A/ Le Conseil Economique et Social : « forum » de maturation et de légitimation de la cause « des plus démunis »

Le Conseil Economique et Social est l’institution publique qui présente la caractéristique de regrouper en son sein toutes les catégories socioprofessionnelles et certaines organisations de la société civile 831 .Cette institution républicaine est investie d’une triple mission : conseiller le gouvernement et participer à l’élaboration de la politique économique et sociale, favoriser le dialogue entre catégories socioprofessionnelles, et enfin, informer et faire des propositions aux autorités gouvernementales et parlementaires. Les avis et les rapports qu’il émet ou adopte ont donc pour finalité d’éclairer les autorités publiques sur les politiques publiques et les décisions à prendre.

Traditionnellement, les séances plénières du Conseil économique et social sont moins médiatisées que celle de l’Assemblée Nationale par exemple. Et pourtant, cette institution joue parfois un rôle non négligeable dans la maturation et l’émergence des lois sociales dominantes. En effet, depuis le début des années 1970, les travaux du Conseil économique et social 832 portent sur des thèmes qui touchent soit à l’économie soit au social : pauvreté, logement, handicap, chômage, ressources, emploi, etc. Tel est justement le cas de la loi contre les exclusions 833 .

Le Conseil économique et social est une institution publique qui joue parfois un rôle de premier plan dans l’étude des grandes questions sociales qui dominent le débat politique, car l’une de ses fonctions est « d’examiner et de suggérer les adaptations économiques ou sociales [au gouvernement] rendues nécessaires notamment par les techniques nouvelles » 834 . Les médias, les ministres et les parlementaires mentionnent souvent les rapports et l’importance du Conseil économique et social dans l’élaboration des mesures législatives économiques et sociales lors de leurs interventions publiques.

Le Conseil économique et social joue, depuis les années 1970, un rôle essentiel dans la maturation de la notion de « pauvreté » 835 , dans la mesure où il analyse et élabore des stratégies pour mieux lutter contre ce mal social. Le Conseil économique et social fut la première institution à favoriser une réelle prise de conscience publique sur la problématique de l’exclusion 836 . Le rapport sur « La lutte contre la pauvreté » élaboré et présenté en 1970 par Henri Pequignot, et celui du père Joseph Wrésinski sur « La grande pauvreté et la précarité économique » présentéle 11 février 1970,témoignent de l’action avant-gardiste de cette institution publique sur la situation des plus démunis.

Depuis la fin des années 1980, le Conseil économique et social contribue à faire émerger l’idée de construction d’une loi d’orientation en faveur des plus démunis. Les divers rapports ainsi réalisés ont, de notre point de vue, largement inspiré les programmes des gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin ainsi que la préparation des projets de Renforcement de cohésion sociale  et de Lutte contre les exclusions.

Le capital de « savoir » du Conseil économique et social 837 , en termes d’expertise des politiques publiques sociales, est d’autant plus difficilement contestable que les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin se réfèrent régulièrement à cette institution avant de publier leur projet de loi respectif 838 . En effet, selon François Landais, «  le C.E.S a été mis au courant du contenu du projet de loi que nous élaborions de la même manière que les associations et les assemblées parlementaires ont été informées »  839 . Les avis du Conseil économique et social 840 servent à éclairer les gouvernements afin qu’ils prennent des mesures adéquates :

‘« C’est éclairé par ces réflexions [celles du conseil économique et social] et pour améliorer la situation des plus faibles de nos concitoyens que le gouvernement a préparé un programme de prévention et de lutte contre les exclusions sans précédent par ses propositions et par les moyens mis en oeuvre. Il a été examiné et adopté par le Conseil des ministres le 4 mars 1998 » 841 .’

La contribution du Conseil économique et social, en termes de définition de la notion d’exclusion, d’orientation de l’esprit de la loi et de précisions du contenu du texte de loi, ne peut être valablement remise en cause. En effet, c’est le père Joseph Wrésinski qui fut le premier à préciser la notion de « précarité » dans le rapport qu’il publia en 1987 au nom du Conseil économique et social. Pour ce dernier, la précarité se définit comme « l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux »  842 .En définissant ainsi le terme « précarité », le père Joseph Wrésinski évoque déjà, de manière sous jacente, la notion « d’exclusion » puisque celle-ci constitue le stade ultime du cumul de plusieurs précarités dans le temps.

La définition émise par le père Joseph Wrésinski semble également fixer les « contours » de ce qu’il faut entendre par « exclusion ». Cette définition est reconnue par l’ensemble des groupes de cause des collectifs Alerte et CPE et par les gouvernements, les députés et les sénateurs. Pour les groupes de cause qui luttent contre les exclusions, la notion d’exclusion apparaît comme le stade ultime d’accumulation de diverses difficultés et handicaps sociaux.

