B/ Les groupes de cause, quasi-acteurs publics par décision des pouvoirs publics ?

Les institutions gouvernementale et parlementaire ont la capacité de légitimer les groupes de cause dans la mesure où elles disposent du droit de choisir parmi les groupes de cause ceux avec lesquels elles veulent négocier. Depuis le milieu des années 1980, les grandes organisations caritatives humanitaires et sociales sont régulièrement associées aux actions publiques de lutte contre la pauvreté. En effet, les campagnes « Pauvreté-Précarité »  484 qui consistent à apporter de l’assistance aux pauvres avaient été initiées par le gouvernement de Laurent Fabius. Ces campagnes se caractérisaient par l’octroi de crédits aux organisations caritatives afin que celles-ci viennent directement en aide aux plus démunis. Avec la nomination d’Edouard Balladur au poste de Premier ministre, les opérations d’assistance aux plus démunis semblent prendre une nouvelle dimension, grâce notamment à l’attribution du label Grande cause nationale aux organisations membres de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale de l’Uniopss.

Le changement de registre de la question de la pauvreté et de l’exclusion sociale semble alors répondre à la volonté du Premier ministre Edouard Balladur d’anticiper sur une problématique sociale qui est en passe de devenir le sujet de débat politique dominant de l’élection présidentielle de mai 1995. La décision politique de « labellisation » des groupes de cause de la Commission de l’Uniopss a pour effet de renforcer la légitimité des groupes de cause qui la composent et l’animent. Ainsi, en attribuant le label Grande cause nationale à ces derniers, le Premier ministre Edouard Balladur cherche, semble-t-il, à marquer l’opinion publique. Par cette décision, Edouard Balladur admet que ces groupes de défense de la cause des plus démunis méritent d’accéder au statut d’interlocuteurs pertinents et légitime des pouvoirs publics 485  :

‘« Monsieur Edouard Balladur, Premier ministre, a décidé d’attribuer cette année le label de la grande cause nationale à une trentaine d’associations à vocation sociale et caritative, qui ont décidé de se coordonner pour organiser une campagne d’information radio-télévisé sur le thème de la solidarité face à la pauvreté. Les bénéficiaires de la grande cause nationale ont un droit d’accès privilégié aux chaînes publiques de radio et de télévision pour la diffusion de messages d’information. Le Premier Ministre souhaite en effet donner une ampleur toute particulière à cette campagne de sensibilisation, qui doit permettre la mobilisation d’un grand nombre de français en faveur de l’aide aux plus démunis… » 486  ’

La décision du Premier ministre Edouard Balladur d’attribuer le label Grande cause nationale a un effet certains sur la posture des groupes de cause. Désormais, ces groupes n’apparaissent plus comme de simples exécutants de projets ou de décisions gouvernementales. Ils ne veulent plus simplement « subir » les décisions des autorités gouvernementales. On assiste à un début d’ancrage des représentants des « exclus » dans l’espace politique. Ils envisagent désormais de participer à la conception des politiques publiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Pour l’Uniopss et les membres du collectif Alerte, par exemple, les pouvoirs publics doivent désormais les considérer comme des partenaires légitimes et pertinents en matière de lutte contre les exclusions. Car, selon ces organisations,

‘« La société doit affirmer sa confiance dans la capacité de chacun à construire et à refuser d’enfermer certains dans l’assistance. L’action des pouvoirs publics doit s’appuyer sur une plus grande expression des exclus, sur une meilleure connaissance de l’exclusion et une meilleure évaluation de l’impact des politiques mises en place » 487 . ’

La capacité revendicative des groupes de cause de la Commission de l’Uniopss en tant qu’acteurs publics est d’autant plus réelle que ceux-ci partagent en commun quatre valeurs essentielles, à savoir : la valorisation de la citoyenneté des plus pauvres ; la construction d’un projet commun contre la pauvreté et l’exclusion ; la « culture » d’une connaissance pratique et de contacts directs avec les personnes victimes de la pauvreté et de l’exclusion ; et enfin l’initiation des actions de lutte contre le phénomène d’exclusion et la collaboration dans la durée 488 .

