Section I : Les collectifs Alerte et CPE, promoteurs de la lutte contre les exclusions auprès des pouvoirs publics

Cette section a un double objet : montrer en quoi les groupes de défense de la cause des plus démunis sont des interlocuteurs pertinents et légitimes des autorités ministérielles et Parlementaires, et s’interroger sur la capacité de ces groupes de cause à se muer en « groupes d’intérêt publics ».

Ces questionnements doivent nous permettre de montrer les mécanismes auxquels recourent les groupes de défense de la cause des plus démunis pour accéder au stade d’interlocuteurs des autorités gouvernementales et Parlementaires. Les interrogations que nous soulevons ici consistent à montrer comment la soixantaine d’organisations de défense de la cause des plus démunis, qui ne représentent pas un secteur en tant que tel, a contribué au processus de construction des décisions de politiques publiques de lutte contre les exclusions ? Il s’agit en fait de s’interroger sur la capacité des groupes de cause à proposer un savoir qui soit susceptible d’être pris en compte par les pouvoirs publics dans l’élaboration de la loi. Une telle action équivaut à reconnaître aux groupes de cause la stature d’acteurs pertinents vis-à-vis des autorités étatiques.

Pour déterminer si les groupes de défense de la cause des plus démunis sont bien des groupes d’intérêt publics, nous fondons notre raisonnement sur trois hypothèses. Les deux premières hypothèses consistent à identifier un groupe d’intérêt public par sa capacité à formuler une situation publique vécue comme une problématique sociale et politique d’une part, et d’autre part à participer au processus d’élaboration ou à la mise en œuvre d’un projet ou d’un programme de politique publique. Quant à la troisième hypothèse, elle pose que l’on reconnaîtrait un groupe d’intérêt pertinent lorsqu’il bénéficie du label « association d’utilité publique », mais aussi par sa qualité de membre ou par l’implication de celui-ci aux travaux d’une institution publique étatique consultative. Ainsi, nous pouvons dire que le groupe de cause ATD Quart-monde est un groupe d’intérêt pertinent puisqu’il est membre du Conseil Economique et Social. Il en est de même des groupes de cause Secours catholique, Secours populaire de la Fnars par exemple qui sont tous membres du Conseil national de lutte contre la pauvreté et l’exclusion.

La prise en compte de ces trois hypothèses pourrait conduire à dire que la soixantaine de groupes de cause qui agit dans le champ de « l’exclusion » revête le « statut » de groupe d’intérêt pertinent de lutte contre les exclusions puisque tous ces groupes de cause ont pris une part active au processus d’élaboration de la loi. La contribution des acteurs sociaux fait apparaître l’exclusion comme « un construit social, un fait culturel qui obéit à une structure cognitive et morale » 413 puisqu’elle est le résultatde l’activité « intellectuelle » et mobilisatrice des groupes de défense de la cause des plus démunis. Ces derniers ont joué un rôle déterminant dans la structuration de la thématique de l’exclusion sociale. Car comme le souligne Pierre Lascoumes à propos des politiques publiques de préservation de l’environnement, « l’importance du réseau associatif est décisive sur deux plans. C’est tout d’abord à travers l’action associative, tant pédagogique que protestataire, que la population française s’est progressivement sensibilisée aux questions de protection de l’environnement. Les actions cognitives et les actions de mobilisations associatives ont joué, et jouent encore, un rôle essentiel dans la construction des représentations sociales comme dans le développement des interventions publiques et privées » 414 .

Le constat que Pierre Lascoumes dresse au sujet de la contribution des groupes de cause en faveur de la sauvegarde de l’environnement peut, à notre avis, être appliqué au modèle de mobilisation des groupes de défense de la cause des plus démunis.

En effet, depuis les années 1980, la problématique de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale s’est imposée comme un sujet de débat public. La « politisation » de cette thématique est le résultat de la mobilisation des entrepreneurs de cause et de la décision des responsables politiques d’inscrire cette problématique dans leur agenda politique. Cette prise de conscience « collective » apparaît comme l’aboutissement et surtout la conjugaison des efforts incessants des entrepreneurs de cette cause puisque ces derniers ont pendant longtemps attiré l’attention de l’opinion publique et sensibilisé les décideurs politiques sur les effets néfastes de l’exclusion. En accomplissant ces « fonctions » politiques, les groupes de cause jouent le rôle de constructeur de la thématique de l’exclusion. Ce travail de définition de l’objet permet aux autorités gouvernementales de cerner l’étendue de la question sociale qui leur est soumise par les médiateurs et pour bâtir une politique publique de lutte contre l’exclusion.

