C/ D’acteur « social » à acteur « politique », la double posture des groupes de cause

Dans le cadre des rapports entre les organisations de défense de la cause des plus démunis membres des collectifs Alerte et CPE et les décideurs politiques, les groupes de cause apparaissent commede véritables groupes de pression,

‘« (…) nous souhaitons que ces propositions soient intégrées dans le projet de loi et nous sommes à votre disposition pour des auditions et des rencontres afin de vous fournir des informations complémentaires » 573  ’

Ils cultivent une posture qui les met en situation d’influencer l’action des décideurs politiques. Les actions d’influence des groupes de défense de la cause des plus démunis prennent parfois des formes diverses : rencontres avec le Président de la République, le Premier Ministre, les ministres, avec les conseillers de ministres et les parlementaires, auditions au parlement, rencontres bilatérales ou multilatérales, envois de lettres aux responsables politiques, coups de téléphone... Les actions de pression réalisées par les organisations de défense de la cause des plus démunis sont en fait innombrables.

Les leaders de groupes de lutte contre les exclusions étaient donc persuadés qu’ils étaient mieux placés que quiconque pour rédiger eux-mêmes leurs propres propositions. Ainsi ont-ils refusé de laisser cette « fonction » aux seuls parlementaires. C’est fort de cette conviction que toutes les organisations de défense de la cause des plus démunis et les collectifs constitués adressaient régulièrement aux députés et sénateurs les dispositions qu’ils souhaitaient voir apparaître dans la future loi,

‘« (…) On a compris que..., on a eu le sentiment que si on faisait une petite note aux parlementaires, ils diront c'est sympathique. Et c'est tout. Ils n'iraient pas au bout. En revanche, si on voulait que nos amendements passent, il fallait qu'on les rédige. (…) Le frère d'une volontaire nous a dit que son frère est administrateur à l'Assemblée nationale et il cherchait depuis longtemps à nous soutenir d'une manière ou d'une autre. Donc, on est allé le voir. On lui a présenté nos travaux. Et puis, il nous a fait des corrections : « ça on peut pas le mettre comme ça vous avez deux amendements dans un, il faut en faire deux «. Et puis la présentation, vous mettez l'argumentaire, vous mettez ceci, cela (...) toute la technique.... parce que le gouvernement, les parlementaires ont dit : ah ben, les associations elles ont fait des progrès (...) » 574

Tout au long du processus de construction de la loi, les responsables de groupes de cause exercent une pression constante. Cette pratique s’est largement manifestée lors des travaux consacrés à l'examen des projets de loi de Renforcement de la cohésion sociale et de Lutte contre les exclusions sociales à l'Assemblée Nationale et au Sénat. Les actes de pression peuvent consister à demander à certains parlementaires de voter la loi, ou de faire pression sur le gouvernement afin que ceux-ci accèdent à leurs observations et suggestions.

La « fluidité » relationnelle qui existe entre certains groupes de cause et certains parlementaires apparaît comme quelque chose d’essentiel à la construction de la loi. Les relations avec les pouvoirs publics ont ainsi permis aux responsables de groupes de cause de solliciter directement les membres du Parlement dans le but d’amener ces derniers à « s’approprier » leurs demandes et de les défendre ou de les soutenir à l’intérieur de l’hémicycle même. Cette «fluidité» relationnelle présente inévitablement un intérêt majeur pour les structures de défense des plus démunis : elles s'en servent pour tenter de convaincre les parlementaires de partager la même vision de la loi qu'elles et ainsi voir adopter un texte fait à leur « image » et selon leur volonté.

Toutes les grandes organisations nationales caritatives qui sont membres du collectif Alerte ( tels Médecins du Monde, ATD Quart-Monde, Uniopss ) exercent régulièrement des actes de pression sur les représentants des pouvoirs publics,

‘« On a fait du lobbying en allant à l'Assemblée Nationale. On a participé au débat, on a rencontré les différents groupes politiques et au Sénat avant y a quelques députés qu'on est allé voir spécifiquement en tête en tête pour essayer d'appuyer une certain nombre de points…» 575 .’

L’Uniopss en tant que coordonnateur du collectif Alerte revendique sa posture de groupe de pression ou de force de propositions. René Lenoir affirme à propos de l’Uniopss que « c’est un groupe de pression qui fait exactement du lobbying quand c’est nécessaire » 576 . La fonction « groupe de pression » de cette organisation est d’autant plus réelle que :

‘« l’Uniopss travaille en permanence dans les Commissions parlementaires, car c’est là que sa fait le vrai travail en démocratie. Il y a la Commission des lois et la Commission des affaires sociales. Ces Commissions disposent d’administrateurs de qualité. Ces derniers n’hésitent pas à interroger les chargés de missions de l’Uniopss qu’il s’agisse de personnes âgées ou de personnes handicapées, d’enfants ou de familles depuis plusieurs années. L’Uniopss fait directement des propositions au gouvernement et réagit aux propositions de loi en proposant des amendements aux parlementaires qu’ils soient de la majorité ou de l’opposition » 577

Cet « activisme « s'est révélé parfois payant. Il suffit, pour cela, de se référer à la satisfaction qu’expriment les responsables de groupes réformistes. La loi contre les exclusions sociales apporte satisfaction au leader de la Coorace parce qu’elle :

‘« indique clairement qu’il faut faire des efforts pour l’accès de tous aux droits de tous puisque le droit de travailler et le droit à l’emploi sont inscrites dans la Constitution de 1946. Le second élément de satisfaction est la reconnaissance de l’ensemble des acteurs qui concourent à l’accès aux droits de tous. Enfin, pour la première fois, nous [les groupes de cause Alerte] avons obtenu la mise en place d’une Commission parlementaire de suivi de la mise en œuvre de la loi avec l’obligation d’une évaluation régulière de la loi devant le Parlement » 578 .’

