause : la croyance en l’agent en tant que défenseur de la cause puisque les groupes doivent légitimer leur cause en apportant la preuve que cette dernière présente bien un intérêt. Ils doivent ensuite imposer une ou des représentations de cette cause.

La soixantaine d’organisations de lutte contre les exclusions affirme donc leur qualité de défenseurs de la cause des plus démunis. Elles fondent, en partie, leur légitimité sur leur engagement de terrain, sur les relations qu’ils nouent avec les institutions publiques et l’objectif qu’elles affirment poursuivre : insérer  ou ré-insérer  les « exclus » dans la société. Cet objectif est commun à tous les groupes de cause. Il suffit, pour cela, de se référer à la cause qui est à l’origine de leur création. Ainsi, le Secours catholique se présente, par exemple, comme une organisation qui a pour ambitions : «  d'accueillir et de soutenir les personnes et les groupes en difficulté, d'analyser les causes des exclusions et des injustices, d'alerter l'opinion publique sur ces questions et d'agir sur les institutions » 358 .Ilse définit aussi comme une organisation qui « lutte contre toutes les formes de pauvreté et d'exclusion et cherche à promouvoir la justice sociale » 359 et se propose « d’apporter, partout où le besoin s’en fera sentir (…) tout secours et toute aide directe ou indirecte, morale ou matérielle, quelles que soit les options philosophiques ou religieuses des bénéficiaires » 360 .

Lalégitimité du Secours catholique se fonde sur la capacité de celui-ci à se déployer sur le terrain aux côtés des plus démunis et à revendiquer une éthique qui consiste à valoriser l’Etre Humain. C’est là le sens de l’engagement de tous les groupes de cause caritatifs ou réformistes. L’approche philosophique de ces groupes de cause semble correspondre à la philosophie et au sens de l’engagement des groupes de cause « radicaux » puisque ces derniers fondent aussi leur engagement sur la recherche de « (…) l’égalité aux droits et aux chances pour tous » 361 .Le groupe de cause Apeis peut, par exemple, être considéré comme un bel exemple de ce positionnement archétypal.

En effet, cette organisation se présente comme une « organisation qui lutte [plus précisément] contre le non-respect des droits des chômeurs et en particulier la non attribution par les Assedics des aides matérielles du fonds social auxquelles les chômeurs pouvaient prétendre (…) » 362 . En réalité, que les groupes de cause soient réformistes ou radicaux, le sens de leur engagement est le même. En effet, tous les groupes de cause ont un même fondement philosophique. Celui-ci est à rechercher dans l’article premier de la déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen qui prévoit que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».

Les slogans des groupes de cause indiquent l’engagement en faveur de la cause des plus démunis. Mais en réalité, ces slogans traduisent l’engagement de ces groupes à lutter pour la cause des plus démunis et tendent à affirmer leur statut de représentants et de défense des plus démunis. Ils donnent du sens à leurs actions sociales. De manière générale, les slogans de ces organisations indiquent ou suggèrent l’idée de solidarité vis-à-vis des plus démunis, des « exclus » puisqu’ils évoquent l’idée de secours, d’aide aux plus défavorisés, aux plus pauvres ou aux plus démunis.

La légitimité des groupes de défense de la cause des plus démunis peut aussi être établie par la présence des groupes de cause dans les réseaux nationaux et internationaux qui oeuvrent pour cette cause, et par l’organisation et la participation de ces deniers aux différentes manifestations de défense de la cause des chômeurs, des sans-logis et des mal-logés à l’échelle nationale et européenne. Ces groupes de cause ont érigé leurs manifestations « populaires » et « coups de poings » en un système d’expression social et politique 363 .

La participation de ces groupes dans les réseaux européens et mondiaux renforce leur statut de défenseur de la cause « des plus démunis ». Le groupe de cause Agir ensemble contre le chômage constitue un excellent exemple « d’insertion » dans les réseaux européens. Ce groupe de cause 364 affirme ainsi, sur son site internet, être l’un des fondateurs du réseau européen d’organisations de défense de la cause des chômeurs baptisé « Les Marches Européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions »   et revendique la paternité »  des « Marches Européennes contre le chômage, la misères et les exclusions » qui, après avoir sillonnées l'Europe, ont fait converger sur Amsterdam plus de 50 000 personnes en juin 1997 et autant à Cologne en mai 1999 lors du Sommet Européen «.

Il convient de noter que toutes les organisations radicales de défense de la cause des chômeurs et des sans-abris et des mal-logés sont également membres du réseau «  Forum social européen ». Ce forum rassemble des représentants d'organisations, d'organisations non gouvernementales, de syndicats, de collectifs, de réseaux et de mouvements citoyens venus d'une vingtaine de pays d'Europe. L’ancrage des organisations radicales dans la lutte contre l’exclusion est d’autant plus forte qu’après avoir lancé l’appel des «Sans», ils n’ont pas hésité à devenir tous membres du réseau européen et mondial No-Vox 365 . Il s’agit des «sans voix» : sans travail, sans papiers et sans logement.

