A/ Le renforcement de la relation « interne » : Uniopss/Uriopss

Les organisations de défense de la cause des plus démunis implantées au niveau local ont certainement contribué à l’édification de la loi puisqu’elles recueillent sur le terrain les doléances des plus démunis et les transmettent aux directions nationales parisiennes 548 . Mais comment fonctionnent et coopèrent les deux échelles locale et nationale ?

Historiquement, le collectif Alerte apparaît comme la première « famille » de groupes de défense de la cause des plus démunis à avoir pris conscience de la nécessité demobiliser ses relais locaux 549 . D'autres organisations, notamment celles qui se regroupent au sein du collectif CPE optent aussi, dès leur constitution en décembre 1995, pour la même forme de mobilisation. Cette stratégie d’action semble se justifier par le fait que les responsables nationaux d'organisations de lutte contre les exclusions ressentent le besoin d'impliquer directement leurs « bases » dans l'oeuvre de construction de la loi.

Cette coopération présente deux avantages majeurs : elle permet aux directions nationales de porter vers les autorités politiques les propositions recueillies directement sur le terrain. Cette méthode de travail se traduit par une forte collaboration et une conjugaison de positions entre Alerte national et les Alertes régionaux. Ces derniers coordonnent la contribution des groupes de cause implantés dans leur champ de compétence territorial respectif. Les Alerte régionaux transmettent à Alerte national le résultat de leur collecte et les résultats des réflexions que les groupes de cause ont mûri au niveau régional.

Au niveau de chaque localité, lesleaders des Uriopss ont ainsi cinq objectifs à atteindre durant le processus d’élaboration de la loi : organiser les réunions et stimuler toutes les énergies ainsi que l'action des autres groupes de défense de la cause des plus démunis ; recueillir leurs propositions sur le contenu du projet de loi ; faire remonter toutes les informations et autres données aux instances nationales compétentes ; mobiliser l'opinion publique locale par tous les moyens utiles ; et enfin, rencontrer les élus, c'est-à-dire les députés et les sénateurs dans leur circonscription électorale. Les directions nationales des grandes organisations adhérant à l'Uniopss demandent ainsi à leurs représentants locaux d'intégrer les propositions des collectifs régionaux 550 .

Le cadre de concertation et d’action commune des représentations locales des organisations se fait grâce à la coordination des Unions Régionales Interfédérales des Oeuvres et organismes Privés Sanitaires et Sociaux : les Uriopss 551 . Au moment de la discussion sur l’adoption de la loi contre les exclusions, le collectif Alerte avait d’ailleurs déjà une dimension nationale puisqu’il couvrait tout le territoire. L’Uniopss a ainsi des représentants au niveau de chaque région : ce sont les Uriopss. Elles sont implantées dans vingt deux régions 552 . La reproduction à l’échelle locale du collectif des groupes de cause Alerte, à l’image de ce qui se fait au niveau national, témoigne de la dynamique unitaire des actions et traduit en même temps la détermination des responsables de ces groupes de défense de la cause des plus démunis à faire pression sur les décideurs politiques aussi bien au niveau local qu’à l’échelle nationale,

‘« Les Uriopss travaillent en étroite collaboration avec l’Uniopss. Pour le collectif Alerte, c’est l’Uniopss qui en a la direction. On a des relations d’échanges, de remontées et de descente d’informations. On travaille en réseau Au niveau national, l’Uniopss est plus proche des ministères. L’Uniopss travaillait avec les Uriopss dans la mesure où les Uriopss faisaient des allées et retours entre ce qu’on pouvait collecter sur le terrain auprès des associations et on faisait remonter cela au niveau national. Et l’Uniopss faisait remonter aux pouvoirs publics tout ce qui émanait des associations implantées au niveau local » 553 .’

Le renforcement des rapports horizontaux « local / national » contribue donc à nationaliser la cause que ces groupes de cause défendent. La relation centre-périphérie tend àresserrer les liens entre différents groupes de cause locaux et leur direction nationale. Les représentations locales collaborent activement avec leur direction nationale et contribuent de ce fait à l’œuvre de construction de la loi sans que soit établie entre l’Uniopss et les Uriopss, une relation de subordination puisqu’» il n’y a pas de lien de hiérarchie entre l’Uniopss et les Uriopss » 554 . En fait, la collaboration se fonde sur le principe de subsidiarité. En effet,

‘« Le principe de subsidiarité est une des grandes forces de l'Uniopss (…). Le principe de subsidiarité signifie que le centre respecte la périphérie. Cela veut dire que l'Uniopss respectait l'autonomie de l'Uriopss. Nous sommes autonomes. Seulement, nous travaillons ensemble sous le principe de subsidiarité qui consiste à dire que les l’Uriopss, pour travailler sur le terrain, elles sont plus compétentes que l'Uniopss, mais l'Uniopss pour travailler avec les ministères est mieux placée, plus compétente et plus efficace que si les Uriopss y vont toutes seules. On crée une espèce de volonté de faire intervenir et faire travailler l'échelon qui apparaît le plus pertinent, le plus efficace selon les cas, les enjeux, les situations. C'est vrai qu'on est dans un espèce de dialectique permanente entre le centre national et les Uriopss régionales » 555 . ’

