A/ ATD Quart-Monde, défenseur et promoteur de l’adoption de la loi contre les exclusions

La contribution de l’organisation ATD Quart-Monde à la production de la loi contre l’exclusion a certainement été essentielle. C’est en effet le premier groupe de défense de la cause des plus démunis à prendre position publiquement en faveur de l’adoption d’une loi d’orientation contre les exclusions (1). Outre la demande d’un texte de loi, la représentation émise par le fondateur du groupe de cause ATD Quart-Monde sur ce qu’est l’exclusion a été acceptée puis reprise à l’unisson par la soixantaine d’organisations de défense de la cause des plus démunis (2).

ATD Quart-Monde est en effet la première organisation de défense de la cause des plus démunis à produire une réflexion sur la problématique d’une loi d’orientation contre les exclusions et la pauvreté. Cette loi doit, selon elle, permettre de rompre avec le traitement classique des questions de pauvreté qui caractérise l’action gouvernementale : l’adoption de lois « parcellaires » pour faire face à la précarité, à la pauvreté et à la misère telle la loi relative à l’attribution du revenu minimum d’insertion, au logement etc. L’idée d’une loi ayant vocation à lutter globalement contre le phénomène d’exclusion contraste avec les politiques publiques qui ont toujours été menées à ce jour.En demandant l’adoption d’une loi cadre les responsables d’ATD Quart-Monde affichent clairement l’objectif de mener un combat contre toutes les formes d’exclusion.

L’organisation créée par le père Joseph Wrésinski donne une dimension juridique à la lutte contre les exclusions. Elle est, dans ce domaine, à l’avant-garde de la qualification juridique de l’état de pauvreté et d’exclusion. La position d’ATD Quart-monde sur l’idée même de cette loi est donc « principielle » :

‘« Historiquement ATD Quart Monde a joué un rôle fondamental et ce sur plusieurs points : un premier rapport Wresinski devant le Conseil Economique et Social qui positionne le questionnement sur la pauvreté dans un lieu ad hoc justement où figurent les partenaires sociaux, et où sont débattues les questions économiques, sortant ainsi le social de la sphère caritative. Vis-à-vis d’autres associations d’inspiration catholique qui sur les 20 dernières années sont passées d’une vision du pauvre à qui ont doit la charité à une vision de l’accompagnement, et du soutien au développement des potentiels de chacun., chacun étant d’ailleurs porteur de droits. Cet apport de l’importance de partir des forces et non des manques s’est aussi traduit en matière de travail social. Faut-il donner tout le crédit de ces évolutions fortes à ATD, sans doute pas ? Mais sur ces questions ce mouvement a été un inlassable précurseur » 371 .’

Depuis l’adoption du rapport du Conseil économique et social en 1987, le groupe de cause ATD Quart-Monde se fait le défenseur de la loi contre les exclusions. C’est depuis cette année qu’il demande aux décideurs politiques de faire adopter une loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions.

Le président fondateur du groupe de cause ATD Quart-Monde, le père Joseph Wrésinski se positionne donc comme l’acteur social, précurseur de l’idée de la loi d’orientation contre les exclusions ainsi que le reconnaît Patrick Boulte :

‘« C’est vrai que la loi contre les exclusions est une loi qui a été voulue et portée par le collectif Alerte, mais cette idée existait avant même que le collectif Alerte ne soit créé. Car, dès la création de la loi sur le RMI, ATD Quart-Monde voulait que cette loi soit votée. ATD Quart-Monde a agi d’une part à son nom et avec ses relais, notamment au sein du Conseil économique et social. ATD utilisait les deux véhicules. Et dans le collectif Alerte, ATD trouvait d’autres forces associatifs qui avaient des conséquences sur d’autres terrains notamment le logement social, la santé, le chômage, etc… donc, il y a eu cette double action » 372 .’

