A/ La campagne présidentielle de 1995 comme fenêtre politique 797  : la lutte contre les exclusions, une « offre politique »

A priori, le groupe de cause ATD Quart-monde 798 et le collectif Alerte sont les premiers acteurs sociaux à avoir demandé l’adoption d’une loi cadre contre les exclusions 799 . Mais l’idée qui consiste à donner une dimension législative à la lutte contre les exclusions ne peut prendre forme que si les décideurs politiques et les institutions étatiques s’en saisissent. La réalisation de cette demande sociale suppose que les candidats à l’élection présidentielle de 1995 acceptent préalablement d’inscrire ce problème dans leur programme politique puis, une fois élu, dans leur agenda institutionnel.

Or, l’inscription de la thématique de l’exclusion sur l’agenda politique n’est pas un acte spontané des décideurs politiques. Il a fallu que les groupes de cause, membres du collectif Alerte organisent notamment le 27 mars 1995, avec le soutien des médias La Croix et France Inter, un colloque dénommé « Vaincre l’exclusion ». En prenant une telle initiative, ces derniers participent à la construction de la problématique « exclusion » et à la politisation de celle-ci.

En fait, les groupes de cause de ce collectif profitent de la fenêtre politique née de la campagne présidentielle de 1995 pour demander publiquement aux principaux candidats, c’est-à-dire au futur Président de la République, de faire adopter une loi d’orientation contre les exclusions 800 . Ce forum est l’occasion pour les responsables de groupes de défense de la cause des plus démunis et les organes de presse mobilisés pour cette « cause » de saisir et d’évaluer le degré d’engagement des décideurs politiques à répondre favorablement aux attentes des personnes considérées comme les plus démunies.

Les initiateurs de ce colloque invitent les trois principaux candidats, Edouard Balladur, Jacques Chirac et Lionel Jospin à livrer aux participants les mesures qu’ils entendent mettre en oeuvre pour lutter contre le phénomène d’exclusion.

Jacques Chirac fut le premier à prendre la parole au forum « Vaincre l’exclusion ». Le sens et la tonalité de son discours lui confèrent la stature de « candidat de l’espoir ». Celui-ci se positionne comme le défenseur politique le plus acharné de la cause des plus démunis puisqu’il incarne, selon lui, mieux que les autres candidats cette cause. Il évoque d’autant plus le changement qu’il met en confiance les « exclus » et rassure l’opinion publique et les groupes de cause quant à sa capacité et surtout sa volonté à lutter réellement contre les exclusions sociales. La détermination de Jacques Chirac à décrypter et à proposer des solutions à cette problématique sociale et politique est d’autant plus manifeste qu’il réussit à donner une représentation et à structurer la problématique de « l’exclusion » autour de la notion de « fracture sociale » 801 .

Pour montrer sa bonne foi quant à sa détermination et sa capacité à trouver des solutions à la problématique de l’» exclusion », le candidat Jacques Chirac montre que la ville de Paris en est un bon champ d’expérimentation. Ainsi, en tant que Maire de Paris, le candidat Jacques Chirac adopte des mesures que nous pouvons qualifier « d’exceptionnelles », car non habituelles. Celui-ci annonce une batterie de mesures en faveur notamment des personnes âgées de la ville de Paris : « chèques de vie à la charge de la mairie, augmentations substantielles du nombre de places dans les foyers pour personnes âgées et du parc de lits médicalisés » 802 . Jacques Chirac ne s’intéresse pas aux seules personnes âgées, il met également l’accent sur l’accès à l’emploi 803 . Car, lors d’une réunion publique tenue à Amiens, le Maire de Paris s’était prononcé pour le plein-emploi comme démarche essentielle de lutte contre les exclusions 804 .

Toutes ces mesures sociales circonscrites à la ville de Paris intra muros renforcent et légitiment le discours « social » du candidat Jacques Chirac. Ces mesures participent, de notre point de vue, à construire l’image de Jacques Chirac en tant que grand défenseur de la cause des plus défavorisés. L’image de « sauveur » des plus démunis lui convient d’autant plus que le gouvernement d’Edouard Balladur a eu du mal à trouver des solutions concrètes aux problèmes de logements auxquels sont confrontés les mal logés et les sans logis. Le gouvernement d’Edouard Balladur semble d’ailleurs endosser les échecs des différentes politiques d’insertion sociale qui avaient été initiées depuis le milieu des années 1980 805 .

