B/ Le collectif CPE, un acteur complémentaire de l’action du collectif Alerte ? 

La mise en place du collectif CPE repose uniquement sur la volonté des groupes de cause radicaux et de Médecins du Monde de participer également aux débats publics sur la loi contre les exclusions sociales. Le fonctionnement de ce collectif apparaît comme une expérience particulièrement enrichissante pour les groupes de cause qui en sont membres. Cet enrichissement s’exprime de plusieurs manières. La mise en place du deuxième collectif permet à certaines organisations de défense de la cause des plus démunis de se rencontrer, de découvrir les « visages » qui étaient jusqu’alors méconnus, de nouer des relations et des contacts avec d’autres organisations et de construire un projet commun. Cette initiative est d’autant plus souhaitable que certaines groupes de cause n’entretenaient pas de relations avec d’autres malgré le fait que tous agissaient dans le champ « exclusion » :

‘« Non, pas du tout, pas du tout parce que quand on a constitué ce groupe, on a invité tout le monde. Ceux qu’on connaissait y compris ceux qui étaient dans le réseau « Alerte ». La toute première réunion pour préparer la réunion de 1995 qui a été la réunion fondatrice du collectif, on a invité la Croix rouge, l’Entraide protestante, le Secours catholique....enfin toutes les associations membres de l’Uniopss, absolument et après on a formé le groupe. Nous, on était tous ouverts, c’était notre force et c’est après par euh... telle association a dit à telle association de venir et c’est comme ça qu’on s’est retrouvé avec 40 autres associations. Mais au début, on voulait euh... travailler pour faire des propositions très concrètes sur la loi contre les exclus avec tous les gens de bonne volonté ». 443

Le collectif CPE permet à ses membres de se découvrir, c’est-à-dire de comprendre les approches philosophiques des uns et des autres, car tous n’ont pas toujours la même approche de la problématique de l’exclusion et de la pauvreté. Enfin l’espace de dialogue renforce la capacité d’action de ses membres en termes de compréhension, d’analyses et de construction des propositions. Le deuxième collectif des groupes de cause est incontestablement un « espace » de rencontres, ce qui implique une compétition, une concurrence, c’est-à-dire la recherche pour chaque groupe de cause du triomphe de ses idées, mais aussi la nécessité des concessions, d’une adaptation aux thèses des autres. C’est l’espace du débat, de la contradiction, du compromis et enfin de la recherche du consensus.

Les groupes de cause du deuxième collectif CPE n’inscrivent pas leurs actions sociale et politique dans une logique de contestation ou de remise en cause du collectif Alerte ainsi que le confirme Jean-Baptiste Eyraud du DAL, en déclarant : « nous n’avons pas créé le collectif « CPE » pour concurrencer le collectif « Alerte » » 444 . Les créateurs du collectif CPE souhaitent se réunir pour élaborer leurs propositions afin de pouvoir prendre part au processus d’élaboration de la loi. La participation de ce collectif à l’œuvre de construction de la loi ne sert pas à contester la légitimité de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale ou même celle des grandes organisations caritatives nationales qui sont membres du premier collectif Alerte. La création du second collectif ne constitue dans l’esprit de ses fondateurs, ni une atteinte à la légitimité du collectif Alerte, ni l’expression de la volonté de le concurrencer :

‘« Ce n’était pas un contrepoids. Ça n’a pas été pensé comme ça après dans les faits ça a pu apparaître comme ça parce que du coup il y avait deux groupes qui travaillaient de façon parallèle hein... nous en gros au milieu mais on était plusieurs à être dans les deux collectifs. Il y en avait 3 ou 4 qui étaient dans les deux collectifs. Non, ce n’était pas l’histoire de faire contrepoids, c’était vraiment de faire avancer les choses et puis nous à Médecins du Monde, on est très pragmatique. On se dit si ça avance bien avec ce groupe, on fait avec ce groupe et puis après on verra avec l’autre, ça ne nous a pas posé de problème difficile » 445 . ’

Les responsables du collectif CPE ne se positionnent pas en adversaires du collectif Alerte : « nous n’étions pas en concurrence contre le collectif Alerte parce que […] on n’est pas sur le même champ »  446 . Ces derniers souhaitent plutôt apparaître comme un collectif dont l’action s’inscrit dans une logique complémentaire à celle du collectif Alerte. Autrement dit, bien que le collectif CPE ne se positionne pas en contestataire de la légitimité de l’action du collectif Alerte, la création du deuxième collectif n’est pas bien vu par certains groupes de cause membres du premier collectif 447 .

Le malaise des grandes organisations caritatives membres du collectif Alerte semble résider dans le fait de voir un des leur prendre la décision de travailler avec les groupes radicaux, c’est-à-dire avec ceux dont les modes opératoires, le niveau de revendications et les propositions se distinguent de ceux des groupes réformistes. L’alliance que l’organisation Médecin du Monde établit avec les groupes radicaux s’explique par la volonté de cette dernière de mettre en valeur ses revendications qui n’ont pas pu recueillir le soutien des groupes de cause du collectif Alerte.