Cette idée constitue une innovation dans l’ordonnancement juridique des traitements des questions sociales puisque cette loi a vocation à englober toutes les situations d’exclusion. Elle prône donc la rupture avec les lois parcellaires. Pour Joseph Wrésinski, cette loi doit comporter des mesures concrètes et afficher des ambitions qui rassurent les « exclus » et les groupes de cause qui luttent contre les exclusions 373 . Ce texte de loi devrait prévenir l’exclusion et mettre fin à la grande pauvreté par la mobilisation de moyens financiers nécessaires 374 . Il s’agit donc de garantir le respect des droits fondamentaux de tout individu afin que la dignité de chaque être humain puisse être garantie et sauvegarder. Enfin, la loi devrait préserver et renforcer la cohésion sociale en veillant à ce qu’aucun citoyen ne soit exclu démocratie 375 . Car, l’enjeu de cette loi est de mettre en œuvre des dispositifs qui imposent de la le respect des droits de l’homme :

‘« L’enjeu du projet de loi d’orientation contre l’exclusion et la grande pauvreté est de taille car cette loi devrait fixer l’objectif du respect des droits fondamentaux pour combattre la misère. Il n’est pas question d’une loi pour les pauvres mais d’une loi pour une meilleure démocratie (…). La France de la fraternité et des Droits de l’Homme ne peut se permettre de manquer ce rendez-vous. L’occasion ne se représentera pas de voir la nation entière en état de mobilisation pour que les plus démunis et exclus soient associées comme partenaires à la construction d’une société pour tous » 376 . ’

Pendant la campagne Grande cause nationale qui a eu lieu de novembre 1994 à janvier 1995, les groupes de cause membres du collectif Alerte suggèrent aux pouvoirs publics l’élaboration d’un pacte contre l’exclusion. Ce pacte a pour objet, selon les membres de ce collectif, de « permettre la contribution de tous à la vie économique, sociale, culturelle et politique, chacun étant acteur du développement [car] la société doit affirmer sa confiance dans la capacité de construire de chacun et refuser d’enfermer certains dans une logique d’assistance « 377 .Il semble, a priori, que jusqu’en mars 1995, le collectif Alerte ne parle pas de l’adoption d’une loi d’orientation contre les exclusions :

‘« (…) Certains comme ATD disait qu’il faut une loi d’orientation, d’autres comme Entraide Protestante disait que ça sert strictement à rien. Le problème de la pauvreté n’est pas un problème de loi, c’est un problème de lutte d’action contre la pauvreté. Faut pas dire de nouveaux droits, il faut agir et il faut de l’argent et ça, ça passe par un plan. Et en réalité, je vois que si la Commission n’a pas éclaté, c’est parce que on a obtenu les deux : une loi et un plan d’action » 378 .’

Ce regroupement de groupes de cause se prononce plutôt pour l’élaboration d’un pacte contre la pauvreté et l’exclusion 379 . Il a fallu attendre la campagne présidentielle et surtout la tenue du forum « Vaincre l’exclusion » organisé par le journal La Croix et France inter pour que le collectif Alerte se mobilise en faveur d’une loi cadre contre l’exclusion. Le plus ancien et plus important collectif des groupes de cause qui luttent contre l’exclusion s’engage finalement à soutenir l’idée qui, jusqu’alors, avait toujours été défendue par le groupe de cause ATD Quart-Monde 380 .

Ce forum qui a rassemblé les leaders de groupes de cause labellisés Grande cause nationale et les candidats à l’élection présidentielle constitue le véritable déclic qui a conduit la majorité des groupes de cause à soutenir l’idée que défend ATD Quart-Monde depuis 1987 : celle de faire adopter une loi d’orientation contre les exclusions. Le ralliement de la majorité des groupes de cause à la position d’ATD Quart-Monde est alors, à notre avis, facilité et même favorisé par le contexte politique du moment : l’élection présidentielle de 1995 et l’offre politique des principaux candidats à cette consultation électorale de faire adopter une loi cadre contre les exclusions. L’élection présidentielle constitue une « fenêtre d’opportunité » que les organisations sociales saisissent pour mieux faire pression sur les responsables politiques.

Pour les candidats à l’élection présidentielle, la promesse de faire adopter une loi cadre contre le phénomène d’exclusion est favorisé par le contexte politique. Car, reconnaître officiellement l’existence des exclusions et s’engager à résoudre cette problématique sociale par une loi d’orientation constitue un engagement, un acte politique fort qui permet aux responsables politiques de montrer qu’ils sont à l’écoute des médiateurs sociaux et prêts à répondre favorablement aux demandes sociales. Nous pouvons légitimement penser que « l’oreille attentive » que les acteurs politiques portent à cette question sociale est une démarche visant objectivement à séduire le corps électoral et à s’assurer la victoire.

