B/ La matérialisation de l’offre politique en actes législatifs

Les stratégies d’élaboration de ce projet de loi semblent avoir été les mêmes puisqu’elles sont fondée sur « l’interministérialité » des projets. Face à l’interministérialité des deux projets de loi, comment les deux gouvernements organisent-ils et coordonnent-ils la contribution de tous les ministères impliqués dans le processus d’élaboration de cette loi ? Enfin, l’intervention des gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin, ainsi que le parlement en faveur de la cause des plus démunis, est-elle motivée principalement par des « calculs » politiques ?

Le processus d’élaboration gouvernementale du projet de loi sous le gouvernement Juppé est marqué du sceau du co-pilotage 886 entre Jacques Barrot et Xavier Emmanuelli. Cette stratégie du co-pilotage ministériel adoptée par le Premier ministre Alain Juppé n’est toutefois pas reproduite au sein du gouvernement de Lionel Jospin. Ce dernier fait plutôt le choix de confier la responsabilité de ce projet à la ministre Martine Aubry. Deuxième personnalité du gouvernement de Lionel Jospin, Martine Aubry 887 occupe le poste de Ministre de l’Emploi et de la Solidarité. Elle a donc en charge des projets aussi nombreux que divergents : l’emploi, la réduction des dépenses de santé, la couverture maladie universelle et la réduction du temps du travail. A ces projets, s’ajoute celui de la lutte contre les exclusions sociales. Contrairement au co-pilotage qui caractérise l’action du gouvernement Juppé, la ministre de l’Emploi et de la solidarité, Martine Aubry se voit confier la mission de coordonner l’action du gouvernement Jospin sur le même projet de loi.

Les deux projets de loi initiés par les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin présentent un point commun : ils ont été construits avec la participation de plusieurs ministères. Nous distinguons, par exemple sous l’ère Alain Juppé, l’organisation de trois types de réunion : la première concerne les réunions interministérielles. Celles-ci sont présidées par M. Durrleman, conseiller social du Premier ministre. Les représentants de la présidence prenaient part à ces réunions ainsi que ceux d’une quinzaine de ministères,

‘« Tous les ministères ont eu accès. Ils ont répondu inégalement. Certain dans un premier temps étaient moins présents, mais ils se sont finalement progressivement impliqués. Je pense, par exemple, au ministre du logement qui dans un premier temps était assez réticent, mais progressivement est entré dans l’approfondissement et a fait de bonnes propositions, a été amené à accompagner le mouvement parce qu’il s’est rendu compte que c’était inéluctable mais à l’accompagner de manière positive » 888 .’

Les deux projets de loi ont un caractère interministériel puisque plusieurs ministères ont participé à leur élaboration. S’agissant du projet de loi relatif à la lutte contre les exclusions par exemple, « il avait été demandé dès fin juillet [1997] à chaque ministre de désigner un membre de son cabinet comme correspondant » 889 . Ainsi, les conseillers de la ministre Martine Aubry en charge de ce projet de loi avaient,

« des correspondants dans tous les cabinets qu’on avait réunis à plusieurs reprises [...], une des particularités de cette loi est qu’elle était complètement interministérielle et nous avions des réunions périodiques avec eux ou des points bilatéraux. Il y avait des réunions de lancement de travaux et des réunions de point de situation et après on travaillait avec chacun d’entre eux pour voir ce qui avançait » 890 .

L’élaboration de ce texte de loi a nécessité la tenue de réunions de représentants de tous les ministères impliqués dans le processus d’élaboration de ce projet de loi. Le nombre élevé de domaines que contient ce projet de loi est tel qu’il était « impossible », selon Antoine Durrleman, conseiller du premier ministre Alain Juppé de les évaluer réellement. Car précise-t-il,

‘« Comme toujours y a en deux types de réunions. Des réunions au niveau des cabinets des administrations que j’ai animées personnellement ou que la conseillère technique qui était auprès de moi animait personnellement avec derrière un certain nombre d’orientation, d’arbitrage et d’autres part une série de réunions spécifiquement consacrées à ce sujet et présidées directement par le Premier ministre. Quand c’est au niveau du cabinet, c’est un conseiller du Premier ministre, quand c’est au niveau des ministres, c’est le Premier ministre qui préside personnellement. Donc, le Premier ministre a tenu personnellement plusieurs réunions avec les ministres sur ce projet de loi » 891

Plusieurs réunions interministérielles ont été tenues. Elles avaient une dimension thématique : sur l’accès aux soins, au logement, à l’Emploi, la prévention, le financement ou l’aspect budget lié à la mise en oeuvre de la loi 892 .

Dans la seconde période, les Parlementaires, le premier ministre Alain Juppé, son gouvernement et le Président de la République appartiennent à la même majorité politique. Ainsi, lorsque les pouvoirs exécutif et législatif appartiennent à la même famille politique, le Président de la République peut jouer un rôle important dans le processus de construction de la loi, puisque comme le Premier ministre Alain Juppé 893 , Jacques Chirac 894 a présidé aussi certaines réunions 895 . Par contre pendant la période de cohabitation, le Président de la République Jacques Chirac était tout simplement « spectateur » du processus d’élaboration de la loi, étant donné que c’est le gouvernement de la majorité  plurielle qui avait désormais la charge de procéder à l’élaboration de ce projet de loi.

