C/ Les cabinets ministériels et les Commissions Parlementaires, comme « lieux » de rencontre entre décideurs politiques et leaders de groupes de cause

Les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin ont fait de leur projet de loi relatif au Renforcement de la cohésion sociale et à la Lutte contre les exclusions, des projets essentiellement interministériels. Le caractère interministériel de ces projets s’illustre par la participation de près d’une quinzaine de ministères à la construction de cette loi 454 .

Sous le gouvernement d’Alain Juppé, le projet de loi de renforcement de la cohésion sociale était ainsi co-piloté par le ministre des Affaires sociales Jacques Barrot et le secrétaire d’Etat à l’action d’Urgence Xavier Emmanuelli, alors que sous le gouvernement de Lionel Jospin, le projet de loi de lutte contre les exclusions était coordonné par la ministre de l’Emploi et de la Solidarité Martine Aubry. Ces trois membres du gouvernement avaient la direction des deux projets. Les ministres impliqués dans le processus de construction de la loi prennent soin pour mener à bien ce projet de loi de nommer, dans leur cabinet ministériel respectif, un conseiller en charge du projet de loi. L’institutionnalisation des conseillers « exclusion » dans chaque cabinet ministériel facilite le dialogue entre les décideurs politiques ministériels et les acteurs sociaux. Ainsi, pour « pénétrer » les sphères ministérielles, les responsables de groupes de cause utilisent les « canaux » de dialogue prévus à cet effet par les pouvoirs publics.

La nomination dans chaque cabinet ministériel d’un conseiller spécial « exclusion sociale » 455 témoigne de l’intérêt que les pouvoirs publics porte à ce projet de loi ainsi qu’au dialogue avec les représentants des plus démunis. En pratique, les conseillers « exclusions sociales » avaient en charge l’accueil et la négociation avec les acteurs sociaux sur le volet spécifique qui concerne son ministère 456 . Les responsables de groupes de cause négociaient donc directement avec les membres des cabinets ministériels en charge du dossier « exclusion » 457 .

La décision des acteurs politiques de structurer les cabinets ministériels par la nomination d’un référent « exclusion » est une stratégie mise en place initialement par les ministres du gouvernement d’Alain Juppé puis repris par ceux du gouvernement de la majorité plurielle. Cette stratégie a certainement permis de rapprocher ces gouvernements des groupes de cause. Ces « correspondants » ministériels ont largement facilité « l’intégration » des groupes de cause dans l’espace institutionnel ministériel 458 . Une telle « structuration » des cabinets ministériels est la manifestation concrète de la volonté des pouvoirs publics de consulter et d’associer les groupes de cause au processus de construction de la loi.

Nous pensons que la décision des pouvoirs publics de structurer les cabinets ministériels en nommant un référent « exclusion « a beaucoup facilité le dialogue entre le gouvernement de Lionel Jospin et les groupes de défense de la cause des plus démunis 459 . La nomination d’un conseiller spécial » projet de loi » témoigne aussi de la reconnaissance de l’expertise légitime des groupes de cause. En fait, l’intervention des groupes de cause tout au long du processus de construction de la loi nous amène à affirmer que les gouvernements et le Parlement considèrent ces organisations sociales comme des partenaires pertinents de lutte contre les exclusions.

Concrètement, les responsables de groupes de défense de la cause des plus démunis rencontrent régulièrement les membres des cabinets ministériels en charge des projets de loi de Renforcement de cohésion sociale 460 et de Lutte contre les exclusions. En effet, les conseillers en charge du projet de loi de la ministre de l’Emploi et de la Solidarité Martine Aubry consultent, dès l’été 1997, les organisations sociales qui interviennent dans la champ de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion,

‘« …les responsables nationaux des différents partis politiques s’engagent à demander, en priorité, au gouvernement mis en place après les élections, de soumettre à nouveau à la discussion du Parlement, dès les premières semaines de la législature, un projet de loi renforçant la lutte contre l’exclusion » 461 . ’

Les réunions de concertation et de négociation qu’organisent les membres du cabinet de la ministre Martine Aubry s’inscrivent dans la dynamique initiée par les conseillers du cabinet des ministres Jacques Barrot et Xavier Emmanuelli. Ces rencontres avaient pour objet de recueillir les avis, les suggestions et les propositions des responsables des groupes de cause et des leaders des collectifs Alerte et CPE 462 . Plusieurs organisations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion furent invitées à s’entretenir avec les membres du cabinet de Martine Aubry. Ces rencontres sont le « lieu » d’échanges et d’analyses du projet de loi.

