C/ Les groupes de cause, interlocuteurs des autorités gouvernementales et parlementaires ?

Les rapports de Joseph Wresinski de 1987 et de Geneviève de Gaulle-Anthonioz en 1995 ont contribué à rendre plus « visible » et « compréhensible » la problématique de l’exclusion.

Le 11 février 1987, le Conseil économique et social adopte en effet pour la première fois un rapport consacré exclusivement à la lutte contre la grande pauvreté. Ce travail référentiel en termes de compréhension et de mise en œuvre des politiques publiques de lutte contre l’exclusion sociale a été conduit par le Conseiller Joseph Wrésinski, par ailleurs, Président fondateur du groupe de défense de la cause des plus démunis 500 . Il s’agit du premier rapport public dirigé par un acteur issu du milieu des plus défavorisés. Le père Joseph Wrésinski y demande expressément l’adoption d’une loi d’orientation contre la grande pauvreté et les exclusions sociales. Cette idée de loi d’orientation contre ce phénomène est une première. Il s’agit d’une « révolution » politique et juridique majeure. Elle marque l’émergence d’une approche globale et non plus morcelée de la question de lutte contre la grande pauvreté, la précarité et les exclusions.

L’avis que présente Geneviève de Gaulle-Anthonioz le 5 juillet 1995 est également l’aboutissement d’une large consultation à laquelle les personnes vivant dans la pauvreté ont largement participé 501 . L’implication de celles-ci dans l’élaboration du second rapport contre la grande pauvreté pousse les acteurs étatiques à établir des partenariats avec les groupes de défense de la cause des plus démunis, en tant que porte-parole des plus défavorisés, car, ainsi que l’affirme le conseil économique et social : « on ne peut plus envisager de mettre en œuvre des actions de lutte contre la pauvreté sans trouver les moyens de prendre l’avis des personnes concernées » 502 . C’est au nom de cette exigence que l’Uniopss demande aux responsables politiques que « les chômeurs et les exclus soient plus pris en compte dans chacune des décisions » 503 Cette disposition fait des personnes défavorisées, des interlocuteurs et des partenaires importants, voire mêmes indispensables dans la lutte publique contre les exclusions.

La défense de la cause des plus démunis ne prend tout son sens qu’avec le déploiement dans l’espace public des groupes qui s’engagent en faveur de la cause des « exclus ». Cette présence dans l’espace public peut s’expliquer par la légitimation que ces acteurs tirent de ces mêmes pouvoirs publics.

L’idée de faire adopter une loi d’orientation contre les exclusions a été inspirée par le Président fondateur du groupe de cause ATD Quart-Monde, le père Joseph Wrésinski. Cette idée a été reprise puis développée par Mme Geneviève de Gaulle-Anthonioz successeur du prêtre à la tête du groupe de cause et au Conseil économique et social 504 . La loi contre les exclusions est, en tant que projet « politique », l’aboutissement d’une revendication sociale dont les premières manifestations remontent à 1958 au camp de Noisy-le-Grand. C’est en effet à partir de son vécu dans ce camp de la banlieue Parisienne au milieu de personnes qui vivent dans l’extrême pauvreté que le père Joseph Wresinski décide de s’engager en faveur de la défense de la cause des familles et des personnes qui vivent dans la grande pauvreté. Mais, à la faveur d’une décision politique du Président Valéry Giscard d’estaing, le père Joseph Wresinski devient membre du Conseil économique et social 505 , une institution constitutionnelle.

Les attributions du Conseil économique et social telles que définies dans la Constitution du 4 octobre 1958 font de cette institution, une « assemblée républicaine » dont la composition est « singulière ». Celle-ci se caractérise par une représentation composite, reflet des différentes catégories d’acteurs sociaux et politiques qui symbolisent la vie sociale et politique de la nation 506 . Au sein de cette institution, les différents acteurs analysent et réfléchissent sur la nature économique et sociale des questions ou des problèmes publics.

Fort de sa qualité de membre du Conseil économique et social, le père Joseph Wresinski jette les fondements idéologiques de la construction des politiques publiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. En effet, en devenant membre de cette institution, le fondateur d’ATD Quart-Monde transfert le « champ » de défense de la cause des plus démunis de l’espace social, de « la rue » et des « bidonvilles » aux institutions publiques et politiques. Désormais, c’est au cœur même des « forces vives de la nation » 507 que le père Wrésinski tente de « faire bouger les choses », car depuis sa nomination au Conseil économique et social, celui-ci a réalisé des enquêtes et études auprès de plusieurs groupes de défense de la cause des plus démunis 508 .

Le groupe de défense de la cause des plus démunis ATD Quart-monde s’implique dans les travaux du Conseil économique et social. Il contribue ainsi à faire mûrir les questions sociales au sein cette institution étatique. Il joue un rôle essentiel dans l’émergence de la thématique de la lutte contre la grande pauvreté, et partant des politiques publiques de lutte contre les exclusions, surtout en termes de définition de cette problématique sociale. Il en est de même des grandes organisations caritatives nationales dont certaines sont membres de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale 509 . L’organisation ATD Quart-monde 510 participe effectivement aux travaux du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion depuis plusieurs années. Cette institution est composée de trente-huit membres : des élus, des représentants d’organisations de défense de la cause des plus démunis, des personnalités qualifiées, des administrations et des institutions 511 .