Certes l’Uniopss et l’Uriopss poursuivent un même objectif : participer, à son niveau de compétence, aux travaux de construction de la loi contre les exclusions, mais le positionnement des Uriopss est à distinguer de celui de l’Uniopss. En effet, le principe de subsidiarité marque l’autonomie et l’indépendance d’action des Uriopss par rapport à l’Uniopss. Ce principe rappelle qu’il existe entre les deux niveaux une répartition du travail de pression, tant en termes d’espace d’action que d'interlocuteurs publics. L'Uniopss agit sur l'espace national et a pour principaux interlocuteurs : les institutions publiques centrales, les ministères, l’Assemblée nationale, le Sénat, le Conseil économique et social...., Alors que les Uriopss ont pour champ d'action territorial la région au sein de laquelle elles sont implantées et pour interlocuteurs publics les responsables politiques déconcentrés tels les élus locaux, mais aussi les députés et les sénateurs. Cette répartition de compétence permet de maximiser les contacts et les audiences et de mieux dialoguer avec les décideurs politiques à quelque échelle que ce soit. Cette stratégie d’action a pour objet d’augmenter la probabilité de faire admettre leurs propositions.

Les Uriopss ont joué un rôle essentiel dans la construction de la loi. Si elles n'avaient pas été associées à cette œuvre, les directions nationales des organisations de défense de la cause des plus démunis, membres du collectif Alerte, auraient probablement eu du mal à cerner tous les aspects du phénomène d'exclusion et à présenter des propositions au niveau national puisque celles-ci sont souvent le reflet des réflexions nourries localement 556 . Il y a eu une forte mobilisation des représentants d’organisations implantées localement. Ceux-ci ont compris la nécessité d’organiser un système de pression sur un nombre important de décideurs politiques et notamment de parlementaires 557 .

A priori, les responsables de groupes de défense de la cause des plus démunis ne s’adressent en effet pas à n’importe quel acteur politique. Les leaders de groupes de cause sélectionnent les décideurs politiques auxquels ils adressent leurs revendications. Cette stratégie répond, semble-t-il, à une double exigence : celle de discuter et de négocier directement avec les décideurs politiques « spécialistes » de la question de l’exclusion sociale d’une part, et d’autre part de maximiser les chances de voir leurs revendications aboutir. Le « ciblage » en tant que technique de pression est pratiqué à l’endroit des membres de l’Assemblée Nationale et du Sénat. Les responsables de groupes parlementaires des deux chambres sont systématiquement « approchés » par les groupes de défense de la cause des plus démunis 558 .

Les organisations basées localement mènent donc une intense activité de collecte d'informations directement recueillies sur le terrain et plus précisément auprès des populations et les personnes touchées par l'exclusion, la précarité et la pauvreté. Ces organisations organisent de multiples activités : elles initient des journées départementales de lutte contre l'exclusion, informent l'opinion publique locale en tenant des conférences de presse, procèdent à la distribution des tracts dans les rues, organisent des forums, des pétitions, des rencontres publiques avec les « inclus », des journées de réflexion 559 ... Ainsi, dans le cadre de la journée du refus de la misère du 17 octobre 1996, les organisations, membres du collectif Alerte implantées dans l'agglomération Dunkerquoise 560 sont descendues sur le terrain pour sensibiliser l'opinion publique locale et demander l'adoption d'une loi cadre contre la pauvreté et l'exclusion 561 .

Cette action de sensibilisation s’inscrit dans la continuité de celle qui avait eu lieu dans cette même ville de Dunkerque en janvier 1995 et qui s’était soldée par l’organisation d’une grande manifestation populaire. Celle-ci avait pour but de faire prendre conscience aux responsables politiques locaux de la problématique de la pauvreté dans leur ville. Cette action avait été marquée par la distribution de tracts-pétitions dans les lieux publics. Les organisations de défense de la cause des plus démunis de cette localité avaient alors recueilli plus de 6 000 signatures. Celles-ci avaient été transmises au sous-préfet de Dunkerque.

L’engagement des organisations de lutte contre les exclusions de la ville de Dunkerque s’inscrit d’ailleurs dans une dynamique régionale plus vaste puisque d’autres régions ont été l’objet de la mobilisation des groupes de cause locaux de lutte contre les exclusions sociales. En Rhône-Alpes, les responsables Alerte de cette région ont régulièrement rencontré les parlementaires de la région pour plaider leur cause. François Boursier revendique même une posture de lobbyiste, « nous travaillons beaucoup avec les parlementaires chaque fois qu’il y a des textes de loi importants (…) c’est-à-dire que nous exerçons une fonction de lobbying » 562 .