Le label Grande cause nationale apparaît, de l’avis de Bruno Grouès, un des principaux responsables de l’Uniopss, comme une véritable consécration publique et un acte fondateur du champ de « l’exclusion » :

‘« … ça a été historiquement tout à fait important parce que c’est la première fois que les associations de lutte contre la pauvreté [d’une part] ont une reconnaissance par le plus haut niveau, c’est-à-dire par le Premier ministre et par le gouvernement que la société les reconnaissent comme étant « Grande cause nationale » en tout cas que la pauvreté est une « Grande cause nationale », qu’on donnait le label à ces associations parce que l’Etat ne peut pas agir seul contre la pauvreté, il a besoin des associations et réciproquement […] Donc ça c’est tout à fait intéressant et ça a provoqué certainement un rapprochement important entre les associations…[…] Mais, ce label « Grande cause nationale », cette campagne de communication commune, les a certainement rapprochées ne serait–ce que par les heures de travail que ça a demandé, ça a été un travail colossal. Donc, elles se sont réunies quasiment en permanence. C’était un travail énorme. C’est colossal. Et donc un rapprochement entre les associations et pouvoirs « 489

C’est un acte de reconnaissance que les pouvoirs publics accordent aux organisations sociales de la Commission de l’Uniopss. Par l’attribution de cette « étiquette », le gouvernement d’Edouard Balladur affirme le statut de médiateurs légitimes à cette catégorie d’acteurs sociaux. Les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin confirment le même statut aux groupes de cause labellisés. Ils consacrent eux aussi la légitimité et la représentativité des groupes de cause de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss.

L’attribution du label Grande cause nationale a eu pour effet de permettre aux acteurs sociaux bénéficiaires de ce label d’occuper rationnellement l’espace médiatique pendant plusieurs semaines 490 , leur offrant une grande exposition médiatique. Ce label octroie aux bénéficiaires d’immenses moyens de communication pour informer et pour attirer l’attention de l’opinion publique sur la cause et les effets de l’exclusion et éventuellement pour solliciter des pouvoirs publics une pleine implication dans l’éradication de ce mal social. Le label ainsi décerné est l’acte politique qui symbolise la reconnaissance que les pouvoirs publics accordent aux organisations de défense de la cause des plus démunis membres de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale de l’Uniopss. Il dégage des « espaces » d’expression et permet aux organisations labellisées de se constituer en acteurs sociaux capables de participer à un projet des politiques publiques en tant qu’interlocuteurs des pouvoirs publics.

Pour les collectifs de défense de la cause des plus démunis, ce label a nécessairement une dimension politique. Il permet aux groupes de cause de solliciter « le soutien » de l’opinion publique et d’interpeller les décideurs politiques 491 . En obtenant collectivement ce label 492 , les groupes de défense de la cause des plus démunis démontrent à l’opinion publique, aux médias et aux pouvoirs publics l’intérêt et l’importance qu’elles accordent à la lutte contre l’exclusion et la pauvreté. Elles expriment ainsi le sens de leur engagement puisque les efforts de ces derniers sont axés sur la valorisation de la citoyenneté des plus pauvres 493 .

Cette opération consacre ainsi la légitimité et la représentativité de ces organisations de solidarité. Car, plus qu’une simple qualité, le label Grande cause nationale est un acte de mobilisation en vue de sensibiliser l’opinion publique et de faire pression sur les responsables politiques. Cette action vise à informer et à attirer l’attention des citoyens, des autorités étatiques et décentralisées sur les conséquences néfastes du phénomène d’exclusion.

On peut considérer que les revendications des groupes de défense de la cause des plus démunis ont un caractère « politique » parce que celles-ci s’adressent aux organismes sociaux 494 , aux collectivités territoriales 495 et à l’Etat 496 . A l’évidence, les revendications des collectifs Alerte  et CPE  portent la même exigence, à savoir que les droits fondamentaux soient garantis à tous sans exception puisquela requête des groupes de cause porte essentiellement sur « l’accès de tous aux droits de tous ». Cette demande est d’autant plus « politique » qu’elle appelle au respect et à la garantie des droits fondamentaux sans exception. D’où l’appel que lancent les groupes de défense de la cause des plus démunis de voir d’autres acteurs que l’Etat, s’impliquer dans la lutte contre l’exclusion sociale. Il s’agit des citoyens 497 , des médias ainsi que des chefs d’entreprises 498 . Les requêtes des collectifs Alerte et CPE portent essentiellement sur l’accès des plus démunis à la citoyenneté au travers de l’effectivité des droits fondamentaux 499 . D’où la dimension « politique » de ces demandes sociales puisqu’elles évoquent directement la nécessité d’assurer à chaque être humain une place dans la société.