La contribution des groupes de cause à la définition de la cause « des plus démunis » est d’autant plus nécessaire et essentielle qu’elle « doit être lue selon un double registre. Transversalement, ils assurent une fonction culturelle de formation qu’aucune autre institution n’accomplit ( ni l’éducation, ni réellement les médias ). Verticalement, ils effectuent un travail majeur de proposition pour l’action publique, de suivi de l’application des lois et de dénonciation de ses violations, et de véritable para-administration » 415 .Les groupes de défense de la cause des plus démunis se mobilisent en faveur de l’adoption d’une véritable loi-cadre contre les exclusions, ainsi que l’affirme, par exemple, le groupe de cause ATD Quart-Monde, « le monde associatif s’est particulièrement investi au cours des dernières années pour obtenir que soit tournée la page des plans d’urgence et que soit mise en place une politique globale et permanente contre la pauvreté et l’exclusion » 416 .

Les groupes de cause sont déterminés à influencer les parlementaires afin que ceux-ci adoptent un texte de loi qui soit conforme à leurs propositions. La réalisation de cet objectif suppose que ces groupes de cause s’impliquent réellement dans le processus de construction de la loi puisque « fondamentalement, l’aspiration des principales associations est de sortir d’un rôle supplétif pour accéder à un rôle véritablement constructif » 417 , c’est-à-dire accéder aux institutions gouvernementales, parlementaires et consultatives. L’accès à ces institutions constitue un objectif fondamental. Il s’agit là d’une préoccupation essentielle des organisations de lutte contre les exclusions. En principe, tout groupe d’intérêt cherche à accéder au « pouvoir » soit par les relations qu’il entretient avec certains décideurs politiques, soit en devenant membre d’une institution publique qui réfléchit sur les questions sociales. C’est une démarche « naturelle », car comme le souligne Michel Offerlé, ce qui semble d’ailleurs valable pour les groupes de défense de la cause des plus démunis, « le pouvoir n’est pas une chose mais une relation, [ … ] l’accès aux pouvoirs et aux ressources publics n’est qu’une modalité d’existence et de reconnaissance sociales des groupes, que la détermination de l’influence exercée par un groupe sur une décision ou une politique publique est tout à la fois un problème et un enjeu de connaissance et de reconnaissance » 418 .

En effet, pour tout groupe social, l’accès aux institutions étatiques est une exigence de premier ordre. Il doit, pour cela, chercher à « intégrer le plus en amont possible dans le processus de décision conduisant à la définition d’une politique publique tout en s’efforçant de maîtriser les conditions de mise en œuvre de la politique » 419 . Mais selon Michel Offerlé, la réalisation d’un tel déploiement dans la sphère politique nécessite la prise en compte de trois éléments indispensables : « l’organisation des groupes eux-mêmes, l’organisation des institutions étatiques répondant à leurs demandes, l’organisation de la place réservée aux groupes à l’intérieur même des pouvoirs publics » 420 .Les collectifs Alerte et CPE  qui incarnent la cause « des plus démunis » identifient les institutions gouvernementales et parlementaires sur lesquelles ils doivent exercer leurs actions de pression. Ce travail montre bien que les groupes de cause ont su » traduire le langage de la société dans le langage de l’action politique [et] formuler le problème dans un langage recevable par les élites politiques » 421 .

La réalisation de ce travail amène à considérer la soixantaine de groupes de défense de la cause des plus démunis comme des acteurs publics, et ce, à partir de deux faits majeurs : les collectifs Alerte et CPE agissent successivement comme interfaces des pouvoirs publics (I) et comme acteurs de l’espace public (II).

Notes
413.

Yves Meny, Jean-Claude Thoenig, Politiques publiques, Paris, PUF,1989, p.176.

414.

Pierre Lascoumes, L’éco-pouvoir, environnements et politiques, Editions La découverte, Paris, 1994 p.193.

415.

Ibid, p.194.

416.

Archives ATD Quart-Monde. Lettre que Genevièvede Gaulle-Anthonioz, présidente d’ATD Quart-Monde adresse au Président de Médecins du Monde, Bernard Granjon, Paris, 18 juin 1996.

417.

Pierre Lascoumes, L’éco-pouvoir, …op. cit.,p. 215.

418.

Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt,op. cit., p.129.

419.

Pierre Muller,  Les politiques publiques, op. cit., p.98.

420.

Ibid p. 130.

421.

Jean-Gustave Padioleau, L’Etat au concret, Paris, PUF, 1982, p. 26.