A/ Des groupes de cause porteurs de « l’exclusion » comme problème public 

Les responsables des collectifs Alerte, CPE et GTI s’accordent à soutenir l’adoption d’une loi d’orientation contre les exclusions. Pour ces derniers, les pouvoirs publics doivent jouer un rôle déterminant puisque « les situations de pauvreté et d’exclusion sociale revêtant un caractère multidimensionnel, seul un dispositif durable et décloisonné sera de nature à apporter des réponses réellement efficaces pour les conjurer » 466 .Ainsi, les responsables de groupes de cause ont, tout au long du processus de construction de la loi, toujours cherché à faire valoir leurs représentations de l’exclusion auprès des décideurs politiques dans différents cabinets ministériels et dans les Commissions Parlementaires 467 .

Cette démarche était orientée vers les acteurs politiques, et ce, d’autant plus que la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss a pour fonctions de préparer et de suivre le processus d’élaboration de la loi, de nourrir une relation « amicale » avec les pouvoirs publics, de nouer des contacts avec les entreprises  468 , et enfin de dresser des bilans des programmes d’actions sociales des pouvoirs publics 469 .

La Commission de l’Uniopss fait figure de « lieu » de rencontres des responsables de groupes de cause 470 . Elle sert de cadre de réunions pour diverses raisons : soit pour échanger leurs points de vue sur le rapport du Conseil Economique et social 471 par exemple ; soit pour examiner les projets et les programmes que proposent les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin 472 . Le travail de cette Commission peut aussi consister à valider ou consolider les actions publiques des groupes de cause membres telle la validation du bilan de la campagne Alerte 473 .

La Commission de l’Uniopss, conformément à ses attributions, se veut être une force de propositions, à caractère social. Elle le manifeste et le réaffirme à chaque étape de l’élaboration de la loi contre les exclusions. Cet engagement se décompose en trois séquences : d’abord, elle peut, sur la base de ses réflexions, concevoir un projet à partir des propositions qui sont élaborées par les groupes de cause membres. Elle prépare des propositions et les présente donc aux autorités gouvernementales. Ensuite, elle a le droit, tout au long du processus de construction, d’examiner le projet gouvernemental, c’est-à-dire de soutenir telle ou telle disposition prévue par le gouvernement en tentant d’influencer ou de convaincre directement les autorités ministérielles ou les parlementaires du bien fondé des positions qu’elle défend. Enfin, elle peut, après le vote de la loi, donner des avis sur les décrets d’application et se prononcer sur les conséquences pratiques de ces décrets sur les plus démunis. La capacité d’action des collectifs Alerte et CPE s’illustre aussi à travers la capacité à « saisir » l’opinion publique et les acteurs politiques.

L’utilisation des médias constitue une des stratégies essentielles des groupes et collectifs pour « exister » en tant que quasi-acteurs publics. En effet, les collectifs Alerte et CPE et les groupes de cause à titre individuel ont régulièrement recours aux médias pour informer l’opinion publique sur leurs propositions, approches et revendications, mais aussi pour interpeller les responsables politiques. Toute cette activité participe à la contribution des groupes de cause à l’orientation et au contenu du texte de loi.

Les organisations de défense de la cause des plus démunis ont réussi, grâce à l’intervention des médias, en particulier La Croix et France inter, a favorisél’inscription sur l’agenda politique de la thématique de « l’exclusion sociale » puisque Jacques Chirac, Lionel Jospin et Edouard Balladur, principaux candidats à l’élection présidentielle de 1995, s’étaient clairement prononcés en faveur de mesures législatives pour lutter contre ce « mal » social. Ils avaient tous fait le choix de créer des institutions publiques nationales et locales afin d’évaluer, d’analyser et d’éradiquer l’exclusion.

La prise de position des responsables politiques en faveur de l’adoption de la loi contre les exclusions révèle que la demande des organisations de défense de la cause des plus démunis a été bien accueillie par les candidats à l’élection présidentielle. L’action entreprise par les organes de presse La Croix et France inter a le mérite, sous l’inspiration des groupes de défense de la cause des plus démunis, d’obliger les acteurs politiques à prendre un engagement devant les représentants des « exclus » 474 .

Mieux structuré que le collectif CPE et doté de spécialistes en communication, le collectif Alerte a tenu, de mars 1995 à mars 1998, quatre conférences de presse 475 . Celles-ci avaient pour buts, soit de manifester son impatience face à la lenteur du gouvernement d’Alain Juppé de publier le projet de loi ; soit d’exprimer l’orientation de la loi qu’il souhaite voir mise en œuvre ; soit enfin de commenter les débats à l’Assemblée nationale et au Sénat. A chacun de ces conférences de presse, les leaders de groupes de cause donnaient leurs avis et présentaient à l’opinion publique « leur » propre représentation de l’exclusion. Par ces interventions, les groupes de cause exprimaient leurs incertitudes, leurs satisfactions. Bref, ils mettaient à profit ces instants de communication avec les médias pour alerter l’opinion publique sur l’état d’avancement de la lutte contre les exclusions.

