IV/ La mobilisation des groupes de défense des chômeurs : quel impact sur le gouvernement de Lionel Jospin ?

Les manifestations des groupes de défense de la cause des chômeurs au cours de l’hiver 1997-1998 interviennent alors que le projet de loi contre les exclusions est en voie de finalisation dans seize ministères impliqués dans le processus d’élaboration. Parmi les problématiques dominantes de ce texte de loi figurent celles qui abordent la question de la lutte contre le chômage des jeunes et des personnes âgées qui ont déjà exercé une activité professionnelle 715 . La mobilisation des groupes de défense de la cause des chômeurs a-t-elle eu une incidence sur le texte de loi qui a été adopté ? Cette question revient à s’interroger sur l’impact que ces manifestations ont eu sur le processus d’élaboration de la loi contre les exclusions  d’une part, et d’autre part sur ses conséquences dans le champ « politique » en termes de cohésion du gouvernement de la majorité plurielle.

Nous tenterons de cerner l’impact de la mobilisation des organisations de défense de la cause des chômeurs sur le contenu de la loi et sur les décideurs politiques à partir de deux hypothèses : la première consisterait à considérer que cette mobilisation des groupes de défense de la cause des chômeurs a permis aux décideurs politiques de prendre davantage connaissance, et peut-être aussi conscience, du niveau de gravité de l’exclusion, de la précarité et des effets néfastes que génère le chômage. Cette prise de conscience suppose donc que les acteurs politiques cherchent ensuite à agir efficacement contre ce « mal » qui apparaît comme un véritable désastre social. Quant à la seconde hypothèse, elle consisterait à affirmer que cette mobilisation a permis aux décideurs politiques de prendre en compte et d’adopter des propositions que les groupes de défense de la cause des plus démunis avaient déjà élaborées. A priori, les deux hypothèses ne peuvent être écartées complètement tant les deux semblent avoir été « exploitées » par les pouvoirs publics.

La cause défendue par les groupes de défense de la cause des chômeurs a en effet suscité une forte sympathie auprès de l’opinion publique 716 . Ce soutien « populaire » et « politique » a probablement contribué à fissurer l’unité d’action du gouvernement 717 . La mobilisation massive des organisations de défense de la cause des chômeurs s’est illustrée par l’occupation des Assedic 718 , des bâtiments privés 719 , des administrations et autres lieux publics 720 . Ces organisations de défense de la cause des chômeurs se sont déployées dans plusieurs villes 721 et en de nombreux lieux publics et symboliques 722 . Ces occupations ont fragilisé le gouvernement de Lionel Jospin en tant qu’institution gouvernementale. Pour faire face à la mobilisation des groupes de cause des chômeurs et à la sympathie que l’opinion publique manifeste à l’égard de ces derniers, la ministre Martine Aubry 723 et le Premier ministre Lionel Jospin ont réagi en débloquant un milliard de francs pour permettre aux chômeurs et aux plus démunis de passer de bonnes fêtes de fin d’année 724 . Ces mesures urgentes avaient pour objet de contenter les « grévistes » du chômage 725 .

L’impact de la mobilisation des groupes de défense de la cause des chômeurs semble se matérialiser par l’accélération du processus d’élaboration de la loi. Mais plus qu’un simple accélérateur de l’action, la présentation du projet de loi, deux mois seulement après la mobilisation des groupes radicaux, est le signe d’une prise en compte certaine de l’action revendicative des groupes de défense de la cause des chômeurs (A). La mobilisation des groupes de défense de la cause des chômeurs et la sympathie qu’ils suscitent auprès de l’opinion publique poussent le Premier ministre Lionel Jospin à intervenir. La prise de parole de celui-ci a pour objet d’apaiser « la colère » des chômeurs, de consolider l’unité politique de sa majorité et de tenter de rallier l’opinion publique à l’action gouvernementale (B). Cette intervention politique apparaît comme la conséquence directe de la mobilisation des chômeurs (C).

Notes
715.