Les dirigeants nationaux se servent de ces documents pour tenter de convaincre les décideurs politiques nationaux de la justesse et de la qualité de leurs propositions. C’est de cette manière que les responsables de l'Uniopss contribuent soit à renforcer certaines dispositions du texte, soit au contraire à modifier le texte en préparation 563 . Cette manière de travailler valorise l’engagement et l’activité des groupes de cause qui recueillent sur le terrain les doléances des exclus et se chargent de les transférer aux directions nationales. Le second avantage de cette stratégie de travail est qu’elle permet aux représentations locales de se reconnaître dans les initiatives qui sont prises à Paris par les responsables nationaux. Les régions des Bouches du Rhône et de Rhône-Alpes 564 constituent deux exemples emblématiques de cette collaboration locale/centrale.

Notes
548.

Archives Uniopss : Alerte, « contre les exclusions et pour la cohésion sociale », n°1 du 14 octobre 1996. Lire aussi « Alerte », « contre les exclusions et pour la cohésion sociale », n°2 du 12 novembre 1996.

549.

Archives Fnars : « Avant-projet de loi pour la cohésion sociale ». Mobilisation des régions » du 25 novembre 1996. Lire aussi Archives Fnars : « Avant-projet de loi pour la cohésion sociale ». Mobilisation des régions » du 7 novembre 1996.

550.

Archives Fédération Entraide protestante : c’est dans cette dynamique que s'inscrit la demande qu'une responsable de la direction nationale du groupe de cause Fédération Entraide Protestante adresse à la représentante locale de l'association de Sens et de la région. Elle l'invite à prendre contact avec le correspondant Uriopss-Bourgogne en vue de participer à l'oeuvre de mobilisation de l'opinion publique et à l'interpellation des parlementaires qui sera réalisé au sein de sa localité. Mme Lemonnier, chargé de mission, adresse un courrier à Mme Elisabeth Kutasi, représentante d'Entraide Protestante de Sens et sa région, le 8 novembre 1996.

551.

Archives Uniopss : pendant la phase préparatoire de la loi, l'Union Nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux, l'Uniopss, dressait un état de lieu de la mobilisation des Unions régionales interfédérales des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux, les URIOPSS. L'analyse que nous faisons de la participation des URIOPSS se fonde sur les trois documents que nous nous sommes procuré à la Fédération d'Entraide protestante à Paris. Ceux-ci datent du 14 octobre 1996, du 12 novembre 1996 et du 25 mars 1997.

552.

Archives Fédération Entraide Protestante : Alsace, Aquitaine, Auvergne, Bourgogne, Bretagne, Centre, Champagne - Ardenne, Franche - comté, île de France, Languedoc - Roussillon, Limousin, Lorraine, Midi - Pyrénée, Nord, Basse - Normandie, Haute -Normandie, Pays de la loire, Picardie, Poitou - Charentes, Provence Alpes Côte d'Azur et Corse, Rhône - Alpes et la réunion. Document daté du 14 octobre 1996. 

553.

Entretien n° 26 avec Mme Véronique Dor.

554.

Entretien n° 23 avec M. Sébastien Roblique.

555.

Entretien n° 1 avec François Boursier.

556.

Archives Uniopss : compte rendu de la réunion de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, Paris, 25 mars 1995, p. 2.

557.

Archives Uniopss : « Le point sur les démarches régionales auprès des parlementaires », Paris, 25 mars 1997.

558.

Archives Médecins du Monde :lettre que le député Gérard Terrier écrit à Médecins du Monde Metz, 24 octobre 1997. Ci-joint la question écrite que celui-ci pose à la ministre Martine Aubry. Lire aussi la Lettre que le sénateur Pierre Fourcade adresse aux groupes de cause de la Commission « Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale », Paris, 1er avril 1996.

559.

Archives Fédération Entraide Protestante : tel est le cas de l'Uriopss d'Ile de France qui en organise une journée de réflexion sur le projet de loi de cohésion sociale, le 25 mars 1997 dans les locaux du conseil Régional.

560.

Cette ville est située dans le département du Nord (59).

561.

Archives ATD Quart-Monde : compte-rendu de la journée du 17 octobre 1996 baptisée « journée mondiale du refus de la misère «, organisée par le collectif Alerte de l’agglomération Dunkerquoise.

562.

Entretien n° 1 avec François Boursier.

563.

Archives Fédération Entraide Protestante : document : « Loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions : Rapide bilan du travail du groupe lutte contre l’exclusion et la pauvreté de l’Uniopss et des groupes Alerte locaux ». Paris, 10 Septembre 1998 ; Alerte : « Observations et propositions d’amendements au projet de loi d’orientation relatif à la lutte contre les exclusions ». paris, 28 février 1998. 35 p. ; Alerte : « Observations et propositions relatives au volet « accès au droit-justice » du projet de loi de prévention et de lutte contre l’exclusion sociale ». Paris, 25 février 1998. 11 p. ; Archives Droit Au Logement. Document : « Avant projet de loi exclusion/ volet Logement. Analyse et proposition de DAL Fédération ». Paris, 7 avril 1998. 30 p.

564.

Nous choisissons les Uriopss Bouches du Rhône et Rhône-Alpes parce qu’elles sont l’une des plus importantes en termes de groupes de cause fédérés et en termes de contributions réelle apportées à l’édification de la loi.