Les sondages réalisés par la Fnars et La Croix, à la demande des groupes de cause, permettent d’évaluer le niveau de préoccupation que les Français accordent à la problématique de l’exclusion, de se donner un nouveau souffle, une nouvelle dynamique pour faire pression contre les pouvoirs publics. Les enquêtes constituent le meilleur moyen pour ces organisations de maintenir une certaine forme de « communion » avec les personnes exclues. Ils constituent, par ailleurs, la stratégie à laquelle les organisations de solidarité ont recours pour légitimer leurs actions et consolider leur statut de médiateurs sociaux des plus démunis. Quant aux partenaires sociaux 476 , ils conçoivent l’exclusion exclusivement sous un angle économique. Pour ceux-ci, la lutte contre l’exclusion doit passer par la prise de mesure d’ordre financier 477 .

Pour les groupes de cause, les sondages font partie des stratégies qu’ils mettent en place pour faire de la question de l’exclusion sociale un problème public. A l’unisson, les personnes interrogées reconnaissent que la société compte de plus en plus d’exclus et de pauvres et admettent par, conséquent, que cette situation les préoccupe davantage car les effets de l’exclusion et de la pauvreté sont néfastes pour la cohésion sociale. Ils se disent angoissés de devenir un jour « exclus ».

Ces sondages présentent l’exclusion comme une situation particulièrement inhumaine voire même comme une atteinte à la dignité humaine. Nous pouvons légitimement penser que le résultat de ces sondages traduit aussi une certaine forme de pression que les groupes de cause exercent sur les décideurs politiques en espérant ainsi mobiliser l’opinion publique 478 .

Les organisations de défense de la cause des plus démunis 479 recourent souvent aux sondages 480 . Cette stratégie répond à un seul objectif : légitimer leur engagement et susciter l’adhésion du « plus grand nombre » et des décideurs politiques au combat qu’elles mènent 481 . Selon ces sondages 482 , « l’exclusion » constitue l’une des préoccupations majeures de la société 483 .

Notes
466.

Archives Uniopss, document Commission Lutte contre la Pauvreté et l’Exclusion  : « La nécessaire transformation du dispositif institutionnel de lutte contre la pauvreté et l’exclusion » daté du 5 octobre 1995.

467.

La dissolution de l’Assemblée nationale en avril 1997 avait suscité une vive protestation de la part des responsables de groupes de cause.

468.

Archives de la Fédération Entraide Protestante, compte rendu de la réunion de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion, le 1er avril 1993.

469.

Archives de la Fédération Entraide Protestante, comptes rendu des réunions de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion, des 4 juin 1987, 8 février 1988 et de juin 1991.

470.

Archives Uniopss, compte rendu de la réunion de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss, juin 1991.

471.

Archives de la Fédération Entraide Protestante, compte rendu de la réunion de la Commission « Lutte contre la pauvreté et l’exclusion » de l’Uniopss consacré au rapport du Père Joseph Wresinski « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », 21 mai 1987.

472.

Archives Uniopss, compte rendu de la réunion de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss, 6 mars 1998.

473.

Archives Uniopss, compte rendu de la réunion de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion » de l’Uniopss, 18 décembre 1997.

474.

Pour Le Monde, « l’essentiel est, évidemment, que le futur président de la République ait pleinement conscience de l’ampleur de l’exclusion en France et qu’il promette de la combattre à l’aide d’un arsenal enfin approprié, mais il est difficile de ne pas remarquer que c’est l’associatif qui a fait, au préalable, le travail du politique », Michel Castaing,« MM. Balladur, Chirac et Jospin sont d’accord pour proposer une loi-cadre contre l’exclusion », Le Monde 29 mars 1995, p. 7.

475.

13 mars 1995 : présentation à la presse de leurs propositions sous le titre : « Pour un pacte contre la pauvreté et l’exclusion » ; 14 mars 1996, Alerte saisit le ministre des Affaires sociales, Jacques Barrot et le Secrétaire d’Etat à l’Action Humanitaire, Xavier Emmanuelli ; 2 octobre, les collectifs Alerte  et CPE donnent leurs avis sur l’avant-projet de loi relatif au renforcement de la cohésion sociale et enfin le 2 mars 1998, Alerte présente ses propositions alors que le projet de loi relatif à la lutte contre les exclusions sociales est sur le point d’être publié par la ministre Martine Aubry.