Cette satisfaction est partagée aussi par Médecins du Monde :

‘« Sur le premier projet de loi Juppé-Barrot, il n 'y avait rien sur la santé en dehors de la tuberculose. Ils avaient refusé de mettre le saturnisme infantile, ils avaient refusé tous nos chapitres santé […] Mais on a été entendu puisqu 'on demandait à ce qu 'il y ait un accès aux soins dans les hôpitaux et il y avait le dispositif PASS auquel on avait beaucoup contribué dans l'élaboration puisqu'on allait tout le temps au ministère de la Santé et puis de toutes les façons, ils ont été construits sur le modèle de ce que faisait Médecins du Monde en France depuis 1986, donc là dessus on a été entendu. Ils nous avaient promis dans un second temps de faire une loi sur la couverture maladie universelle. Oui, à l'époque on était entendu puisque nos principales revendications ont été prises en compte » 579 .’

La satisfaction qu’expriment certains groupes de défense de la cause des plus démunis tels Médecins du Monde et ATD Quart-Monde, la Fnars.... ne semble toutefois pas faire l’unanimité parmi les autres groupes de cause :

‘« La proposition qui nous a le plus satisfait parce qu'elle a été retenue ? Je n'en ai aucune. Quand je réfléchis, je ne vois pas de proposition qu'on aurait faite et qui a été retenue dans la loi de lutte contre l'exclusion, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de choses satisfaisantes par exemple la question du logement....je crois que sur le logement eux, ils n'étaient pas mécontents (…) je ne crois pas que cette loi correspondait à nos attentes... » 580 .’

Ainsi, si certaines organisations de défense de la cause des plus démunis se satisfont de leurs actions de « séduction » à l’égard des pouvoirs publics, d’autres en revanche, ne manifestent aucune satisfaction. Les groupes de cause « déçus » de la loi considèrent que les pouvoirs publics n’ont pas pris en compte leurs revendications. Les organisations sociales qui jugent cette loi insuffisante, voire même comme un échec sont généralement des organisations radicales, tel est justement le cas de Agir ensemble contre le Chômage  ( AC ! !),

‘« Oui, on a envoyé des courriers au niveau local, à l'Assemblée Nationale, je ne sais pas s'ils nous lisent,......y compris le PCF, les Verts [...]. Le lobbying oui, mais ça marche beaucoup mieux quand on a beaucoup de moyens... quand on a beaucoup plus de poids électoral » 581 .’

Il existe bien un clivage entre les groupes de cause qui jugent la loi contre les exclusions comme une avancée sociale et d’autres qui expriment une position plus mitigée. Les groupes de cause qui se reconnaissent dans cette loi sont généralement ceux qui ont privilégié la voie de la négociation institutionnelle alors que ceux qui s’y opposent se révèlent beaucoup plus négatifs et continuent à croire aux effets de la mobilisation citoyenne et aux actions « coups de poing ».

Notes
573.

Archives Médecins du Monde : les organisations de défense de la cause des plus démunis membres du collectif Contre la précarisation et l’exclusion engagent à l’été été 1996 une opération de « reconnaissance « auprès des membres du Conseil Economique et Social. Elles informent par écrit le Secrétaire Général de cette institution de leur volonté de faire parvenir 230 enveloppes envoyées à chaque conseiller. Début juin, elles expédient ces courriers aux conseillères et conseillers du Conseil Economique et Social et les invitent à prendre en compte leurs propositions : « le gouvernement va vous soumettre le projet de Loi Cadre contre l'exclusion. Vous trouverez ci-joint une série de propositions élaborées par les associations de lutte contre l'exclusion « Sources : Courrier que le vice-président de Médecins du Monde adresse au nom du collectif inter-associatif et co­signés par les président de dix autres groupes de cause aux conseillères et conseillers du Conseil Economique et Social, Paris le 5 juin 1996. Voir aussi : courrier que le vice-président de Médecins du Monde adresse au nom du collectif inter-associatif à M. le secrétaire général du Conseil économique et social. Paris, 31 mai 1996.

574.

Entretien avec ATD Quart Monde, le 6 juin 2000 cité in Eric Cheynis, « Usages et enjeux associatifs de la construction du champ de l'exclusion » op. cit.,p. 79.

575.

Entretien n° 4 avec Mme Nathalie Simonnot.

576.

Entretien n° 59 avec René Lenoir.

577.

Ibid.

578.

Entretien n° 17 avec Jacqueline Sainte-Yves

579.

Entretien n° 4 avec Mme Nathalie Simonnot.

580.

Entretien n° 9 avec Claire Villier

581.

Entretien n° 10 avec Eric Ducoing.