Lors de ces rencontres, les groupes de cause tentent de faire prévaloir vis-à-vis des représentants des pouvoirs publics l’expertise qu’ils ont de la problématique de l’exclusion et de la pauvreté. On peut juger de la dimension « experte » de ces organisations sociales à travers leur capacité à mobiliser des « spécialistes » dans chaque domaine. Ainsi par exemple, lors d’unerencontre avec les membres du ministère des affaires sociales, le collectif CPE se présente avecune délégation composée de sept personnalités, toutes spécialistes d’un domaine de l’exclusion. On peut citer : Jean Desessart du Mouvement national des Chômeurs et Précaires (Emploi-Formation-Ressources),  Jean-Baptiste Eyraud de Droit au logement (Logement), Dr Jacky Mamou de Médecins du Monde (santé), Jean-Claude Amara de Droits devant !, Jean-François Martini du Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés, Bernadette Hetier du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples.

Les rencontres entre représentants de groupes de défense de la cause des plus démunis et pouvoirs publics forment des « espaces » de concertations et d’échanges de points de vue entre différents acteurs impliqués dans le processus de construction de la loi. Les autorités ministérielles proposent aux responsables de groupes de cause la vision du projet qu’ils préparent. En retour, les responsables d’organisations de défense de la cause des plus démunis cherchent à attirer l’attention des représentants de cabinets ministériels sur les approches qu’ils ont de la loi, en exposant aux acteurs publics leur « propre » représentation et philosophie.

En réalité les rencontres avec les autorités publiques font figure d’actes de reconnaissance et d’affirmation du statut d’acteurs pertinents des pouvoirs publics. Ces réunions de travail sont l’occasion pour les responsables de groupes de cause de faire prévaloir leur « qualité » de représentants légitimes des plus démunis et de la faire accepter aux représentants du gouvernement et du Parlement. Le dialogue avec les leaders de groupes sociaux permettent aux représentants des cabinets ministériels de cerner les intentions des organisations sociales, d’identifier leurs particularités, leurs sensibilités et de prendre connaissance des propositions de tel groupe de cause par rapport à tel autre ou de tel collectif par rapport à tel autre collectif. Finalement, les discussions avec les responsables ministériels 463 rapprochent les deux catégories d’acteurs en termes de savoir et de connaissance du phénomène social devenu problème public à traiter.

La réalité du dialogue entre ces deux catégories d’acteurs témoigne de la volonté des pouvoirs publics de consulter et d’associer les groupes de cause au processus de construction de la loi. En agissant ainsi, les décideurs politiques refusent de faire de la loi contre les exclusions, un texte qui ne serait que le résultat de la réflexion élaborée au Parlement, dans les administrations publiques et les cabinets ministériels. L’intervention des groupes de cause dans le processus de construction de la loi renforce l’idée selon laquelle les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin et les parlementaires considèrent les groupes de défense de la cause des plus démunis comme des partenaires pertinents de lutte contre les exclusions.

Comme les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin, les parlementaires ont mis, eux aussi, en place des « cadres » institutionnels de concertation avec les groupes de cause. Lesreprésentants des collectifs Alerte, CPE et GTI ont ainsi été entendus à l’Assemblée nationale successivement au sein de la Mission d’information commune à plusieurs commissions sur la prévention et la lutte contre les exclusions, puis par la Commission spéciale mise en place à la demande du gouvernement après le dépôt du projet de loi.

L’institutionnalisation d’une Mission spéciale d’information est un cadre de réflexion, de concertation et d’analyse du phénomène d’exclusion sociale qui permet aux parlementaires de recueillir les approches et les propositions des défenseurs de la cause des plus démunis. Cet organe est d’autant plus utile qu’il permet aux parlementaires de prendre connaissance de la vision que chaque groupe de cause se fait de la lutte contre les exclusions sociales.