Pour atteindre leur objectif, les groupes de cause réunis au sein du collectif Alerte  mettent en place un « exécutif ». La constitution de cette direction apparaît alors comme une démarche nécessaire. En effet, les groupes de cause ne peuvent mener des actions collectives cohérentes engageant l’ensemble des acteurs sans avoir une vitrine «légale» ou un centre de décision et d’impulsion de l’action collective. Il se fixe également pour objectif de conduire la réflexion sur les préparatifs de la campagne et analyse tous les aspects liés à la campagne : la charte graphique, l’accroche, le slogan et le message. La mise en place de ce « groupe pilote », limité à quelques membres, est d’autant plus nécessaire que la gestion des préparatifs avec toutes les difficultés que cela comporte ne peut être confiée à toutes les organisations de défense de la cause des plus démunis à la fois.

L’objectif immédiat de ce groupe est d’établir un cahier des charges pour la consultation d’agences de publicité d’une part et d’autre part de définir les conditions de mise en oeuvre de la campagne Grande cause nationale dans la perspective de la campagne de communication globale. L’exécution du collectif Alerte se fixe pour missions de centrer, d’orienter l’action du regroupement, degérer les demandes qui émanent du public afin de mieux explorer les espaces de communication que différents médias leur offrent et de devenir la face « visible » de l’exclusion pour les institutions publiques et les décideurs politiques.

Notes
484.

Les membres de la Commission « Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale « de l’Uniopss avaient d’une commun accord attiré l’attention des pouvoirs publics sur la situation des populations qui sont  « exclues » de l’insertion suite à la sévère baisse des crédits « Pauvreté - Précarité ». Ils avaient pris l’engagement de déposer le texte de déclaration dans certaines institutions publiques et politiques : l’Elysée et Matignon. Une copie avait été adressée pour information au Ministre des Affaires Sociales, au Ministre des Finances et aux autres ministres concernés, ainsi qu’aux Présidents des Commissions des Affaires Sociales de l’Assemblée Nationale et du Sénat et aux Présidents des groupes parlementaires : document de l’Uniopss destiné aux membres de la Commission « Lutte contre la Pauvreté et l’exclusion » daté du 28 juin 1991. Source Fédération Entraide Protestante.

485.

Archives ATD Quart-Monde : communiqué à la presse de Matignon, document non daté.

486.

Pour coordonner leurs actions, les responsables de structures conviennent de mettre sur pied une sorte « d’exécutif » appelé comité de pilotage. Ce comité est composé de neuf organisations de défense de la cause des plus démunis : l’Uniopss, le Secours Catholique, Emmaüs, le Secours populaire, les Banques alimentaires, Médecins sans frontières, ATD Quart-Monde, Entraide Protestante et les Petits Frères des Pauvres.

487.

Archives Uniopss, document de l’Uniopss : « Pour combattre l’exclusion les associations de solidarité demandent aux candidats de s’engager » daté du 7 mai 1997. p. 1.

488.

Entretien n°11 avec Bruno Grouès, conseiller technique à l’Uniopss.

489.

Ibid.

490.

La campagne Alerte a commencé en novembre 1994 et s’est achevé en janvier 1995 soit plus d’un mois après. Cette campagne a bénéficié de l’audience des organes de presse et d’une importante publicité des chaînes de télévisions publiques, les panneaux d’affichages et de nombreuses chaînes de radios étant mobilisés : 5000 panneaux d’affichages, 675 messages radios, 100 spots télévisés et une annonce dans 25 journaux et périodiques.

491.

Dans un entretien au Nouvel Observateur, le candidat Jacques Chirac déclare : «  Au-delà de la nécessité de porter secours à ceux qui sont dans le besoin, il y a celle de restaurer la cohésion du pays. Je ne sais pas si cet objectif est de droite ou de gauche. En tout cas, c’est le mien », Le Nouvel Observateur, 12-18 janvier 1995 cité in Xavier Emmanuelli et Clémentine Frémontier, « La Fracture sociale », PUF, « Que sais-je ? », p. 6.

492.

