Chapitre II : Les collectifs Alerte et CPE comme interlocuteurs légitimes des autorités gouvernementales et parlementaires 

La problématique centrale de ce chapitre consiste à comprendre en quoi les différentes actions publiques de lutte contre les exclusions sont constitutives d’une véritable politique publique ? Nous nous référons aux travaux réalisés par Yves Meny et Jean-Claude Thoenig pour tenter de dégager les cinq hypothèses qui peuvent permettre d’identifier et d’affirmer le caractère « politique publique » d’une action, d’un projet ou d’un programme public et politique 407 .

Ainsi, une action publique est considérée comme une politique publique lorsque celle-ci se décline sous la forme d’une substance, c’est-à-dire d’un contenu « matériel ». Car, il n’est possible de concevoir une politique publique sans que celle-ci prenne la forme d’un corps de mesures, ce qui implique l’édification d’un ensemble de dispositifs. La seconde hypothèse consiste à analyser une politique publique comme une continuité d’actes. Il n’y a pas en effet de politiques publiques qui se traduisent sous forme d’acte isolé puisque toute politique publique s’inscrit nécessairement dans la durée. Ces actes peuvent prendre diverses formes : lois, programmes, discours d’acteurs publics. Il faut que ces différents actes s’articulent entre eux. Quant à la troisième hypothèse, elle consiste à affirmer que les politiques publiques s’adressent nécessairement à un public déterminé, à une « communauté » humaine. Autrement dit, une politique publique n’est concevable que par rapport à un public, à des individus sur lequel cette politique sera appliquée. La quatrième hypothèse porte sur le caractère normatif de toute politique publique. Autrement dit, toute politique publique implique l’intervention des pouvoirs publics.

Le projet considéré comme politique publique doit procéder des choix clairement définis par les décideurs publics. Enfin, la cinquième hypothèse affirme la dimension coercitive de toute politique publique : il n’y a pas de politique publique qui ne soit légitimée par une autorité gouvernementale. Elle doit être frappée du sceau de l’impérium de l’institution étatique.

Ces cinq hypothèses semblent, à notre avis, s’appliquer à notre analyse puisque les initiatives des gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin s’énoncent sous forme de projets de loi de Renforcement de la cohésion sociale  puis de Lutte contre les exclusions sociales. L’élaboration de ces projets de loi s’inscrit dans la dynamique de construction des politiques et autres textes de loi qui ont été mis en place depuis l’adoption du rapport Wrésinski en 1987 408 . L’action de lutte contre les exclusions constitue une démarche de politique publique puisqu’elle s’incarne dans une loi d’orientation, c’est-à-dire un texte qui jouit de la puissance étatique et qui a vocation à s’appliquer à un public « d’exclus » sociaux ou de personnes défavorisées.

Au-delà de ces hypothèses qui trouvent une matérialité dans le cadre du projet de loi de lutte contre les exclusions, les politiques publiques se mesurent aussi à l’existence de deux autres facteurs tous aussi importants : la détermination du référentiel et la capacité des médiateurs à faire pression sur les décideurs politiques. Sur le premier facteur à savoir la détermination du référentiel, Pierre Muller 409 affirme que la production des politiques publiques s’articule autour de deux questions fondamentales : la manière dont sont élaborées les actions gouvernementales ou decision making et la manière avec laquelle ces actions sont mises en œuvre ou implementation.

Nous n’avons pas l’intention de passer en revue les différentes phases séquentielles du processus d’élaboration et d’application des politiques publiques. Notre démarche consiste plutôt à mettre l’accent uniquement sur le processus de construction et de production des politiques publiques.

Les groupes de défense de la cause des plus démunis que nous considérons comme les médiateurs de la cause des plus défavorisés se caractérisent par une capacité à remplir des fonctions cognitives, car, ils aident à comprendre la situation sociale des « exclus ». Ces groupes de cause exercent également des fonctions normatives dans la mesure où ils définissent des critères qui permettent d’agir sur le monde et précisent les objectifs des politiques publiques. Les médiateurs ont, en outre, une fonction « paternelle », car ils affichent la stature de défenseurs et de garants de la stabilité du secteur. Par ces attributions, les groupes de cause affichent leur dimension identitaire puisqu’ils ont le devoir de définir ce qu’est « l’exclusion », c’est-à-dire de dégager les outils de compréhension du problème « exclusion ».

Bruno Jobert et Pierre Muller distinguent trois types de médiateurs : « les élites politiques travaillant au sein d’agences administratives, les groupes d’intérêt et/ou les corporations professionnelles » 410 . Il semble que, dans notre cas, la définition du référentiel d’exclusion soit le résultat d’une double contribution : celle des groupes de défense de la cause des plus démunis ou des collectifs constituées par ceux-ci, et celle des institutions politico-administratives tels le Commissariat au Plan, le Conseil Economique et Social ou encore le Parlement. A notre avis, les médiateurs du référentiel d’exclusion se retrouvent aussi bien au sein de la communauté étatique que parmi les membres de la société civile. D’abord constitués en groupes pour incarner la défense des « exclus », les groupes de défense des la cause des plus démunis et les collectifs Alerte  et CPE se muent, pendant les phases préparatoires ministérielles et les débats Parlementaires du projet de loi en collectifs de groupes de pression. Ces collectifs exercent des pressions sur les décideurs politiques afin que ces derniers adoptent des décisions qui soient conformes à leurs propositions.