L’influence des groupes de cause semble s’étendre jusqu’aux institutions publiques où ils n’ont pas la qualité de membres. En effet, nous constatons que les idées défendues ou proposées par l’organisation Médecins du Monde ont été reprises dans le rapport relatif à «  la progression de la précarité en France et ses effets sur la santé « publié en février 1998 par le Haut Comité de Santé Publique. Ce rapport tient compte en particulier des difficultés d’accès aux soins des plus démunis et confirme l’idée de mettre en place un dispositif qui évite ou réduit « La dégradation majeure de l’état de santé des populations les plus vulnérables » 512 . En réagissant ainsi, le HCSP affirme avoir prêté une oreille attentive aux sollicitations des groupes de cause qui interviennent dans le domaine de la santé. La prise en compte des thèses soutenues par les organisations médicales et humanitaires est d’autant plus fondée que ce rapport affirme que le droit à la santé fait partie des « droits fondamentaux auxquels tout individu doit avoir accès » 513 .

Pour les groupes de cause qui agissent dans le domaine de la santé, l’impact des difficultés de vie sur la santé des plus démunis est une situation auquel il faut faire face. La publication de ce rapport conforte les craintes qu’expriment les responsables de certaines organisations de santé qui luttent pour l’accès aux soins des personnes les plus défavorisées. Car comme l’affirme le docteur Claude Moncorgé, les chiffres en ce domaine sont alarmants et justifient l’intérêt d’une prise en charge médicale des plus démunis. En effet, selon ce dernier :

‘« Par rapport à l’assurance maladie, 27% [de personnes démunies] ont des droits ouverts mais ne peuvent faire l’avance des frais de soins et de médicaments. Parmi les ¾ restant, 40% n’ont pas de droits ouverts, 10% sont sans droit mais avec les démarches en cours, 5% ignorent leurs droits, surtout parmi les jeunes de moins de 25 ans et 1% seulement exprime un refus des démarches » 514 .’

Selon le professeur Gilles Brücker, responsable du service « Vigilance, Hygiène, Prévention » de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, c’est grâce à « la pression d’un milieu associatif médical et humanitaire, [que] cette exclusion d’une population fragile, et malade de cette fragilité, a été dénoncée comme une atteinte fondamentale aux droits de l’homme au sein d’une société disposant d’un outil de soins, par ailleurs, hautement performant » 515 . Il semblerait donc que l’action des groupes de cause qui agissent dans le domaine de la santé a eu un impact réel dans la prise en compte et la mise en œuvre de la mesure législative sur lacouverture maladie universelle.

Notes
500.

Né en France dans une famille pauvre, d'origine polonaise par son père et espagnole par sa mère, ordonné prêtre en 1946, Joseph Wresinski (1917-1988) est devenu le porte-parole du peuple de la misère. Avec les habitants de Noisy-le-Grand, un bidonville de la région parisienne, il fonde en 1957 ATD (Aide à toute détresse) Quart-Monde qui devient rapidement un mouvement international. Source : http://www.editionsquartmonde.org

501.

Le rapport rédigé par Madame de Gaulle-Anthonioz s’appuie sur cette enquête commandée au CREDOC et réalisée auprès de 750 personnes en situation de grande pauvreté. Cette enquête a permis à Madame de Gaulle-Anthonioz de répertorier six domaines de l’exclusion : l’Emploi, le Logement, l’Ecole, la Famille, l’illettrisme ou la Culture et la Santé. Elle constate que : 60% des personnes interrogées en 1994 disposaient mensuellement de moins de 2.800 F par adulte ; 56% n’avaient pas de logement stable ou étaient sans abri ; 18% exerçaient une activité ; 43% était au chômage ; 38% sont sans travail et ne cherchent pas à en obtenir ; 47% n’avaient pas de diplôme et 10% étaient illettrés ; 31% étaient dans un état de santé dégradé ; 4% des 754 personnes interrogées n’étaient soumises à aucune de ces précarités. Rapport rédigé pour le Conseil Economique et Social par Madame De Gaulle-Anthonioz : « Evaluation des politiques de lutte contre la grande exclusion », le 12 juillet 1995.

502.

Conseil économique et social, avis du 5 juillet 1995.

503.

Archives Uniopss. Communiqué de presse de l’Uniopss : » Les chômeurs et exclus doivent être effectivement pris en compte dans chaque décision des pouvoirs publics ». Paris, 23 janvier 1998.

504.

La pauvreté et l’exclusion sociale ne cessent de voir leur « périmètre » croître dans l’espace public au point de devenir dès le milieu des années 1990 la problématique politique majeure. Les efforts du premier Président de l’organisation ATD Quart-Monde ont été suffit d’effet, puisqu’à la faveur de la présidentielle de 1995, les membres de la Commission « Lutte contre la pauvreté et l’exclusion » de l’Uniopss recevaient le label « Grande cause nationale ». Pour les collectifs « Alerte » et « CPE «, les gouvernements devaient jouer un rôle déterminant dans la définition et la mise en œuvre des politiques de lutte contre les exclusions sociales puisque c’est à eux que revient la responsabilité de rendre effectif l’accès aux droits fondamentaux.