Cette catégorie d’organisations sociales compte à son actif plusieurs manifestations en faveur des chômeurs, des sans-abri et des mal-logés dont celles organisées pendant le processus d’élaboration de la loi contre les exclusions à Paris et à Bruxelles respectivement en mars 1998 et le 30 avril 1998 366 . Les principales organisations radicales  mettent en exergue leur implication dans les mouvements nationaux et européens qui défendent la cause des chômeurs. Ainsi, par exemple, Agir ensemble contre le chômage affirme sur son site internet avoir fait défiler plus de30 000 personnes au printemps 1994 contre le chômage, la misère et les exclusions à Paris, et avoir contribué au rassemblement de 50 000 personnes en juin 1997, et autant à Cologne en mai 1999 lors du Sommet européen. Ce groupe de cause revendique également une participation significative de ses militants lors des occupations d’ASSEDIC pendant l’hiver 1997-1998 367 .

D’autres organisations du collectif Alerte affirment leur légitimité et leur représentativité à « agir » au nom des plus démunis par leur implantation sur tous les continents et leur participation dans des institutions internationales. ATD Quart-Monde est l’exemple type du groupe de cause qui a réussi à s’imposer dans les organisations internationales. En effet, ATD Quart-Monde revendique en France un siège de conseiller au Conseil économique et social et possède un statut d’acteur consultatif auprès de l'ONU, de l'UNICEF, de l'UNESCO, de l'Organisation Internationales du Travail, du Bureau International du Travail et du Conseil de l'Europe, de la Commission de l'Union européenne, du Parlement européen.L’organisation de défense de la cause des plus démunis créée par le père Joseph Wrésinski a réussi à convaincre les responsables de l’organisation des Nations Unies à faire du 17 octobre 1987, la journée mondiale du refus de la misère 368 . ATD Quart-Monde se positionne à l’intérieur de chacune de ces différentes instances internationales comme le porte-parole des plus démunis en même temps qu’elle cherche à faire évoluer la pensée des plus démunis au sein de ces organisations nationales et internationales.

L’analyse des mécanismes de légitimation et de représentativité des « exclus », à travers le processus de définition et de délimitation de la cause des plus démunis, nous autorise à affirmer que l’action des groupes de défense de la cause des plus démunis a fortement permis aussi de structurer le terme d’» exclusion ». En effet, la soixantaine de groupes qui composent les collectifs Alerte et CPE semble jouer un triple rôle : ils définissent et délimitent d’abord la cause qu’ils défendent. C’est un travail essentiel qui consiste à identifier et à distinguer les « exclus », ce public spécifique d’autres publics. Ensuite, ces groupes de cause élaborent des propositions qui peuvent avoir un caractère normatif. Cette aptitude nous amène à considérer les groupes de cause comme des « experts » de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion 369 .

Le processus de construction de la cause des « exclus » s’établit donc au travers de trois fonctions précises : la définition de l’objet, la délimitation de cet objet et enfin l’énonciation de propositions normatives. C’est la réunion de ces trois éléments qui permet de légitimer la cause « des plus démunis ». Et ainsi que nous venons le montrer, tous les groupes de cause réunis au sein des collectifs Alerte et CPE jouent bien le rôle de porte-parole de la cause « des plus démunis ». Car, ils défendent une vision de l’exclusion qu’ils expriment par des contributions lors du processus d’élaboration de la loi contre les exclusions.

Notes
357.

Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt, op. cit. p. 71.

358.

http://www.ash.tm.fr

359.

http://www.secours-catholique.asso.fr

360.

Ibid.

361.

http://www.apeis.org

362.

Ibid.

363.

Ils réalisent généralement des actions « spectaculaires » et parfois médiatisées. Tel est leur mode opératoire avec notamment la « réquisition » de l’immeuble de la rue du Dragon, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés à Paris en 1994.

364.

Source : http://www.social-movements.org/fr.

365.

Le réseau No-Vox organise des forums sociaux de l'altermondialisme, tel le Forum social européen  de 2004. Il a soutenu, par exemple, la déclaration de No-Vox au Forum social mondial de Bamako de 2006. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Forum_social_europ

366.

Voire entretien avec Annie Pourre

367.

http://www.ac.eu.org

368.

La journée internationale pour l’élimination de la pauvreté, a été proclamée 1992 par l'Assemblée générale des Nations Unies (résolution 47/196 du 22 décembre). Elle répondait à l’appel et à la mobilisation d’humanistes à leur tête, le groupe de cause ATD Quart Monde. Source : http://www.atd-quartmonde.asso.fr.

369.

Bernard Lahire, L’invention de l’illettrisme. Rhétorique publique, éthique et stigmates, Paris, La découverte, 1999, p. 43.