En pratique et alors qu’il coordonne l’action du collectif CPE, Médecins du Monde n’a jamais cessé de faire partie et même de participer aux travaux du collectif Alerte. Cette double appartenance n’est pas appréciée par les autres groupes de cause du collectif Alerte. Mais pour Médecins du monde, le plus important était de faire avancer ses propositions. En effet, pour le représentant de l’Uniopss, l’initiative de Médecins du Monde n’est pas, au fond, un acte contre nature,  ni même surprenant puisque l’action de l’organisation des Médecins en tant que mouvement qui agit concrètement sur le terrain au côté des plus démunis correspond parfaitement à la philosophie d’action des groupes de cause radicaux : 

‘« Ce qui est sûr, c’est que Médecins du monde a des relations avec des associations qui ne sont pas membres de l’Uniopss, notamment des associations comme le DAL, association des chômeurs ou comme des associations d’immigrés, GISTI… des associations comme ça qui ne travaillent pas habituellement avec l’Uniopss, qui ne sont pas adhérentes. Donc, ça ne me choque pas du tout que Médecins du Monde ait créé un autre collectif, c’est avec d’autres associations que ce collectif très vraisemblablement ait constitué et non pas avec les mêmes associations que celles qui sont dans le collectif « Alerte ». Donc c’est assez légitime que Médecins du monde puisse… ce qui est important, c’est qu’on le fasse en bonne intelligence c’est-à-dire sans que l’on cherche à marcher sur les pieds des autres » 448 .’

Même si l’initiative de Médecins du Monde a été peu comprise par les groupes de cause du collectif Alerte, elle est toutefois respectée. Pour Nathalie Simonnot, l’action de Médecins du Monde a été, au fond, peu appréciée par les autres groupes de cause du collectif Alerte. Ceux-ci n’hésitaient pas d’ailleurs à le lui faire savoir. Elle avoue que l’attitude de leurs « alliés » de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale et du collectif Alerte n’était plus la même dès la création du collectif CPE. Ainsi, si certaines organisations du collectif Alerte respectent le choix de Médecins du monde qui consiste à animer et à coordonner les activités d’un deuxième collectif tout en restant membre du collectif Alerte, d’autres ne comprennent pas et n’acceptent pas en réalité cette initiative. Pour ceux-là, l’existence du deuxième collectif est vécue comme une initiative gênante :

‘« Les responsables d’autres mouvements de solidarité de l’Uniopss disaient que c’était intéressant comme démarche, mais que c’était trop tôt, que ce n’était pas le bon moment, etc. Qu’elles voulaient voir et que en gros ça les dérangeait dans leur travail. Donc, on ne peut pas dire vraiment qu’on ait été compris sinon on aurait eu moins de difficultés » 449 . ’

Outre Médecins du monde, d’autres groupes de défense de la cause des plus démunis n’ont cessé d’appartenir aux deux collectifs : ATD Quart-monde, la Coorace et la Fnars par exemple. Toutes ces organisations « pactisent » à la fois avec les groupes de cause « institutionnels » et les organisations radicales. L’aptitude de l’organisation Médecins du monde à travailler dans les deux collectifs se justifie par la philosophie d’action et l’histoire même de ce mouvement. Car cette organisation se présente comme un groupe de cause qui a une capacité à mener des actions communes avec des organisations radicales :

‘« […] Je veux dire que quand on est dans une mission à l’étranger, si on est en train de construire un dispensaire, on travaille avec la communauté et on travaille aussi avec le ministère de la santé pour que le dispensaire ait une pérennité, etc. Donc ça s’est inscrit dans l’histoire de Médecins du monde. C’est pas forcément écrit dans l’histoire de toutes les associations » 450 .’

Comme Médecins du Monde, tous les autres groupes de cause membres des deux collectifs construisent des actions communes avec les organisations radicales. Toutefois, celles-ci ont lieu dans les limites de la légalité. La cohabitation de Médecins du Monde avec les groupes de cause radicaux semble, officiellement, se limiter à la partie « intellectuelle », c’est-à-dire à l’action de médiation et donc à l’articulation de la demande des « exclus » dans le cadre de la négociation institutionnelle. La proximité « intellectuelle » est le seul point commun que les deux catégories d’acteurs sociaux partagent. Ainsi, il n’est pas question pour les organisations Médecins du monde, ATD Quart-monde, la Coorace et la Fnars de se « déployer » sur la place publique pour exprimer leurs revendications comme le font les groupes radicaux. En somme, bien qu’associés dans une démarche discursive commune, les groupes réformistes du collectif CPE  ne prennent jamais part à l’occupation des espaces publics, surtout que ces actions se situent souvent à la limite de la légalité :

‘« Ce n’est vraiment pas dans la culture des gens de Médecins du Monde d’aller manifester, d’une part et d’autre part, on travaille très souvent le samedi, ça nous paraît très hypocrite de dire qu’on appelle à manifester avec un tel alors qu’après il n’y a personne de Médecins du Monde. On préfère pas appeler à manifester si on n’est pas sûr qu’il y ait du monde, voilà. Or, on ne peut pas être sûr. Donc, ce qu’on fait par contre, c’est que en interne on passe l’information, les gens y vont à titre individuel hein, rarement d’ailleurs. Moi, je sais qu’à certaines manifestations du DAL, je me suis retrouvé seul membre de Médecins du Monde. C’est rare, les gens ne manifestent pas beaucoup, hein, par contre par exemple samedi dernier .... Je sais qu’il y a eu plein de gens de Médecins du Monde mais pas avec un truc de Médecins du Monde » 451 .’