476.

CFDT, FO, CGT, CNPF, CFTC, CGC.

477.

Le Monde, 10 janvier 1998, p. 7.

Pour la CFDT, il faut « augmenter les minima sociaux » et généraliser « l’allocation de remplacement pour l’emploi », un dispositif créé par l’UNEDIC, voire, mettre en œuvre l’idée du retour de « l’allocation d’insertion pour les jeunes en complément du dispositif de mesures en faveur des jeunes qui a été instruit » ;

Pour FO il est nécessaire d’attribuer une « allocation d’attente » aux chômeurs ayant cotisé quarante ans et âgés de moins de soixante ans. Quant aux jeunes de moins de vingt-cinq ans, le secrétaire général du mouvement préconise l’intervention de « solidarité nationale » ;

La CGT se prononce pour une « revalorisation importante et le plus vite possible de l’ensemble des minima sociaux » ;

La CGC prône « une revalorisation des minima sociaux et de l’allocation spécifique de solidarité ».

478.

Archives Fnars : le sondage réalisé par la Fnars énonce les principaux handicaps contre lesquels il faut lutter : l’absence de revenu, de logement et le manque d’emploi. La surprise de ce sondage réside non pas dans l’identification des difficultés mais plutôt dans la forte élévation des pourcentages recueillis par rapport à ces handicaps. Ainsi, 87% de personnes interrogées avouent souffrir beaucoup de ne pas avoir de logement, 80% de ne pas avoir de travail et 71% de manquer d’argent. A contrario, les actes de lutte contre les exclusions qu’elles souhaitent voir le gouvernement prendre pour lutter contre ce phénomène social sont : la récupération de logements vides 50%, l’augmentation des minima sociaux 48% et l’extension du RMI aux moins de 25 ans pour 46%.

479.

Archives Fnars en janvier 1997, la Fédération nationale des organisations d’accueil et de réadaptation sociale réalise une enquête auprès des « Sans domicile fixe » afin de « mesurer » le niveau de détresse sociale de ces derniers. Trois figures d’exclusion retiennent les organisateurs de ce sondage d’opinion : le logement, l’emploi et les revenus. Pour la Fnars, « Toute personne a le droit de se voir offrir une chance permanente de réaliser un projet de vie autonome, qui implique non seulement l’accès à des ressources et à un toit mais aussi une réelle inscription sociale »  Sondage Fnars – La Croix – France Info – CSA, en association avec La Rue, Janvier 1997, in : « les positions de la Fnars face à l’actualité », le 21 janvier 1998.

480.

Archives Fnars, Sondage SOFRES – La Croix – Secours Catholique 7 septembre 1996 et Sondage CSA – La Rue – FNARS 1er octobre 1996.

481.

Ces sondages ont été effectués à la demande des organisations de solidarité, notamment du Secours Catholique et de la FNARS.

482.

Ces sondages sont l’occasion pour les mouvements de solidarité d’apprécier l’intérêt que les Français accordent au combat qu’ils mènent en vue d’éradiquer l’exclusion en tant que phénomène social. Les sondages ainsi réalisés s’articulent autour de quatre questions essentielles : les Français se sentent-ils menacés par l’exclusion ? Ont-ils peur de connaître la pauvreté ? Sont-ils prêts à aider les pauvres ? Quelles sont les priorités qu’ils souhaitent voir exécuter pour lutter contre l’exclusion ?

483.

Ces sondages révèlent que chaque famille se sent menacée pour l’un de ses membres. Et un Français sur deux avoue connaître des gens « qui vivent dans la pauvreté ». ces sondages prétendent qu’un Français sur deux craint « pour soi même ou l’un de ses proches de tomber dans la pauvreté ». Le manque de revenu, l’emploi et le logement constituent les principales mesures que les personnes sondées réclament pour lutter efficacement contre les exclusions. En effet, un Français sur trois se déclare prêt à aider les exclus, tandis qu’un autre tiers a de la sympathie pour les plus démunis. Les sondés souhaitent que les logements vides soient récupérés et mis à la disposition des personnes sans logis d’une part et d’autre part que soit donnée la priorité aux familles les plus démunies pour l’attribution des H.L.M. Par ailleurs, les Français souhaitent ardemment une modulation des allocations familiales en fonction des revenus, l’augmentation du R.M.I et la réduction du temps de travail avec réduction du salaire pour permettre de relancer l’embauche et réduire ainsi le chômage. Ces mesures sont celles qui emportent majoritairement leur adhésion.