Chapitre I : L’inscription à « l’agenda politique » 785 de la thématique de l’» exclusion » : politisation et pouvoir de légitimation de l’Etat

Deux questionnements orientent notre analyse dans ce chapitre. Nous interrogeons d’abord les enjeux de « la politisation » de la thématique de l’exclusion. Pourquoi et comment les décideurs politiques se mobilisent-ils en faveur de l’adoption d’une loi cadre contre les exclusions ? Nous nous interrogeons ainsi sur la manière dont les autorités gouvernementales 786 et parlementaires 787 sélectionnent la soixantaine de groupes de défense de la cause des plus démunis qui participent à la construction de la loi contre les exclusions au travers principalement des collectifs Alerte et CPE 788 .

Comme pour toute législation l’adoption de la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, relève de la seule compétence des autorités gouvernementales et parlementaires. Ces dernières sont en effet les principaux régulateurs du processus d’élaboration des lois dans la mesure où ces autorités étatiques sélectionnent par exemple les groupes de cause avec lesquels elles souhaitent discuter du contenu de la future loi. Cette aptitude confère aux décideurs politiques le pouvoir exclusif de légitimation des groupes de cause. Ainsi, les ministres, les membres de cabinets ministériels, les députés et les sénateurs participent pleinement à l’élaboration de cette loi. La mobilisation de seize ministères du gouvernement Jospin semble montrer que la construction de la loi contre les exclusions n’aurait pu aboutir sans l’accord et la volonté clairement affichée des responsables politiques.

Membres de l’exécutif qui ont participé à la construction de la loi Fonctions
Jacques Chirac Président de la République
Lionel Jospin Premier ministre
Martine Aubry ministre de l'emploi et de la solidarité
Elisabeth Guigou garde des sceaux, ministre de la justice
Claude Allègre ministre de l'éducation nationale,
de la recherche et de la technologie
Jean-Pierre Chevènement ministre de l'intérieur
Dominique Strauss-Kahn ministre de l'économie, des finances et de l'industrie
Jean-Claude Gayssot ministre de l'équipement, des transports et du logement
Catherine Trautmann ministre de la culture et de la communication
Louis Le Pensec ministre de l'agriculture et de la pêche
Marie-George Buffet ministre de la jeunesse et des sports
Ségolène Royal ministre déléguée chargée de l'enseignement scolaire
Bernard Kouchner secrétaire d'Etat à la santé
Jean-Jack Queyranne secrétaire d'Etat à l'outre-mer
Christian Sautter secrétaire d'Etat au budget
Marylise Lebranchu secrétaire d'Etat aux petites et moyennes entreprises au commerce et à l'artisanat
Louis Besson secrétaire d'Etat au logement

Les institutions exécutive et législative ne sont pas les seules à s’être impliquées dans le processus d’élaboration de la loi. Les groupes de cause ont également joué un rôle considérable.

L’interaction entre acteurs étatiques et leaders de groupes de cause soulève ainsi quelques questions fondamentales : comment les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin articulent-ils leurs relations avec les groupes de défense de la cause des plus démunis ? Quels sont les groupes de cause que les deux gouvernements reconnaissent comme aptes et légitimes à représenter les plus démunis ? On peut supposer que sur la soixantaine de groupes de défense de la cause des plus démunis, les décideurs politiques privilégient certains groupes de cause au détriment d’autres. Qu’est-ce qui motive et justifie alors cette inégalité dans l’accès des groupes de défense de la cause des plus démunis  au statut de partenaires légitimes des pouvoirs publics ?

Selon nous, trois hypothèses peuvent permettre de comprendre le processus complexe de politisation de la thématique de l’exclusion. En effet, l'inscription sur l’agenda politique de la thématique de l’exclusion peut se justifier, soit par la mobilisation des groupes de cause qui défendent ou qui font la promotion de la cause « des plus démunis », soit en raison de la médiatisation du problème, soit enfin, parce que les décideurs politiques ont pris l’engagement – notamment électoral - de faire adopter une loi de ce type. Aucune de ces trois hypothèses ne peut être a priori valablement écartée, car les groupes de défense de la cause des plus démunis se sont en effet bien mobilisés pour sensibiliser l’opinion publique. Les médias semblent aussi avoir contribué à la médiatisation de « l’exclusion » avec notamment la tenue du forum « Vaincre l’exclusion » organisé par le quotidien La Croix et la radio France Inter. Les décideurs politiques ont, enfin, saisi cette « tribune » pour se prononcer en faveur de l’adoption de la loi cadre contre les exclusions.

Concrètement,la construction de la loi contre les exclusions a mobilisé réellement seize ministères du gouvernement de Jospin. Il apparaît donc nécessaire en raison de la contribution d’une multitude d’administrations ministérielles, de comprendre et d’analyser les enjeux politiques qui sous-tendent l’inscription sur l’agenda politique de la thématique de la lutte contre les exclusions ( Section I ).

Cette démarche permet aussi de s’interroger sur la manière avec laquelle les membres de cabinets des seize ministères impliqués dans la construction de cette loi se sont organisés pour harmoniser leurs actions et approches des projets de loi de lutte contre les exclusions. En effet, l’adoption de positions communes et précises donnent au gouvernement l’image d’une institution forte et solide aux yeux des groupes de défense de la cause des plus démunis et de l’opinion publique.

La seconde interrogation consiste à se demander comment le gouvernement et le parlement légitiment les collectifs de groupes de cause Alerte et CPE et comment les groupes de cause radicaux réussissent à obtenir le statut de médiateurs légitimes et pertinents au même titre que les grandes organisations caritatives nationales reconnues traditionnellement comme tels par les pouvoirs publics (Section II).

Notes
785.

Philippe Garraud, « Politiques nationales : élaboration de l’agenda »,L’Année sociologique, vol.40, /1990, p. 17-41

786.

Seize ministères sont mobilisés pour la construction de la loi contre les exclusions sociales. La ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Martine Aubry est la principale responsable au sein du gouvernement Lionel Jospin du processus d’élaboration de la loi.

787.

Date de début de mandat : 01/06/1997 (élections générales) et fin de la législature : 18/06/2002.

788.

Une partie des groupes de cause, essentiellement les groupes radicaux, qui composaient le collectif CPE créent en mars 1998 un autre collectif dénommé « Groupe de travail et d’échange interassociatif sur le projet de loi d’orientation relatif à la lutte contre les exclusions ».