A priori, rien ne laissait présager l’existence d’un quelconque « conflit » majeur entre différents ministères, car dès la constitution du gouvernement, la ministre Martine Aubry avait reçu la mission de coordonner l’ensemble des apports des seize ministres impliqués dans l’élaboration de ce projet de loi. La décision de confier la charge de coordination de ce projet de loi à la ministre Martine Aubry n’exclut pas totalement l’existence de conflits entre administrations ministérielles. Les divergences de positions entre ministres du gouvernement de Lionel Jospin semblent avoir eu un effet moindre, mais l’action de la ministre Martine Aubry rencontra quelques oppositions de la part de son collègue du ministère des Finances. Selon Libération, pour présenter un programme de lutte si ambitieux, la ministre Martine Aubry a « dû batailler ferme contre son collègue des finances, Dominique Strauss-Kahn, qui jugeait trop coûteux le volet emploi et qui s’est opposé à la couverture maladie universelle » 896 .

Les révélations de Libération montrent bien que le processus interministériel au sein du gouvernement Jospin a suscité aussi quelques dissensions, notamment entre la ministre Martine Aubry et son collègue du ministère des Finances, Dominique Strauss Khan 897 .

Les divergences d’orientations ou d’approches qui caractérisent les prises de position de ministres membres des mêmes gouvernements mériteraient qu’on s’interroge sur la complémentarité et les points de divergences des deux projets de Renforcement de la cohésion sociale et de Lutte contre les exclusions. 

Notes
886.

Les Echos,« Xavier Emmanuelli : la loi-cadre contre l’exclusion s’appliquera en 1997 »,15 mars 1996.

887.

Ainsi, dès juillet 1997 et durant tout l’été les membres de son cabinet travaillent d’arrache pied pour que le projet de loi soit présenté aux parlementaires à l’automne 1997.

888.

Entretien n° 5 avec Mr Durrleman.

889.

Entretien n° 3 avec François Landais.

890.

Entretien n° 2 avec Philippe Coste. 

891.

Entretien n° 5 avec Durrleman, ancien conseiller social d’Alain Juppé. Paris, 17 avril 2003.

892.

Archives Contemporaines de Fontainebleau : Fonds d’Antoine Durrleman, conseiller auprès d’Alain Juppé, Premier ministre – côte n° 20010533 art. 14 : préparation du projet de loi contre l’exclusion (05/1995-08/1996) et côte n° 20010533 art. 15 : préparation du projet de loi contre l’exclusion (09/ 1996-04/1996).

893.

Cette réunion est consacrée à l’arbitrage des différentes approches et à l’adoption de la position commune et définitive du gouvernement. Compte-rendu de Durrleman au Premier ministre suite à la tenue de la réunion du 6 août 1996. Y ont pris part les ministres suivants : Toubon, Pons, Debré, Gaudin, Perben, De Peretti, Drut, Raoult, Lamassoure. Les ministres Arthuis et Bayrou étaient représentés par leur directeur de cabinet.

894.

Enfin, le troisième type de réunions concerne celles que préside le Président de la République. Il se tient une réunion de ce genre le 6 mai 1996 à l’Elysée. Présidée par Chirac, cette réunion à laquelle participent le Premier ministre, Jacques Barrot et Xavier Emmanuelli, a pour objet de peser en termes politiques l’opportunité de poursuivre la préparation du projet de loi d’orientation contre l’exclusion. Au cours de cette réunion, le Président de la République rappelle qu’il s’est engagé à plusieurs reprises à faire la loi d’orientation contre l’exclusion et qu’il faut donc la faire. Il souligne la nécessité de fonder ce projet de loi autour de la reconnaissance des droits et leur mise en oeuvre, puis insiste sur les deux points qu’ils considèrent comme importants : la santé et le logement. Quant au Premier ministre, il insiste aussi sur la santé et le logement. Xavier Emmanuelli considère que la loi contre l’exclusion est nécessaire. Jacques Barrot insiste sur le fait qu’il ne faut pas faire une loi « trop ambitieuse » Selon lui, la loi doit se limiter à quatre volets : Emploi ; Santé ; Logement et Institutions. Voir le Compte rendu de la réunion du 5 mai 1996 tenue à l’Elysée rédigé par le conseiller du Président de la République M. Olivier Dutheillet de Lamotte et adressé au conseiller du Premier ministre M. Durrleman. Archives Contemporaines de Fontainebleau

895.

Le 22 janvier 1997, le Président de la République, M. Jacques Chirac, a réuni un conseil restreint, avec le Premier ministre et les ministres concernés par la lutte contre l’illettrisme. Travail Social actualité, n°608 du 6 septembre 1996, p. 18.

896.

Libération, « Trente huit milliards pour l’exclusion et la bénédiction de Chirac »,5 mars 1998, p. 14.

897.

Michel Bezat, « Martine Aubry, un destin qui se cherche »,Le Monde, 2 février 1998, p. 11.