Au niveau du Sénat, les représentants de collectifs de groupes de cause ont aussi été auditionnés par le groupe d’études sur la lutte contre l’exclusion et par la Commission des Affaires sociales sur le projet de loi. Ces structures « spéciales » internes au fonctionnement du Parlement servent de « cadre » de rencontres et d’écoute des avis des experts et des groupes de défense de la cause des plus démunis qui agissent dans le champ « exclusion » dans le but de mieux analyser le phénomène d’exclusion 464 . C’est une démarche qui vise à comprendre les causes de l’exclusion, ses manifestations et ses formes afin de bâtir un texte de loi qui soit le reflet du caractère multidimensionnel de ce phénomène social.

En pratique, le dialogue que les parlementaires entretiennent avec les groupes de cause et parlementaires sont des auditions. Celles-ci permettent aux organisations de défense de la cause des représentants des plus démunis de leur expliquer leurs approches et visions de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion, et d’apporter ainsi leurs analyses, leur expertise et leur savoir aux parlementaires 465 .

Cette démarche de dialogue en direction des institutions étatiques ne contribue-t-elle pas à faire des groupes de défense de la cause des plus démunis de quasi-acteurs publics ?

Notes
454.

Outre Jacques Chirac, le Président de la République et le Premier ministre, Lionel Jospin, seize ministre ont contribué à l’élaboration de la loi contre les exclusions sociales : la ministre de l'emploi et de la solidarité, Martine Aubry ; le garde des sceaux, ministre de la justice, Elisabeth Guigou ; le ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, Claude Allègre ; le ministre de l'intérieur, Jean-Pierre Chevènement ; le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, Dominique Strauss-Kahn ; le ministre de l'équipement, des transports et du logement, Jean-Claude Gayssot ; la ministre de la culture et de la communication, Catherine Trautmann ; le ministre de l'agriculture et de la pêche, Louis le Pensec ; La ministre de la jeunesse et des sports, Marie George Buffet ; la ministre déléguée chargée de l'enseignement scolaire, Ségolène Royal ; le secrétaire d'Etat à la santé, Bernard Kouchner ; le secrétaire d'Etat à l'outre mer, Jean-Jack Queyranne ; le secrétaire d'Etat au budget, Christian Sautter ; le secrétaire d'Etat aux petites et moyennes entreprises, au commerce et à l'artisanat, Marylise Lebranchu ; le secrétaire d'Etat au logement, Louis Besson.

455.

Archives Uniopss, document du cabinet de la ministre Martine Aubry daté du 16 octobre 1997 : durant tout l’été 1997, de nombreuses réunions bilatérales ont eu lieu entre responsables d’organisations de défense de la cause des plus démunis et membres de cabinets ministériels concernés par ce projet de loi.

456.

Archives de la Fédération Entraide Protestante, lettre datée du 7 février 1997 : ce sont les cabinets du Ministre du travail et des Affaires sociales et du Secrétariat d’Etat à l’Action Humanitaire d’Urgence qui envoyaient des invitations aux acteurs sociaux. Voir la lettre que le Directeur général de l’Uniopss adresse aux membres de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion  afin qu’ils participent à la réunion de travail auxquels ils sont invités au Ministère du Travail et des Affaires sociales, le lundi 17 février à 14 heures.

457.

Nous avons trouvé aux sièges de groupes de défense de la cause des plus démunis plusieurs compte-rendus de rencontres de travail entre membres de cabinets ministériels et leaders de groupes de cause. Nous citons pour exemples, Archives de la Fédération Entraide Protestante, compte-rendu de la rencontre à l’Hôtel Matignon entre M. Antoine Durrleman, conseiller social auprès du Premier ministre Alain Juppé et Mrs Hubert Pfister et Robert Mollet, délégués par le Conseil d’administration de l’Entraide protestante, Paris, 30 janvier 1996 ; Archives de la Fédération Entraide Protestante : compte rendu de la rencontre entre Serges Milano, conseiller social du ministre du Travail et des Affaires sociales et Bernard Rodeinstein, Robert Mollet et Miriam Le Monnier, responsables de l’Entraide Protestante, Paris 20 juin 1996.