A travers le rapport du père Joseph Wrésinski, le Conseil Economique et Social réclame, en réalité, l’adoption d’une loi d’orientation qui vise à créer une dynamique sociale et à coordonner les différentes demandes des groupes de défense de la cause des plus démunis afin de rendre effectif l’accès aux droits fondamentaux pour les plus démunis. Les recommandations de ce rapport ne seront pas prises en compte par les décideurs politiques. Néanmoins, le gouvernement du Premier ministre Michel Rocard s’en servira pour faire voter la loi sur le Revenu Minimum d’Insertion 843 . Cette loi sur le RMI, qui constitue certes une des propositions du rapport du père Joseph Wrésinski, ne répond que partiellement à la principale demande du rapport 844 .

L’adoption de la loi cadre contre les exclusions telle que le père Joseph Wrésinski la propose est finalement prise en compte par les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin. Ainsi, contrairement à la politique de traitement adapté à chaque handicap social, les deux gouvernements du premier septennat du Président Jacques Chirac envisagent de prendre en compte tous les handicaps « sociaux » et de les inscrire dans un cadre de politique générale. Cette nouvelle approche doit donner de l’énergie et des « pouvoirs » aux décideurs politiques pour prévenir et éradiquer l’exclusion et la grande pauvreté.

Le gouvernement Jospin semble avoir tenu compte de certaines remarques que le Conseil économique et social avait faites au gouvernement Juppé, après que celui-ci a publié l’avant-projet de loi relatif au Renforcement de la cohésion sociale 845 . Le projet de loi de lutte contre les exclusions prévoit une approche globale de la lutte contre l’exclusion et garantissent l’accès aux « droits pour tous ». Celui-ci conçoit l’emploi comme le fondement même de l’insertion sociale et admet comme axes essentiels l’accès à la l’éducation, à la culture, à la santé et au logement. Enfin, le projet de loi de lutte contre les exclusions prévoit des moyens financiers conséquents pour éradiquer l’exclusion. En débloquant des moyens financiers plus importants que ceux du gouvernement Juppé, le gouvernement Jospin cherche visiblement à éviter d’être confronté aux principaux griefs énoncés par le Conseil Economique et Social contre le projet de loi du précédent gouvernement.

L’engagement que les décideurs politiques prennent lors du forum organisé par les médias La Croix et France Inter contribue donc au renforcement du processus de construction politique d’une vieille demande sociale qui a été initiée par les groupes de défense de la cause des plus démunis. L’offre politique faite par les candidats à l’élection présidentielle en mars 1995 apparaît en fait comme une « victoire » du Conseil économique et social. Car huit ans après l’adoption du rapport rédigé par le père Joseph Wrésinski (1987-1995), la demande principale de ce rapport est sur le point de prendre enfin « corps » sous forme de texte de loi d’orientation relatif à la lutte contre les exclusions 846 .

Si le Conseil économique et social a le mérite d’avoir été le précurseur institutionnel de l’idée de construction d’une loi d’orientation contre les exclusions sociales, d’autres institutions publiques consultatives ont également joué un rôle non négligeable pendant le processus d’élaboration de cette loi. La contribution du Haut Comité pour le Logement des Personnes Défavorisées, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, du Conseil National des Politiques de Lutte contre la Pauvreté et l’exclusion sociale et du Haut Comité de la santé Publique, en sont de bons exemples.

Notes
831.

Le Conseil économique et social comprend 231 conseillers répartis en 18 groupes de représentation. La durée de leur mandat est de 5 ans. Les 163 d'entre eux sont désignés par les organisations socioprofessionnelles dont 65 par les organisations professionnelles représentant les entreprises privées, industrielles, commerciales, artisanales et agricoles, et les professions libérales ; 19 par les organismes de la coopération et de la mutualité ; 10 par les associations familiales. Les 63 autres conseillers sont nommés par le Gouvernement dont : 17 sur proposition des organismes consultatifs compétents pour les représentants des entreprises publiques, de la vie associative et des Français établis hors de France ; 9 après consultation des organisations professionnelles les plus représentatives des départements, territoires et collectivités territoriales à statut particulier d'Outre-mer ; 2 au titre de l'épargne et du logement ; 40 parmi des personnalités qualifiées dans le domaine économique, social, scientifique ou culturel

832.

Geneviève de Gaulle-Anthonioz, » L’évaluation des politiques publiques de lutte contre la grande » pauvreté , 12 juillet 1995 ; Harlem Désir, « La situation et le devenir des associations à but humanitaire », 23 mars 1994 ; Marcel Lair, « Evaluation de l’efficacité économique et sociale des aides publiques au logement », 15 décembre 1993 ; Michel Creton « La situation des handicapés profonds », 8 juillet 1992 ; Roger Leray « Le chômage de longue durée », 25 mai 1991 ; Evelyne Sullerot « Les problèmes posés par la toxicomanie », 31 mai 1989 ; Jean Talandier « Travail et prison », 9 décembre 1987 ; Père Joseph Wrésinski » Grande pauvreté et précarité économique et sociale », 11 février 1987 ; Daniel Pétrequin « Logements des personnes à faibles ressources », 28 mai 1986 ; Henri Péquignot « La lutte contre la pauvreté », 20 septembre 1970 ; Robert Duvivier « La connaissance du chômage et des demandes d’emploi », 14 mai 1970.