Certes, le gouvernement accepte d’attribuer le label à la trentaine d’associations membres de la commission de « Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale » de l’Uniopss, mais il exige que cette « étiquette » ne soit pas attribuée à la Commission en tant que tel. Il exige également des représentants de mouvements de solidarité de trouver une autre dénomination à leur regroupement, condition sine qua none pour recevoir le label « Grande cause nationale ». Pour éviter toute appropriation, M. Hugues Feltesse insiste sur le caractère « collectif  » du label : «  Le label a été accordé pour la première fois non pas à une association, non pas à chaque association faisant partie du groupe » Lutte contre la pauvreté » de l’Uniopss, mais à la cause défendue par ces associations ensemble  «.Cette réunion a eu lieu le 23 février 1994 en présence de M. Président René Lenoir, Président de l’Uniopss, de M. François Bloch-Lainé, ancien Président. Archives ATD Quart-Monde.

493.

Archives ATD Quart-Monde, document daté du 17 décembre 1993à l’Hôtel Matignon. Les organisations de solidarité sont heureuses de voir le gouvernement envisager faire de la lutte contre la misère, la priorité nationale pour l’année 1994. Cette joie ne les empêche pas, pour autant, de poser quelques conditions à l'acceptation du label. Elles demandent aux représentants des pouvoirs publics de tenir compte de la parole des plus pauvres et de mobiliser des moyens financiers et matériels conséquents. Enfin, ces organisations demandent aux représentants de l’Etat que le label « Grande cause nationale » soit attribué à l’ensemble des organisations membres de la Commission de « Lutte contre la pauvreté et l’exclusion « de l’Uniopss. Les représentants de l’Etat semblent surpris par cette condition. Ces derniers tentent alors de convaincre les six leaders de groupes de cause de revenir sur cette condition, mais rien n’y fait. Puis, ils leur suggèrent de diminuer le nombre de bénéficiaires du label. Là encore les dirigeants de groupes de cause restent inflexibles. Finalement, les représentants de l’Etat accèdent aux exigences des leaders de groupes de cause.

494.

Archives Uniopss : pour le collectif Alerte, les organismes sociaux doivent «  favoriser la pleine application du droit avant d’avoir recours à l’aide sociale subsidiaire et ne pas se décharger du règlement des situations difficiles sur les associations ; favoriser la création de comité d’usagers visant à renforcer la capacité des personnes à faire valoir leurs droits, et à combler les déficits d’expression démocratique ». Document « Alerte » : « Pour la participation de tous. Lutter contre la pauvreté et l’exclusion : une priorité nationale. 

495.

Archives Uniopss : pour le collectif « Alerte », les collectivités sociales doivent « aller vers les populations exclues, connaître leurs réalités de vie et tenir compte de leur point de vue avant toute décision les concernant ; résister au clientélisme et aux pressions discriminantes afin de favoriser la mixité sociale et culturelle notamment en matière de logement ; réévaluer périodiquement, dans le cadre d’un débat public, les systèmes et les procédures d’accès aux mesures sociales de leur ressort ». Document « Alerte » : « Pour la participation de tous. Lutter contre la pauvreté et l’exclusion : une priorité nationale ». 

496.

Archives Uniopss : pour le collectif « Alerte », « l’Etat et les pouvoirs publics ont le devoir de définir la politique sociale à mettre en œuvre. Celle-ci ne peut être un domaine particulier de l’action de l’Etat, mais doit être intégrée dans toute politique nationale, dans ses dimensions économiques, financières, sociales, culturelles éducatives, d’aménagement du territoire, [selon ce même collectif]… La lutte contre l’exclusion ne peut se traduire par une addition de mesures sociales ponctuelles. Un plan de lutte contre l’exclusion et pour l’insertion des personnes en grande difficulté sociale doit par ailleurs impliquer toute la nation ». Document» Alerte » : « Pour la participation de tous. Lutter contre la pauvreté et l’exclusion : une priorité nationale ». 

497.

Archives Uniopss : document sur la réunion entre l’Uniopss et le secrétaire d’Etat au logement. Paris, 19 septembre 1997. Selon le collectif « Alerte », « les associations ont mené la campagne « Alerte » pour que soit garantie à tous, y compris les plus démunis, la possibilité de se faire entendre et de trouver leur place au cœur de l’ensemble des décisions qui engagent leur avenir et celui de toute la société ».

498.

Pour le collectif « Alerte » les chefs d’entreprises, les salariés et leurs représentants doivent favoriser l’intégration dans le marché du travail, prévenir les licenciements, réduire les risques d’exclusion des personnes vulnérables et enfin privilégier la création d’emplois.

499.

Tel est l’axe revendicatif de tous les groupes de cause, peu importe qu’ils soient membres des collectifs « Alerte » et « CPE », qu’ils soient réformistes ou radicaux.