Section I : La thématique de l’» exclusion » comme « offre politique » 789 : de la mise sur l’agenda politique à l’adoption du projet de loi

Nous souhaitons questionner ici les enjeux de « la politisation » de la lutte contre les exclusions.Il s’agit en d’autres termes de s’interroger sur les enjeux de « l’offre politique » que les principaux candidats 790 ont faite lors de l’élection présidentielle de 1995. En effet, l’exclusion en tant que thématique de débat public et projet « politique » passe nécessairement par un processus d’inscription sur l’agenda politique.

Selon Jean-Claude Thoenig, l’agenda politique peut être défini comme « l’ensemble des problèmes faisant l’objet d’un traitement, sous quelque forme que ce soit, de la part des autorités publiques et donc susceptibles de faire l’objet d’une ou plusieurs décisions, qu’il y ait controverse publique, médiatisation, mobilisation ou demande sociale et mise sur le « marché » politique ou non » 791 . Cette définition indique qu’il n’y a inscription sur l’agenda politique que lorsque les institutions politiques et administratives intègrent la situation vécue comme un problème social. Mais dans quel cadre s’inscrit l’interaction entre la soixantaine de groupes de cause, les gouvernements et le Parlement ?

A priori, la relation entre les gouvernements, le Parlement et les groupes de défense de la cause « des plus démunis » semble pouvoir être décrite à partir de l’approche néo-corporatiste. En effet, cette dernière autorise à penser que la politique publique de lutte contre les exclusions est le résultat des relations que les autorités gouvernementales et parlementaires entretiennent avec des groupes de défense des « exclus » qu’elles ont sélectionnés. Cette approche fait de l’Etat l’institution publique qui exerce un pouvoir de « contrôle sur la sélection de leurs leaders [groupes de cause] et l’articulation de leurs [mouvements sociaux] demandes » 792 . La logique néo-corporatiste semble, en l’espèce, répondre à la nature des rapports entre ces deux types d’acteurs dans la mesure où ce sont les membres de différents cabinets ministériels et les parlementaires qui choisissent les groupes de défense de la cause des plus démunis avec lesquels ils veulent discuter, négocier et donc ceux qu’ils souhaitent associer au processus de construction de la loi contre les exclusions.

La perception de la thématique de « l’exclusion » en tant que « problème appelant un débat public, voire l’intervention des autorités politiques légitimes » 793 naît en fait de la mobilisation des groupes de défense de la cause des plus démunis et de l’action des médias, en particulier La Croix et France Inter. Ce sont les deux catégories d’acteurs qui portent en premier sur la place publique le problème de l’exclusion. L’action de ces médias ne laisse pas insensible les décideurs politiques puisque tous les candidats à l’élection présidentielle de mai 1995 se prononcent eux aussi en faveur de l’adoption d’une loi cadre contre les exclusions. Tous les candidats à l’élection présidentielle en font alors une « offre politique » 794 . Le candidat Jacques Chirac réussira même à structurer le débat relatif à la lutte contre les exclusions autour de la notion de « fracture sociale » 795 .

L’adoption de la loi contre les exclusions devient, au cours de la campagne présidentielle de 1995, non pas un simple sujet de débat public, mais plutôt un sujet qui se situe au centre même des programmes des différents candidats. Ces derniers ne se contentent pas de reprendre cette demande sociale, ils s’engagent à répondre favorablement aux attentes des plus démunis et des groupes qui défendent la cause des plus défavorisés.

Concrètement, la lutte contre les exclusions en tant que promesse électorale majeure de l’élection présidentielle de 1995 prend forme avec la publication des projets de loi de Renforcement de la cohésion sociale et de Lutte contre les exclusions des gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin (I). Les contributions gouvernementales sont nécessaires à l’édification d’un « corps » de mesures pour lutter contre le problème de l’exclusion, mais celles-ci tiennent aussi compte des résultats et des réflexions menées au sein des institutions publiques sociales consultatives (II).

Notes
789.

Philippe Garraud, politiques nationales : élaboration de l’agenda », art. cit., p. 30

790.

Les principaux candidats à cette élection présidentielle sont : Edouard Balladur (Premier ministre et candidat indépendant), Lionel Jospin (PS) et Jacques Chirac (RPR). Source : Jean Michel Bezat, « Les principaux candidats à l’élection présidentielle se différencient sur le terrain social », Le Monde, p. 5.

791.

Philippe Garraud, « politiques nationales : élaboration de l’agenda », L’Année sociologique : volume 40, / 1990, p. 27.

792.

Yves Meny, Jean-Claude Thoenig Les politiques publiques, op. cit., p. 102.

793.

Jean-Gustave Padioleau cité dans  Les politiques publiques  de Pierre Muller  » Que sais-je ? », PUF, 2000, p. 37.

794.

Lors du forum organisé par La Croix et France Inter le 27 mars 1995 à la maison de la radio. Source : François Ernenwein et Robert Migliorini, « Chirac, Jospin, Balladur en force contre l’exclusion », La Croix, 29 mars 1995.

795.

Un colloque consacré à la lutte contre la pauvreté et l'exclusion est organisé le 27 mars 1995 à l'initiative du collectif Alerte, La Croix et de la radio publique France Inter. Lors de ce colloque, les principaux candidats à l'élection présidentielle, Jacques Chirac et Lionel Jospin prennent l'engagement de faire adopter une loi d'orientation pour réduire la « fracture sociale «. Elu Président de la République, Jacques Chirac confie la mission au Premier Ministre M. Alain Juppé d'élaborer le projet de loi sur la cohésion nationale. Source : Ibid.