833.

Certains membres du gouvernement adressent quelquefois des remerciements aux conseillers pour le travail qu’ils accomplissent. Tel est justement le cas de la ministre Martine Aubry : « Je veux ici, en particulier, rendre un hommage particulier à Mme Geneviève de Gaulle–Anthonioz [en sa qualité de membre du Conseil économique et social], à ses travaux et à son engagement personnel ». Discours de Martine Aubry devant le Conseil Economique et Social, Archives de Philippe Coste, ancien conseiller de la ministre Aubry. 

834.

Article 1er de l’ordonnance du 29 décembre 1958 relative au Conseil économique et social.

835.

Le Rapport du père Joseph Wrésinski dans lequel il recommande l’adoption d’une loi d’orientation contre les exclusions sociales a été adopté le 11 février 1987. Il a fallu attendre juillet 1998 pour qu’une loi soit enfin adoptée par les députés soit 11 ans après.

836.

Archives de Philippe Coste : discours de Martine Aubry devant le Conseil Economique et Social.

837.

Le Conseil Economique et Social, bien que peu médiatisé par rapport au Parlement par exemple, est souvent consulté par les gouvernements, notamment lorsque ces derniers adoptent des projets de loi de nature sociale.

838.

La consultation du Conseil Economique et Social et d’autres organismes consultatifs répond à la volonté du gouvernement d’entamer une large concertation avec tous les acteurs institutionnels, c’est-à-dire à recueillir les avis de toutes les institutions officielles compétentes ou susceptibles d’éclairer leur engagement. Cette démarche est, par exemple, clairement affichée par le Premier ministre Alain Juppé dès la prise de ses fonctions. C’est la raison pour laquelle il saisit le Conseil Economique et Social après que les ministres en charge de ce dossier ont rendu public le contenu du projet de loi. L’avis des 10 et 11 décembre 1996 du C.E.S est qualifié « d’exigeant et constructif ». Source :TSA, 13 décembre 1996, n° 622.

839.

Entretien n° 3 avec M. François Landais, Paris, 17 mars 2003 à 14 heures 30.

840.

Travaux du C.E.S sur « la pauvreté et l’exclusion » depuis 25 ans. Note du conseiller du Premier ministre. Archives Contemporaines de Fontainebleau

841.

Archives de Philippe Coste, ancien conseiller de la ministre Aubry : discours de Martine Aubry devant le Conseil Economique et Social.

842.

Cette définition de la précarité est reprise par plusieurs institutions dont le HCSP : Jérôme Fénoglio, Le Monde, « Des experts s’alarment des dégâts de l’exclusion sur la santé », 22 et 23 février 1998, p 2.

843.

Archives Uniopss, « Projet de loi sur le revenu minimum d’insertion », Paris, 7 août 1998.

844.

Ce rapport recommande de lutter contre la grande pauvreté d’une façon globale, de permettre véritablement de répondre au cumul des privations subies par les plus démunis, quant à l’Education, la Santé, l’Emploi, la Formation, la Culture, le Logement, etc.

845.

Document que M. Philippe Coste, ancien conseiller de la ministre Martine Aubry, nous a remis lors de l’entretien à Paris. Les médias utilisent les termes « sévérité », « critique », « griefs », « déception » pour exprimer la réprobation du Conseil Economique et Social. Celui-ci reprend deux arguments : le manque de moyens financiers et le contenu insuffisant. A propos de l’insuffisance de moyens financiers, le gouvernement d’Alain Juppé, par l’intermédiaire du Conseil social du Premier ministre M. Antoine Durrleman, s’en défend : « C’était d’abord un projet de loi de mobilisation et au fond c’est un peu le problème de la poule et de l’oeuf, est–ce qu’on met les moyens et puis derrière on définit les objectifs ou est–ce qu’on définit les objectifs qui permettent précisément à chacun de s’appuyer pour avoir une démultiplication des moyens. Très clairement on était intervenu à ce colloque à la maison de la radio organisé par la Croix, c’était bien sur une loi de mobilisation qu’il avait insistée, convaincu qu’il était par la démarche qui avait été la sienne au niveau de la ville de Paris que tout n’était pas une question de moyens. Le problème de placement des enfants, les démembrements familiaux, les problèmes d’inscription au fichier d’HLM. Ce n’est pas une question de moyen. Entretien n° 5 avec Mr Durrleman.

846.

Le Rapport de Joseph Wrésinski a été adopté en 1987 et le principe de la loi en 1995, soit huit ans après.