Section II : La pression sur les décideurs politiques : de la mobilisation à la diversité des modes opératoires

La question reste entière de savoir en quoi les organisations de défense de la cause des plus démunis méritent d’être considérées comme des groupes de pression ? Cette interrogation oblige à se demander comment les groupes qui luttent contre les exclusions articulent leurs actions de pression vers les responsables politiques, détenteurs du pouvoir étatique, alors que ces groupes ne défendent pas a priori les mêmes publics « d’exclus ». Il s’agit donc d’analyser ici les interactions concrètes entre l’Etat et les groupes de défense de la cause des plus démunis en se demandant comment les groupes de défense de la cause des plus démunis contribuent aux politiques publiques de lutte contre les exclusions.

Nous partons de l’hypothèse que la soixantaine de groupes de défense de la cause des plus démunis a dû se « transformer » en groupes de pression pour convaincre les décideurs politiques d’adopter une loi d’orientation. Autrement dit, ces groupes auraient tenté d’exercer une influence sur les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin dans l’optique de faire aboutir leurs revendications. Si tel est bien le cas quelles techniques de pression les groupes de défense de la cause des plus démunis ont-ils alors utilisées pour faire prévaloir leurs idées ?

Nous avons vu dans le chapitre I que les organisations de défense de la cause des plus démunis adoptent, depuis le milieu des années 1980, la posture de groupes qui revendiquent la défense de la cause des plus démunis. Elles se positionnent comme des acteurs collectifs dont le rôle est « d’articuler les demandes politiques de la société » 538 , en recueillant la demande sociale des exclus et en la transmettant aux décideurs politiques. Les groupes de défense de la cause des plus démunis remplissent donc des fonctions de représentation. Ils portent les revendications sur l’espace public et se positionnent dans le champ politique comme les défenseurs des « exclus ». Cette mission sociale et politique est d’autant plus « naturelle » que la lutte contre les exclusions constitue à la fois la raison d’être de ces organisations et l’objectif qu’elles cherchent à réaliser. Cet objectif fait obligation à ces organisations d’entretenir des rapports privilégiés et suivis et suivis avec l’Etat, puisque celui-ci est l’institution qui détient le pouvoir exclusif de prendre des mesures législatives ou politiques à même d’éradiquer le phénomène d’exclusion. Par conséquent, les groupes de cause et les collectifs de groupes de cause sont obligés de s’adresser aux administrations publiques et aux décideurs politiques afin que ceux-ci concrétisent leurs revendications en dispositifs législatifs ou réglementaires.

Le passage de la situation de groupe d’intérêt à celui de groupe qui cherche à influencer les pouvoirs publics conduit à apporter une nuance fondamentale sur le statut de ces groupes membres que sont les collectifs Alerte et Contre la précarisation et les exclusions : les groupes de défense de la cause des plus démunis et les collectifs de groupes de cause  Alerte et Contre la précarisation et les exclusions doivent-ils être considérés comme des lobbies 539 ou plutôt comme des groupes de pression ?

Le terme lobby qui vient du verbe to lobby signifie « faire pression, se livrer à un travail de propagande, faire pression pour obtenir quelque chose ou pour faire quelque chose… » 540 . En pratique, en France on peut constater que certains groupes de cause tentent souvent d’influencer de temps en temps les parlementaires et pourtant aucun texte de nature législative ou même réglementaire ne reconnaît ni ne consacre l’existence des lobbies. En France, les lobbies ne bénéficient d’aucune reconnaissance officielle, au contraire des Etats-Unis ou de l’Union européenne par exemple 541 . Aux Etats-Unis l’intérêt général n’est pas perçu comme un a priori mais plutôt comme le résultat, la somme des intérêts particuliers qu’incarne la multitude de lobbies et des groupes d’intérêt qui compose la société civile américaine 542 .

Dans la conception américaine, le lobby concourt à l’expression et à l’exercice de la démocratie. Ainsi, l’idée de la démocratie n’est pas construite autour d’un intérêt général unitaire, mais au contraire à partir d’une représentation aussi complète que possible d’intérêts particuliers concurrents. Cette philosophie s’oppose au fondement du système politique en vigueur en France. En effet, dans la conception française de la démocratie, le lobby représente la tentative indue de mettre en valeur les intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général. Selon l’approche française, les lobbies représentent un dévoiement de la démocratie et s’apparentent au trafic d’influence et à d’autres pratiques contraires à l’éthique démocratique.

Le lobby, selon la conception de la démocratie et du modèle républicain français, porterait donc atteinte à l’intérêt général garanti par l’Etat et ses institutions. Et, comme le confirme Yves Meny 543 , le rejet des lobbies s’explique par le fait que cette catégorie d’acteurs sociaux n’existe que pour mettre en exergue les intérêts particuliers. Si l’existence des lobbies n’est guère concevable dans le modèle de démocratie français, peut-on, alors qualifier les collectifs Alerte, CPE et le GTI de groupes de pression ?

Le rejet de la qualification de collectif de lobbies autorise justement à penser que ceux-ci peuvent être qualifiés de groupes de pression. On entend par groupe de pression, une organisation qui exerce des pressions sur les pouvoirs publics. Car, comme l’indique sa dénomination, le groupe de pression a pour objet d’exercer des pressions de sorte que les décisions des pouvoirs publics soient conformes à la cause, aux intérêt ou aux idées du groupe d’intérêt catégoriel, professionnel ou de cause. Mais l’action de pression ne vise pas seulement les pouvoirs publics, elle peut aussi concerner l’opinion publique, les partis politiques, ou même d’autres groupes de pression.