La détermination des groupes de défense de la cause des plus démunis, en particulier ceux qui sont membres du collectif Alerte, trouve dans le Conseil économique et social un allié essentiel puisque cette institution publique publie un avis en date du 12 juillet 1996. Dans cet avis, le Conseil économique et social suggère au gouvernement d’Alain Juppé de procéder à l’adoption d’une loi d’orientation contre les exclusions sociales 381 . Mais il faut remonter aux années 1970 pour comprendre pourquoi et comment l’organisation ATD Quart-Monde en est venue à se lancer le défi de soutenir l’idée d’une telle loi. C’est à partir de ces années que le groupe de cause ATD Quart-Monde commence à concevoir et à construire une représentation la pauvreté et de l’illettrisme comme des atteintes aux droits de l’homme.

Ce choix permet d’aborder les questions de grande pauvreté, de misère et d’illettrisme sous un aspect plutôt philosophique et en termes de manquement aux droits fondamentaux. C’est donc au travers de cette approche que le père Joseph Wresinski est amené à qualifier la pauvreté et la misère comme des situations de non respect des droits de l’Homme ;

‘« ATD infléchissant sa problématique socio-économique de la pauvreté des années 1960, adopte alors une problématique de l’exclusion sociale comme atteinte aux droits de l’homme. [ Le groupe de cause ] ne variera plus, au cours des années 1980 et au-delà, de cette approche en termes de privations de droits mettant sur le rôle des militants associatifs et des travailleurs sociaux, quant à la promotion d’une prise en charge des membres du quart monde par eux-mêmes et quant à leur visibilité dans la société, moyen de leur réhabilitation » 382 . ’

Chaque année ATD Quart-Monde réaffirme le lien entre pauvreté et dignité humaine lors du rassemblement relatif à la défense des Droits de l’homme et des libertés qu’elle organise tous les 17 octobre 383 à Paris. Cette date symbolise également la journée mondiale du refus de la misère. En tant qu’initiateur de la loi cadre contre les exclusions, l’organisation avait nécessairement une longueur d’avance tant en termes de représentations, d’analyses que de définition du contenu de ce texte de loi puisqu’elle affirme depuis 1987 que l’exclusion doit se faire par la garantie des droits fondamentaux 384  : droits au logement, à la santé, à l’éducation, à la formation et à la culture et à une égale justice.

Le père Joseph Wrésinski apparaît comme le véritable auteur de la nouvelle conception de la pauvreté et de l’exclusion sociale 385 . C’est par lui que s’opère une véritable révolution conceptuelle. Désormais, la pauvreté est assimilée à une atteinte aux droits fondamentaux. Face à ce constat, le père Joseph Wrésinski évoque une exigence éthique liée à l’égale dignité de tout homme. Cette approche juridique et philosophique de la pauvreté et de la misère est réaffirmée par Geneviève De Gaulle-Anthonioz en 1995 386 . Si le premier Président d’ATD Quart-Monde, Joseph Wrésinski, opère une réelle mutation conceptuelle de la lutte contre la pauvreté et la misère, la seconde la confirme et la conforte. Les Droits de l’homme et la dignité humaine constituent désormais les outils sur lesquels s’accordent tous les groupes de cause pour mener ensemble, un combat pour l’insertion ou la réinsertion des « exclus ».

Notes
371.

Entretien n° 29 avec Marie Magdeleine Hilaire.

372.

Entretien n° 47 avec Patrick Boulte.

373.

Rapport de Joseph Wrésinski, avis et rapport du Conseil Economique et Social, op. cit., p. 8.

374.

Adam Gérard « Programme contre l’exclusion. 51 milliards de Francs annoncés. Selon Martine Aubry, 51 milliards de francs, de toute origine, seront mobilisés sur trois ans, dont 36 milliards de crédits supplémentaires », La Croix, 5 mars 1998, p. 3.

375.

Archives ATD Quart-Monde, document rédigé par le groupe de cause ATD Quart-Monde en août 1996 et mis à la disposition et acteurs de la lutte contre la grande pauvreté.

376.

Archives Médecins du Monde :  correspondance de Mme Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Présidente du groupe de cause ATD Quart-monde a adressée à Monsieur Bernard Granjon, Président de Médecins du Monde, Paris, 18 juin 1996.

377.

Archives Uniopss, document  Alerte : « Pour la participation de tous : « lutter contre la pauvreté et l’exclusion : une priorité nationale ». Mars 1996, p. 1. 

378.