458.

Archives Médecins du Monde, par exemple, les groupes de défense de la cause des plus démunis mènent le combat pour l’éradication de la pauvreté et de l’exclusion jusqu’au sein du gouvernement même puisqu’ils ont été souvent plaidés pour leurs propositions auprès des ministres en charge des projets de loi contre l’exclusion. Une délégation du collectif » Alerte » a été reçue le 23 mars 1996 par Martine Aubry, ministre de l’emploi et de la solidarité. « Les associations jugent insuffisantes les mesures envisagées contre l’exclusion », Le Monde, 27 mars 1998, p.7. Archives ATD Quart-Monde, document, la lettre de remerciement qu’ATD Quart-Monde adresse au ministre Jacques Barrot. Pierrelaye, 03 mai 1996. ATD Quart-Monde a été reçu par exemple par le ministre Jacques Barrot le 29 mars 1996.

459.

Archives Médecins du Monde, document : « A l’attention du collectif inter-associatif contre la précarisation et les exclusions », Paris, 30 août 1996. Il y est fait mention des dates d’audition : 11 juin 1996, le collectif CPE sera reçu par la Commission des Affaires Sociales du sénat ; 9 juillet 1996 par Serges Milano, conseiller social du ministre Jacques Barrot et enfin le 26 juillet 1996 par Xavier Emmanuelli, Secrétaire d’Etat à l’Action Humanitaire d’Urgence.

460.

Archives Médecins du Monde, document du Collectif Contre la précarisation et l’exclusion aux membres de ce collectif, Paris, 7 novembre 1996. Les rencontres entre représentants du gouvernement d’Alain Juppé et les leaders de groupes de cause commencent en été 1996 et s’étendent même bien au-delà. Le collectif CPE est auditionné en novembre 1996 par M. Serge Milano, conseiller technique du ministre de l’Emploi et des Affaires sociales, Jacques Barrot, ministres des Affaires sociales. Les dates de rencontres entre représentants des pouvoirs publics et organisations de défense de la cause des plus démunis sont souvent prises d’une commun accord.

461.

Archives Médecins du Monde : communiqué de presse de l’Uniopss du 24 avril 1997. Il convient de préciser que très déçus par la dissolution de l’Assemblée nationale en avril 1997, les organisations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale n’en démordent pas. Elles se mobilisent davantage et mettent la pression sur les décideurs politiques puisqu’ils souhaitent que les principaux candidats à l’élection présidentielle de 1995 prennent « Des engagements fermes et sans délai pour renforcer la lutte contre l’exclusion ».

462.

Le 14 mars 1996 le collectif Alerte tient une conférence de presse. Au terme de celle-ci, les principaux animateurs de ce regroupement de groupes de cause ont remis au Ministre du Travail et des Affaires Sociales Jacques Barrot et au Secrétaire d’Etat de l’Action humanitaire Xavier Emmanuelli le texte contenant l’ensemble de leurs propositions.

463.

Archives Médecins du Monde : dans un courrier adressé à M. Roger Lacan, directeur de cabinet auprès de Monsieur le Secrétaire d’Etat à l’Action Humanitaire d’Urgence, le docteur Claude Moncorgé en sa qualité de Vice-Président et de coordonateur du collectif CPE remercie celui-ci de la « bonne séance de travail que le collectif « Contre la précarisation et les exclusions » a pu avoir avec lui le 12 novembre 1996 ». Paris, 14 novembre 1996.

464.

Archives Médecins du Monde. Dans une correspondance adressée au collectif CPE, le coordonnateur de ce groupe demande aux représentants de Médecins du Monde de bien vouloir se faire auditionner le 11 juin 1996 à 11 heures 30 : « Vous avez bien voulu accepter d’être entendu par le Groupe d’études dans le cadre de l’audition de la coordination Mission France sur les objectifs et le contenu d’une future loi-cadre contre l’exclusion », ( lettre datée du 6 juin 1996 ).

465.

Ces explications concernent aussi bien l’histoire, c’est-à-dire le processus historique d’émergence de l’idée d’une loi d’orientation contre les exclusions que les principes et les objectifs que poursuivent les acteurs sociaux et politiques, auteurs de cette loi.