En effet, les différents gouvernements qui se succèdent sous les deux septennats du président François Mitterrand prennent trois grandes lois visant à endiguer l’explosion du nombre « d’exclus ». Ces lois portent principalement sur le Revenu Minimum d’Insertion, l’accès au logement et la lutte contre le surendettement des ménages. Ces trois lois censées mettre un coup d’arrêt à la montée de l’exclusion ont été adoptées respectivement en 1988, 1990 et 1993. Malgré la spécificité de ces dispositifs, ces lois ne réussissent ni à freiner, ni a fortiori à enrayer ou à faire baisser le nombre « d’exclus » 806 .

Face à cette situation sociale dramatique, le gouvernement d’Edouard Balladur accuse le coup. Le candidat Jacques Chirac semble tirer profit de la mauvaise image du Premier ministre et candidat Edouard Balladur 807 . Jacques Chirac incarne alors une alternative crédible, car il apparaît comme politiquement neuf - au moins sur ces thématiques - ce qui est pour le moins paradoxal.

Pour le candidat Chirac « l’exclusion » constitue un obstacle au Pacte républicain ; il qualifie « l’exclusion » d’élément qui détruit ou porte atteinte à l’unité du « corps » social. Celui-ci affirme que la fracture sociale est à la fois « une réalité » parce que de nombreuses personnes et familles en sont victimes et « uneblessure profonde »parce qu’il est très difficile d’en sortir 808 . Jacques Chirac se positionne donc comme celui qui cherche à restaurer le Pacte républicain, gage d’une meilleure lutte contre les exclusions :

« Je ne crois pas que l’on puisse dire que la France dans le passé ait connu des phénomènes de cette nature. Toute l’histoire de France repose, en tous temps depuis la Révolution, sur un Pacte républicain, au terme duquel il y a un certain nombre de règles et de valeurs qui sont respectées comme l’égalité des droits, des chances, la solidarité, la liberté. Un phénomène qui est la rupture du pacte républicain… » 809

C’est justement cette posture qui conduit Ezra Suleiman 810 à affirmer que :

‘« Les prises de position de Jacques Chirac contre les élites puis en faveur des mal-logés visent à séduire des citoyens qui, il faut bien le reconnaître, apprécient d’entendre des critiques proférées à l’égard de la technocratie. Sans doute le maire de Paris, pense-t-il aussi qu’Edouard Balladur est perçu par l’opinion publique comme le symbole par excellence de cette élite » 811 . ’

L’» exclusion » se manifeste, selon lui, par une triple crise : celle du travail avec le nombre croissant de chômeurs de longue durée et de jeunes, celle de la ville 812 ,et enfin celle liée aux valeurs de la République par la rupture d’égalité des chances et des droits dans les domaines de l’école, de l’accès aux soins et à la citoyenneté. « L’exclusion » constitue, selon lui, une maladie de société qu’il faut soigner. C’est en raison de toutes ces « infirmités » que la candidat Jacques Chirac se prononce en faveur de l’adoption d’une loi d’orientation, c’est-à-dire une loi qui aura vocation à sceller la lutte contre l’exclusion dans tous les domaines de la vie publique : politique, économique, sociale et culturelle.

Pour le candidat Jacques Chirac, l’exclusion constitue une menace directe et sérieuse pour les valeurs républicaines. Cette vision « catastrophiste » de l’exclusion est reprise sinon partagée par les autres candidats à l’élection présidentielle. Ainsi pour le Premier ministre-candidat Edouard Balladur 813 , « l’exclusion » se présente sous des formes différentes. Ce phénomène menace, selon lui, l’équilibre de la société et remet en cause l’unité nationale. Il admet que ce phénomène affecte les valeurs issues de la Révolution (la justice, la fraternité, l’égalité des chances et des devoirs).