De la dizaine de droits fondamentaux auxquels il est fait référence dans ce texte, l’accès à l’emploi occupe bien la première place. Les décideurs politiques placent cet handicap en tête des priorités : la lutte contre le chômage est donc la priorité des priorités. En effet, la primauté de l’emploi dans l’ordre des droits montre bien l’intérêt que les décideurs politiques accordent à la question du chômage dans le cadre de la lutte contre les exclusions sociales. Le volet emploi comporte, à lui seul, 27 articles. Ce chapitre apparaît comme la situation « fatale » qui permet de basculer vers l’exclusion sociale. Le chapitre consacré à l’emploi semble s’adresser à deux types de public de chômeurs : les jeunes en difficulté d’insertion professionnelle et les adultes qui ont au moins 12 mois de chômage. Les premiers dispositifs du volet Emploi concernent le dispositif trajectoire d'accès à l'emploi baptisé TRACE. Il est exclusivement destiné aux jeunes en grande difficulté d’insertion professionnelle et menacés d’exclusion du « monde » du travail et offre « un accompagnement personnalisé et renforcé »  de dix huit mois. Le programme TRACE a été instauré pour répondre à un double objectif : faciliter l’insertion professionnelle des jeunes et ensuite permettre à ceux-ci d’accéder à d’autres droits sociaux tel le logement, etc.

716.

TSA Hebdo, 27 février 1998, n°680, p. 18. Selon un sondage CSA daté du 29 décembre, 63 % des Français disent « être favorables au mouvement des chômeurs ». Près de deux Français sur trois « soutiennent » ou « ont de la sympathie » à l’égard des revendications des chômeurs : archives de Philippe Coste, ancien conseiller de la ministre Martine Aubry.

717.

Nous verrons que certains partis membres de la majorité « plurielle » et mêmes certains ministres du gouvernement Jospin ne s’empêcheront pas de soutenir les organisations sociales « radicales », fragilisant ainsi l’unité et l’action de cette coalition politique.

718.

Nadia Lemaire, « Tout ce beau monde se réunit sans nous »,Le Monde, 31 décembre 1997, p. 5.

719.

Le Monde, « Après de nombreuses manifestations, les occupations continuent », 15 janvier 1998, p. 7.

720.

Nadia Lemaire, «  Dans sept villes, les chômeurs continuent à harceler le gouvernement »,Le Monde, 31 décembre 1997, p. 5.

721.

Parties de Marseille, les manifestations se sont étendues aux villes de : « Lille, Nancy, Nantes, Saint-Etienne, Montpellier, Montauban, Toulon, Metz, Annecy, Bordeaux, Perpignan, Brest, Tours, Lyon, Grenoble, Rouen, Clermont-Ferrand, Limoges, Besançon, Mulhouse, Saint-Nazaire ou Rennes ». Source : Le Monde, 15 janvier 1998, p. 7.

722.

Ministère du Travail, siège du CNPF (Le Monde, 13 janvier 1998, p. 5) ; l’Opéra-Bastille, la Préfecture et le Centre d’action sociale de Paris, (Le Monde, 1er janvier 1998), l’Ecole normale supérieure, la Société des Bourses françaises à Nancy (Le Monde, 16 janvier 1998, p. 8), les Assedics (Le Monde, 31 décembre 1997, p. 5) ; une succursale du Crédit Lyonnais, un centre EDF, un centre de l’ANPE à Poitiers (Le Monde, 25 mars 1998, p. 34).

723.

La ministre Martine Aubry et le Premier ministre Lionel Jospin prennent des mesures d’urgence pour venir en aide aux plus démunis, en attendant l’adoption de la loi.

724.

Olivier Biffaud, « Lionel Jospin confirme ses engagements pour les exclus, mais refuse un RMI-Jeunes », Le Monde, 28 février 1998, p. 6. (voir entretien avec Malika responsable de l’Apéis)

725.

Michel Bezat et Olivier Biffaud, « Le gouvernement débloque un milliard de Francs pour un fonds d’urgence »,Le Monde, 10 janvier 1998, p. 1.