Le groupe de pression s’apprécie donc en fonction des actions d’influence qu’il réalise en vue de faire prévaloir ses idées 544 . Les groupes d’intérêt ou groupes en faveur d’une cause ne se transforment en groupes de pression qu’à partir du moment où, comme l’affirme Jean Meynaud, « les responsables utilisent l’action sur l’appareil gouvernemental pour faire triompher leurs aspirations ou leurs revendications » 545 . En fait,les actions de pression de ces groupes de cause doivent être orientées principalement vers les institutions étatiques et les décideurs politiques.

Traditionnellement, un groupe de pression se définit à partir de trois critères : l’existence d’un groupe, la notion d’intérêt et la défense de l’intérêt, et enfin, l’acte qui consiste à faire pression 546 . A l’évidence, les collectifs Alerte et CPE, et les groupes de défense de la cause des plus démunis qui lesconstituent, peuvent bien être qualifiés de groupes de pression. Ils revendiquent en effet un intérêt commun : la cause des « exclus ». Les actions de ces collectifs sont d’ailleurs orientées dans le sens de la défense de la cause commune autour de laquelle ils accordent leurs positions. Enfin, ces groupes de cause et autres collectifs se déploient vers les institutions étatiques et les décideurs politiques sur lesquels ils exercent une pression pendant le processus d’élaboration de la loi. Cette posture est d’autant plus réelle qu’ils réussissent à obtenir des audiences auprès des parlementaires et des cabinets ministériels en charge du projet de loi afin de faire aboutir leurs revendications.

Toutes les organisations de défense de la cause des plus démunis ne recourent toutefois pas aux mêmes modes opératoires. Si certaines utilisent les canaux de pression « conventionnelle », d’autres, par contre, se manifestent souvent, sinon régulièrement, par des actes qui se situent à la frontière entre la légalité et l’illégalité. Mais en dehors de ces différences de modes opératoires, tous les groupes de défense de la cause des plus démunis essayent de définir un même référentiel, des mêmes résonances cognitives ainsi que nous l’avons montré dans la section I de ce chapitre. En effet, « pour obtenir des soutiens, un mouvement doit parvenir à faire partager sa vision des choses au plus grand nombre de gens. Pour cela, il se livre à un travail de décodage du réel que l’on peut analytiquement décomposer en plusieurs éléments : identifier un problème, le qualifier en termes politiques, désigner des responsables, proposer une solution au problème, persuader que cette solution peut être obtenue par l’action collective » 547 .

La soixantaine d'organisations qui luttent contre l’exclusion joue ainsi un rôle déterminant dans le processus d’élaboration et dans le contenu même du projet de loi. La réalisation d'une telle ambition suppose une présence « physique et idéologique » permanente auprès des autorités publiques. Cette détermination renvoie à deux questions essentielles : quelles sont les stratégies d'action que ces organisations mettent en oeuvre afin de faire aboutir leurs propositions ? Et surtout, quelles ressources mobilisent-elles ? Ces interrogations sont d'autant plus importantes qu'elles permettent de pointer la différenciation des modes opératoires des organisations de défense de la cause des plus démunis, révélatrice des divergences idéologiques des différents groupes de cause en présence.

Concrètement, les groupes de défense de la cause des plus démunis élaborent en effet deux stratégies : la première consiste à constituer une relation horizontale, forte et directe entre les groupes de cause implantés au niveau local et leur direction nationale située à Paris. Cette stratégie a pour effet de former une dynamique revendicative commune entre l’échelle locale pourvoyeuse d’idées et de propositions émanant du terrain et l’échelle nationale (I). La seconde stratégie est plutôt verticale dans la mesure où les organisations de défense de la cause des plus démunis orientent leur pression vers les pouvoirs publics (II) en démontrant que « l’exclusion » est un véritable scandale (III). En fait, les groupes de cause se déploient sur les « espaces » aussi bien institutionnels qu’extra-institutionnels, avec l'organisation notamment de manifestations et de « réquisitions » des bâtiments privés et publics (IV).

Notes
538.

Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt, op. cit., 21.

539.

Selon Gilles Lamarques, « le rôle du lobby est d’influencer une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes », Le lobbying, « Que sais-je ? », PUF, 1994, p. 6.

540.

Grand Dictionnaire Hachette Oxfort, Français/Anglais, Anglais/Français, édition Hachette, 2001, p. 1404.

541.

Gilles Lamarques, « le rôle du lobby est d’influencer une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes », Le lobbying, « Que sais-je ? », PUF, 1994, p. 39–47.

542.

Yves Meny, Yves Surel, Politique comparée, 7ème édition Montchrestien, 2004, p. 159.

543.

Yves Meny, « La légitimation des groupes d’intérêt par l’administration française », Revue française d’administration publique, n°39, juillet-septembre 1986, p. 99-106.

544.

Lexique de Politique, éditions Dalloz, 6ème édition, 1992, p. 204.

545.

Jean Meynaud cité dans Problèmes politiques et sociaux n° 662, « les lobbies et le pouvoir », p. 9.

546.

Dictionnaire des politiques publiques, sous la direction de Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot et Pauline Ravinet, édition Presses Sciences Po. 2004, p. 250 – 258. Lire aussi Jean Meynaud, Les groupes de pression, « Que sais-je ? », PUF, 1960, p. 5.

547.

Klandermans, (1984, p. 584) cité dans Olivier Fillieule et Cécile Pechu, Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques Politiques, 1993, p. 164.