La représentation que le Premier ministre Edouard Balladur donne de « l’exclusion » indique clairement que ce « mal » social a une incidence directe et néfaste sur divers publics : les jeunes en situation d'échec scolaire, les femmes, les parents isolés, les immigrés et les personnes âgées. Aussi, affirme-t-il, « l’exclusion « engendre le développement de la violence dans les banlieues. Pour lui, la lutte contre les exclusions passe par la mise en oeuvre des grands principes de justice et de solidarité et par le déploiement de moyens conséquents.

Quant au candidat socialiste Lionel Jospin, il relève que les groupes de défense de la cause des plus démunis ont joué un rôle essentiel et important en termes d’alerte et de mobilisation de l’opinion publique. Suite aux efforts des groupes de cause du champ de l’» exclusion », Lionel Jospin promet de mettre « l’économique au service de l’homme » 814 , et affirme prendre l’engagement de faire « de la lutte pour l’intégration sociale non seulement une priorité gouvernementale mais aussi un grand dessein national autour duquel pourrait se mobiliser l’ensemble des forces sociales » 815 .Il estime que la lutte contre l’exclusion doit être globale, car, déclare-t-il, « si je suis élu,  je demanderai au gouvernement de soumettre au Parlement le vote d’une loi d’orientation » 816 . Nous assistons avec lui à une sorte de « personnalisation » de la lutte contre les exclusions. L’usage du « je » montre bien qu’il en fait « une affaire » personnelle. C’est un défi dont il s’approprie la réalisation.

Lionel Jospin prend l’engagement dans les deux ans à venir de ramener à zéro le nombre de « sans domicile fixe » en offrant « à tous les Français la possibilité de se loger dans les conditions décentes et à un prix en rapport avec leurs revenus » 817 . Pour atteindre cet objectif, il envisage de dégager une enveloppe budgétaire évaluée à 4,75 milliards par an.

Les déclarations des différents candidats montrent bien que ces derniers érigent la lutte contre les exclusions en offre politique. Ils sont tous à l’écoute des plus démunis et de leurs groupes de défense. Ces promesses électorales révèlent que ces candidats ont pris en compte les demandes des groupes de cause engagés dans la lutte contre l’exclusion et plus précisément celles du collectif Alerte. Le constat que nous pouvons établir des interventions de tous les candidats à la présidence de la République est que ces derniers répondent favorablement aux attentes de l’opinion publique, des « exclus », des groupes de défense de la cause des plus démunis et des organes de presse qui souhaitent qu’une loi contre les exclusions sociales soit adoptée.

Les décideurs politiques partagent plusieurs points communs : ils sont tous favorables à l’adoption d’une loi d’orientation contre l’exclusion. Les engagements des principaux candidats s’inscrivent ainsi dans la dynamique du message que le Président François Mitterrand adresse aux participants du forum « Vaincre l’exclusion » à savoir que seul « un profond sentiment d’unité nationale peut empêcher que le fort soit toujours plus fort au détriment du pauvre » 818 .Tous les principaux candidats admettent comme François Mitterrand, président de la Républiquesortant, que c’est à « l’Etat de maintenir le lien social » 819 .Ils confirment ainsi le rôle de l’Etat en tant que protecteur des plus faibles de la société et artisan de l’unité nationale.

Le consensus général qui prévaut sur l’action publique à mener contre les exclusions conforte la conviction des représentants des groupes de défense de la cause des plus démunis. Ces derniers semblent persuadés de la détermination du futur vainqueur de cette élection présidentielle à faire adopter une loi contre les exclusions puisque tous les candidats ont publiquement reconnu l’urgence qu’il y a à éviter que le corps sociétal se « disloque » et que les valeurs qui fondent la République soient mises en difficulté.

Les groupes de cause soutenus par les médias La Croix et France Inter sont, semble-t-il, déterminés à promouvoir la cause « des plus démunis », de sorte que les décideurs politiques s’en saisissent et procèdent à l’adoption d’un dispositif législatif avec des moyens budgétaires conséquents. L’engagement en faveur de la défense « des plus démunis » place ces médias au cœur même de la problématique politique dominante.

Notes
797.

Pierre Muller et Yves Surel, L’analyse des politiques publiques, op. cit., p. 73.

798.

Jérôme Fénoglio, « Députés et associations critiquent le manque d’ambition du projet de loi sur l’exclusion » p.1 et « l’Assemblée nationale souhaite modifier le projet de loi contre l’exclusion », Le Monde, 15 avril 1997, p. 7.