505.

Le père Joseph Wresinski a été nommé membre du Conseil économique et social de la République française en 1979. Il rédigera un rapport intitulé «Grande pauvreté et précarité économique et sociale» qui est adopté le 11 février 1987. Le rapport reconnaît la misère comme une violation des droits de l'homme. Il est proclamé qu'il n'est pas possible de supprimer la grande pauvreté sans associer d'emblée les plus pauvres comme partenaires. Ce Rapport aura des répercussions sociales et politiques importantes à travers l'Europe et dans le monde. Sources : http://www.atd-quartmonde.org/.

506.

Article 69 :Le Conseil économique et social, saisi par le Gouvernement, donne son avis sur les projets de loi, d'ordonnance ou de décret ainsi que sur les propositions de loi qui lui sont soumises.
Un membre du Conseil économique et social peut être désigné par celui-ci pour exposer devant les assemblées parlementaires l'avis du Conseil sur les projets ou propositions qui lui ont été soumis.
Article 70 : Le Conseil économique et social peut être également consulté par le Gouvernement sur tout problème de caractère économique ou social. Tout plan ou tout projet de loi de programme à caractère économique ou social lui est soumis pour avis.

Article 71 : La composition du Conseil économique et social et ses règles de fonctionnement sont fixées par une loi organique.

507.

Expression utilisée par Mme Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Présidente d’ATD Quart-Monde, lors de son audition par la Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi d’orientation relatif à la lutte contre les exclusions sociales à l’Assemblée nationale.

508.
509.

Dans un communiqué de la Ministre Martine Aubry en date du 22 juin 1999 le cabinet de la ministre invitait les organisations de défense de la cause des plus démunis à participer à une réunion du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Il s’agit de : M. Paul Bouchet d’ ATD Quart-Monde, de M. Claude Chigot de la FAPIL, de Mme Alix de la Bretesche de la FNARS, de Mme Danièle Huèges de la halte des amis de la rue, de M. Jacky Mamou de Médecins du monde, de M. JoëlThoraval du Secours catholique et de Mme Jacqueline Mérigot du Secours populaire. Source : http://www.social.gouv.fr

510.

Archives Uniopss. Compte-rendu du « Groupe de travail « programme de lutte contre l’exclusion sociale » du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, Paris le 31 mai 1994.

Le Conseil National de Lutte contre la pauvreté et les Exclusions, créé en 1989 dans le cadre de la loi instituant le revenu minimum d’insertion, avait pour rôlede conseiller le gouvernement pour toutes les questions de portée générale qui concernent la lutte contre la pauvreté et l’exclusion ainsi que donner un avis, à la demande du Premier Ministre, sur les textes de loi ou de règlement relatif à la lutte contre les exclusions. Par cette action, le CNLE contribue à une meilleure connaissance et analyse des phénomènes en cause. Le CNLE réunit les ministres les plus directement concernés par ces questions, des élus, des représentants des associations et organismes qui interviennent dans la lutte contre les exclusions, des personnalités qualifiées et des représentants des autres conseils et comités concernés par ces questions. Le CNLE est placé auprès du Premier Ministre. Son Président est nommé par le Premier Ministre. ( décret n°99-216 du 22 mars 1999 relatif au CNLE, arrêté du 15juin 1999 portant désignation au CNLE, arrêté du 15 juin 1999 portant nomination au CNLE). Source : http://www.social.gouv.fr

511.

Le Conseil National de Lutte contre la pauvreté et les Exclusions, créé en 1989 dans le cadre de la loi instituant le revenu minimum d’insertion, avait pour rôlede conseiller le gouvernement pour toutes les questions de portée générale qui concernent la lutte contre la pauvreté et l’exclusion ainsi que donner un avis, à la demande du Premier Ministre, sur les textes de loi ou de règlement relatif à la lutte contre les exclusions. Par cette action, le CNLE contribue à une meilleure connaissance et analyse des phénomènes en cause. Le CNLE réunit les ministres les plus directement concernés par ces questions, des élus, des représentants des associations et organismes qui interviennent dans la lutte contre les exclusions, des personnalités qualifiées et des représentants des autres conseils et comités concernés par ces questions. Le CNLE est placé auprès du Premier Ministre. Son Président est nommé par le Premier Ministre. ( décret n°99-216 du 22 mars 1999 relatif au CNLE, arrêté du 15juin 1999 portant désignation au CNLE, arrêté du 15 juin 1999 portant nomination au CNLE). Source : http://www.social.gouv.fr

512.

Ibid p. 4.

513.

Archives Uniopss : rapport Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, Haut Comité de la Santé Publique : « La progression de la précarité en France et ses effets sur la santé ». Paris, février 1998. p. 5

514.

Ibid. p. 11.

515.

Décision Santé, du 1er au 15 février 1998, n°124, p. 10.