Entretien n° 11 avec Bruno Grouès.

379.

Archives Uniopss : ce n’est que lors de la conférence de presse du 29 mars 1996, c’est-à-dire un an après la tenue du forum organisé à la maison de la radio et l’engagement des candidats Jacques Chirac, Lionel Jospin et Edouard Balladur que le collectif Alerte soutient publiquement l’idée d’une loi d’orientation contre les exclusions sociales. Lors d’une conférence de presse du 13 mars 1995, le collectif Alerte présente un document baptisé « Pour un pacte contre la pauvreté et l’exclusion ». Pour lui, « ce pacte ne pourra se faire qu’avec le soutien de toute la société ».

380.

Archives Médecins du Monde : trois des principaux candidats à l’élection présidentielle ont exposé leur projet pour lutter contre l’exclusion. Tous se sont engagés pour une loi d’orientation contre l’exclusion. Jacques Chirac, premier à intervenir, s’est engagé à proposer au Parlement « une loi d’orientation » qui « dans tous les domaines de la vie politique, économique, sociale et culturelle scelle solennellement l’engagement de la nation contre l’exclusion ». Lionel Jospin quant à lui a promis de mettre « l’économique au service de l’homme et non l’inverse ». Edouard Balladur a proposé une « Loi-cadre » qui sera présentée avec la collaboration des groupes de cause.

381.

Archives Médecins du Monde. Le conseil économique et social demande que « les organisations qui ont pour objets de lutter pour la cause des plus défavorisés ou contre la pauvreté et l’exclusion sociale, soient entendues par les instances où se débattent ces questions et se prennent des orientations ainsi que les décisions les concernant (…). Le Conseil Economique et Social (…) propose l’adoption d’une loi d’orientation qui donnerait leur pleine efficacité aux actions conduites pour éradiquer la grande pauvreté et prévenir l’exclusion ». Source : Document Médecins du Monde.

382.

Affirmation d’Hélène Thomas cité par Eric Cheynis : « Usages et enjeux associatifs de la construction du champ de l’exclusion… », op. cit.,p.99.

383.

Chaque année, une journée mondiale du refus de la misère est prévue en date du 17 octobre. « Fondée en 1957 par le père Joseph Wrésinski, le Mouvement ATD Quart-Monde s’est voulu international. Sur son initiative, depuis 1987, le 17 octobre a été choisi pour être « La Journée Mondiale du Refus de la misère » et de l’Assemblée nationale des Nations Unies, par la résolution 47/196 l’a institutionnalisée le 22 Décembre 1992. (…) Célébrer le 17 Octobre, c’est écouter, rejoindre les plus pauvres de tous les continents : le peuple du Quart-Monde qui communique, témoigne et se rassemble. Le 17 octobre est un rassemblement autour des plus pauvres : c’est seulement avec eux et par eux que se réalise une communauté mondiale respectant et vivant les Droits de l’Homme ». Source : Nicole, «  17 octobre international. Journée Mondiale du refus de la Misère », Quart-Monde Rhône-Alpes, n°77 – 4ème trimestre 1998, p. 3.

384.

La lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale est liée à la lutte pour les droits de l’homme, car ainsi que l’a énoncé le père Joseph Wrésinski et repris par Paul Bouchet, président d’ATD Quart-Monde «  La où les hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré ». Entretien de Paul Bouchet. Propos recueillis par Tonino Serafini « La misère est une violation des droits de l’homme », 11 décembre 1998, Libération, p. 12.

385.

Les rapports au Conseil économique et social en 1987 et 1995 de Geneviève Anthonioz de Gaulle ont transformé la conception de la lutte contre la pauvreté. Elle devient une exigence éthique liée à l'égale dignité de tout homme. Les droits de l'homme sont indissociables pour être respectés. Cela implique une action globale cohérente et prospective, au niveau des pouvoirs publics comme des partenaires sociaux, en bâtissant un partenariat avec les personnes, familles et communautés très pauvres. Les deux rapports ont apporté des bases pour que la mobilisation de citoyens et d'organisations puissent entraîner la création du Revenu Minimum d’Insertion, de la loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions, et la mise en place d'une Couverture Maladie universelle. Source :  La grande pauvreté. Evaluation des politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté.

386.

Avis du Conseil économique et social présenté par Geneviève De Gaulle-Anthonioz La grande pauvreté, évaluation des politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté, 1995