Mais reconnaît-on un groupe de pression à la seule capacité de celui-ci à influencer les représentants de l’Etat ? L’acte qui consiste à faire pression sur les décideurs politiques est certes indispensable, mais il n’est pas suffisant. On peut également reconnaître un groupe de pression au type de rapport ou à l’approche relationnelle qu’il entretient avec les représentants des pouvoirs publics : traditionnellement, les groupes de pression se développent dans le sillage du pouvoir politique. En effet, un groupe de pression n’est considéré comme tel que lorsqu’il remplit sa fonction politique. En d’autres termes, le groupe de pression cherche à convaincre les responsables politiques de donner une suite favorable à ses idées, c’est-à-dire à épouser la représentation qu’il se fait du problème et de faire aboutir la cause qu’il défend.

En effet, nous avons vu dans le chapitre précédent que les deux collectifs de groupes de cause  Alerte  et CPE se positionnent depuis leur création, respectivement en 1985 et en 1995, quasiment comme les « syndicats » des plus démunis 411 . Ces deux collectifs revendiquent le statut de médiateurs de la cause des plus démunis parce qu’ils portent sur la place publique, les problèmes des « exclus ». Ces collectifs cherchent à s’imposer comme des interlocuteurs pertinents des pouvoirs politiques, ce qui est une ambition légitime. Mais, la réalisation d’un tel objectif suppose l’accomplissement de deux fonctions : partager la même représentation de l’exclusion et chercher à influencer les décideurs politiques 412 .

Car, l’engagement initial qui était de défendre la cause des pauvres, des précaires et des « exclus » prend un caractère politique avec « la transformation » de ces groupes de cause et collectifs en groupes de pression ou collectifs de groupes de pression. En effet, les responsables de ces organisations exercent des pressions sur l’appareil gouvernemental et sur les Parlementaires. Ils veulent faire triompher leurs aspirations, propositions, suggestions ou leurs revendications. En réalité, l’accès au statut de médiateurs sociaux et d’interlocuteurs pertinents des pouvoirs publics suppose que les membres des collectifs Alerte et CPE se positionnent comme promoteurs de la lutte contre les exclusions (Section I) et manifestent leur capacité à agir ou à influencer les décideurs politiques (Section II).

Notes
407.

Yves Meny et Jean-Claude Thoenig, Politiques publiques, PUF, 1989. p. 131-132.

408.

Rapport de Joseph Wrésinski, Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Conseil Economique et Social, année 1987, n° 6, Paris, Journal Officiel, 28 février 1987.

409.

Pierre Muller, Les politiques publiques, « Que sais-je ? », 4ème édition, Paris, PUF, 1990, p. 28.

410.

Bruno Jobert et Pierre Muller sont cités dans un article de Paul A. Sabatier et Sdella Schlager : « Les approches cognitives des politiques publiques : perspectives américaines », Revue Française de Science Politique, n° 2, avril 2000, Vol. 50. p. 223.

411.

La Croix, « Pour un pacte national contre l’exclusion », 14 mai 1995, p. 9. Lire également Archives Médecins du Monde, document : « Propositions contre la précarisation et les exclusions », Paris, mai 1996, p. 1. Le collectif CPE revendique sa qualité de « syndicat » des plus démunis en affirmant que « (…) nous associations du secteur médical, du secteur social et de défense des droits de l’Homme, témoignons que nous sommes confrontés chaque jour à un nombre croissant d’exclus, où les jeunes et les femmes sont de plus en plus nombreux, de sans logis, de sans droits, qui ne peuvent accéder aux soins, trouver un emploi et se loger. (…) C’est pourquoi les associations signataires demandent à participer aux négociations qui s’engagent, et en particulier, au « sommet social » pour y faire entendre leurs propositions et donner un vrai contenu à la Loi contre l’exclusion ». Source : Archives Médecins du Monde. Document « Pas d’exclusion au sommet social ». Paris, 21 décembre 1995.

412.

Archives Uniopss : « Lettres de diffusion du Pacte Alerte ». Paris, 7 juin 1995. Archives Fédération Entraide Protestante : lettres que le député Jean Yves Chamard envoie à René Lenoir, président de l’Uniopss, Paris, 2 avril 1996. Lettre que le sénateur Charles Metzinger adresse à René Lenoir. Paris, 1er avril 1996. Lettre que le sénateur Louis Souvet adresse à René Lenoir. Paris, 28 mars 1996. Lettre que le député Bruno Bourg-Broc envoie à René Lenoir. Paris, 29 mars 1996. Lettre que le député Michel Péricard envoie à René Lenoir, Paris, 27 mars 1996. Lettre que le député Pierre Mazeaud adresse à René Lenoir. Paris, le 26 mars 1996. Lettre que Pierre Builly, membre du cabinet du garde des sceaux, ministre de la justice adresse à M. Hugues Feltesse, directeur général de l’Uniopss, Paris, 25 mars 1996.