En fait, les organisations de défense de la cause des plus démunis Médecins du Monde, ATD Quart-monde, la Fnars et la Coorace travaillent certes avec les organisations sociales radicales, mais elles tiennent à sauvegarder leur image de groupes de cause « respectables ». Ainsi, même s’il est lié aux organisations radicales par un « Pacte » d’alliance stratégique, Médecins du Monde ne participe pas officiellement aux manifestations organisées par les organisations de chômeurs et de précaires :

‘« Mais, oui parfois ils disent vous pouvez nous soutenir là. Mais cela sert à quoi ? Je vous dis oui, je vous soutiens et alors il n’y a aura personne à la manifestation. Ce n’est pas notre façon de faire. On vous soutient autrement. On est avec vous autrement. On travaille, on fait le collectif. On porte le collectif à bout le bras, mais voilà on se bat, mais... à chacun son truc, à chacun son truc. » 452 . ’

Les groupes de cause ATD Quart-monde, la Fnars et la Coorace et Médecins du monde ont fait le choix, bien qu’appartenant au collectif CPE d’explorer les « espaces » institutionnels pour faire prévaloir leurs propositions. Ce mode d’action diffère de celui des groupes radicaux. Ces derniers préfèrent souvent poser des actes qui se situent à la limite de la légalité. Pour certains groupes radicaux tel qu’Agir ensemble contre le Chômage  la présence « passive » de Médecins du Monde lors des manifestations est regrettable,

‘« Avec Médecins du Monde, on s’est côtoyé sur des luttes, eux voulant apparaître uniquement dans un rôle humanitaire et du tout revendicatif. C’était par exemple le cas sur les luttes sur les sans papiers ou sur les luttes sur les sans logements [ ] on a signé ensemble des déclarations, des pétitions..., mais ce n’est pas une organisation qui manifeste... » 453 . ’

Le collectif CPE est composé de deux catégories de groupes de défense de la cause des plus démunis : ceux qui privilégient la négociation institutionnelle tels Médecins du monde, Emmaüs, ATD Quart–Monde, la Coorace et la Fnars, et ceux qui « réquisitionnent » des bâtiments publics et privés et les voies publiques : ce sont les groupes radicaux. On pourrait penser que les premiers, c’est-à-dire les réformistes  se servent de l’agressivité et de l’action « révolutionnaire » des groupes radicaux pour convaincre les décideurs politiques de la « viabilité » de leurs revendications et autres propositions. Ainsi, travailler avec les groupes radicaux peut apparaître comme une démarche stratégique pour les groupes réformistes.

La mise en « lumière » des propositions des groupes réformistes peut être considérée comme une sorte de « victoire » pour ces derniers puisque sans cette alliance stratégique, les propositions des réformistes n’auraient peut- être pas été prises en compte par les décideurs politiques ou même gagner en visibilité. Quant aux groupes radicaux,  leur alliance avec certaines grandes organisations caritatives nationales interlocuteurs des pouvoirs publics leur fait acquérir une « aura » d’organisations « institutionnelles ». Ainsi, les radicaux peuvent comme les réformistes, prétendre accéder au statut d’interlocuteurs légitimes des pouvoirs publics.

Notes
443.

 Entretien n°4 avec Nathalie Simonnot.

444.

Entretien n° 21 avec Jean-Baptiste Eyraud.

445.

Entretien n° 4 avec Nathalie Simonnot, coordinatrice du collectif Contre la précarisation et la pauvreté.

446.

Entretien n° 21 avec Jean-Baptiste Eyraud, Président de l’association Droit Au Logement.

447.

Entretien n° 4 avec Nathalie Simonnot, « Les associations membres du collectif « Alerte » disaient que c’était intéressant [la création du collectif CPE ] comme démarche mais que c’était trop tôt. En fait l’existence de ce second collectif les dérangeait. On ne peut pas vraiment dire qu’on avait été compris sinon an aurait eu moins de difficultés ».

448.

Entretien n° 11 avec Bruno Grouès, conseiller technique à l’Uniopss.

449.

Entretien n° 4 avec Nathalie Simonnot, coordinatrice du collectif Contre la précarisation et l’exclusion.

450.

Ibid.

451.

Entretien n° 4 avec Nathalie Simonnot, siège de Médecins du Monde à Paris, le 17 mars 2003.

452.

Ibid.

453.

Entretien n° 10 avec Eric Ducoing, membre d’AC ! Paris, le 17 mars 2003.