799.

La loi relative à la lutte contre les exclusions du 28 juillet 1998 est, selon la ministre de l’Emploi et de la Solidarité Martine Aubry, «  d’abord l’aboutissement d’un travail formidable qui a été fait par les associations ». En s’exprimant ainsi, la Ministre reconnaît de manière non équivoque le rôle essentiel joué par les organisations de lutte contre les exclusions sociales. Clarisse Fabre« Le vote du projet de loi contre les exclusions met en évidence les divisions de l’opposition , Le Monde, 22 mai 1998, p. 7.

800.

Archives Médecins du Monde, « Dossier de Presse « Alerte » : « Pour la participation de tous. Lutter contre la pauvreté et l’exclusion : une priorité nationale », mars 1996, p. 1.

801.

C’est le terme que choisit le candidat Jacques Chirac pour désigner l’exclusion sociale. Il semblerait qu’en recourant à ce terme, le candidat Chirac oppose la France des nantis à celle des pauvres et des plus démunis. Il se positionne comme « l’avocat », le défenseur acharné des plus fragiles, des plus démunis. Source : Ezra Suleiman, « Les élites et les exclus «,Le Monde, 13 janvier 1995, p. 17.

802.

Marc Ambroise-Rendu« Le maire de Paris affiche ses propositions sociales «, Le Monde, 13 février 1995, p. 7.

803.

Françoise Chirot, « M. Chirac veut restaurer le pacte républicain et retrouver l’esprit de conquête »,Le Monde, 7 janvier 1995,p. 10.

804.

« Chirac critique le gouvernement sur la lutte contre le chômage », Le Monde, p. 7.

805.

Michel Castaing, « Le gouvernement tente de répondre au défi de l’exclusion »,Le Monde, 27 septembre 1994, p. 10.

806.

Problèmes économiques : « La pauvreté : où en est-on aujourd’hui ? » n° 2695 du 10 janvier 2001, p. 2.

807.

Sur le plan social, les mesures que prend le Premier ministre Edouard Balladur semblent impopulaires. En effet, après avoir suscité la mobilisation des organisations syndicales lycéennes, estudiantines et syndicales, le Premier ministre décide de retirer le Contrat d’Insertion Professionnelle (Le Monde, « Il met fin au CIP », 30 mars 1994, p. 8). En outre, la politique sociale qu’il conduit fait l’objet d’attaque de la part de Jacques Chirac lui-même : Le Monde, « M. Chirac critique indirectement le Premier ministre Edouard Balladur au sujet des logements vacants » , 26 janvier 1995. p. 6)

808.

Archives Médecins du Monde : discours prononcé par Jacques Chirac le 27 mars 1995 lors du forum organisé par La Croix et France Inter.

809.

Françoise Chirot, « M. Chirac veut restaurer le Pacte républicain et retrouver l’esprit de conquête »,, Le Monde 7 janvier 1995,p. 10.

810.

Il est professeur de science politique et directeur du centre d’études européennes de l’université de Princeton aux Etats-Unis, lorsqu’il publie cet article dans Le Monde du13 janvier 1995.

811.

Ezra Suleiman, « Les élites et les exclus «,Le Monde, 13 janvier 1995, p.17.

812.

Archives Médecins du Monde : discours prononcé par Jacques Chirac, le 27 mars 1995 lors du forum organisé par La Croix et France Inter. La ville est, selon Jacques Chirac, l’espace de liberté où la « République se défait ». 

813.

Archives Médecins du Monde  : discours prononcé par le Premier Ministre Edouard Balladur le 27 mars 1995 lors du forum organisé par La Croix et France Inter.

814.

Archives Médecins du Monde  : discours prononcé par Lionel Jospin le 27 mars 1995 lors du forum organisé par La Croix et France Inter.

815.

Ibid.

816.

Ibid.

817.

Françoise Vaysse, « Le candidat du Parti socialiste présente un « plan d’ensemble » pour le logement », Le Monde, 29 mars 1995, p. 7.

818.

Archives Médecins du Monde : message que le Président de la République François Mitterrand a adressé aux participants au forum organisé par La Croix et France Inter.

819.

Ibid.