C/ Du Renforcement de la cohésion sociale à la Lutte contre les exclusions : deux projets de loi, complémentarité et divergence

En quoi le projet de loi de Lutte contre les exclusions peut-il être considéré comme le prolongement du projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale ? Les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin ont-ils la même représentation, la même approche de la notion d’exclusion sociale ?

Nous entendons établir une comparaison autour de trois volets importants de ces deux projets de loi 898  : l’emploi, le logement et la santé. Nous interrogerons ces différents points pour tenter de comprendre en quoi le nouveau texte s’inspire de celui qui avait été préparé puis rendu public par Jacques Barrot et Xavier Emmanuelli ?

Ces trois volets constituent le socle même de la lutte contre l’exclusion. D’abord au niveau de l’Emploi, le programme « Trajet d’accès à l’emploi » prévu par Martine Aubry pour les jeunes de 16 à 25 ans qui sont confrontés à des difficultés pour accéder à un emploi s’apparente à « l’itinéraire personnalisé d’insertion professionnelle » de Jacques Barrot et Xavier Emmanuelli. De même l’élargissement des publics du contrat emploi-consolidé est proche du dispositif que le précédent gouvernement souhaitait développer sous la forme de contrats d’initiative locale.

Au chapitre logement, plusieurs points sont identiques : le mécanisme de réforme des attributions de logements sociaux qui doit être mis en place par l’intermédiaire de conventions signées au niveau départemental entre les préfets et les organismes d’HLM, le nouveau système de gestion des Fonds de Solidarité pour le Logement, les mesures dérogatoires en matière d’obligation de construction de places de stationnement dans les logements HLM, ainsi que pour la mise en place du coefficient d’occupation des sols. Il en est de même pour les procédures de réquisition et de taxation de logements vacants.

Les mesures qui consacrent l’inscription des personnes sans domicile fixe sur les listes électorales sont également prévues. Elles concernent « l’exercice de la citoyenneté » à travers l’octroi de l’aide juridictionnelle aux personnes qui n’ont pas de domicile fixe. Enfin, les deux projets accordent une importance identique aux institutions sociales et médico-sociales avec, entre autre, la création d’un Observatoire national de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

Pour la ministre Martine Aubry, le projet de loi et le programme de lutte contre les exclusions sociales présentent la particularité de prendre en compte les besoins des plus démunis 899  et de répondre favorablement à une demande émanant des groupes de cause, « nous savons tous ici, à droite comme à gauche, que ce projet est venu devant le Parlement parce que de nombreuses associations l’ont porté depuis des années, dans leur action quotidienne auprès des exclus, dans leurs propositions qu’elles ont formulées. Elles ont aussi réussi à nous convaincre qu’il était temps d’agir et d’accorder la priorité à la lutte contre l’exclusion » 900 .

Selon la ministre Martine Aubry, « son » projet est la continuité de ce qui a été déjà fait par ces prédécesseurs dans la mesure où affirme-t-elle, « ce programme reprend aussi certaines des dispositions élaborées par le précédent gouvernement sous la responsabilité de MM. Jacques Barrot et Xavier Emmanuelli » 901 , puisque le projet de loi de celle-ci s’appuie sur « l’immense travail » 902 de maturation réalisé par les groupes de défense de la cause des plus démunis réunis au sein de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss et le Conseil économique et social. Ainsi, le texte préparé et coordonné par le ministère de l’Emploi et de la solidarité et une dizaine d’autres n’est pas si éloigné, en termes de principes et d’orientation générale du projet dit de Renforcement de la cohésion sociale.

Contrairement au précédent projet de loi, celui du gouvernement Jospin contient un volet sur la « Prévention des exclusions ». Celui-ci constitue une véritable « révolution » au regard du précédent texte de Jacques Barrot et de Xavier Emmanuelli. Le projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale traitait en effet dans un premier chapitre de la procédure de traitement de surendettement, et dans un second de la réforme de la procédure de saisie immobilière et de la procédure d’interdiction bancaire tout en abordant la problématique de la prévention des expulsions. Quant au troisième chapitre, il était consacré aux « moyens d’existence ».

Ces mesures, qui sont de nature économique et sociale, concernent toutes la limitation du montant maximal des saisies opérées sur les prestations familiales, l’indexation de l’allocation de solidarité spécifique sur l’évolution des primes, la fourniture minimale en eau et en énergie et enfin l’institutionnalisation d’un véritable droit au compte bancaire. Le « droit à l’égalité des chances par l’éducation et la culture » est également un chapitre innovant. L’élément le plus important de ce chapitre est sans doute la distribution de l’aide à la scolarité par un système de bourses des collèges.

Aussi, contrairement au projet de loi présenté par le gouvernement d’Alain Juppé qui ne comportait pas le volet « éducation », celui du gouvernement de Lionel Jospin en a tenu compte. En effet, les responsables du ministère de l’éducation nationale se sont associés, sous Lionel Jospin, à l’action gouvernementale contre les exclusions. Ces derniers ont participé aux différentes réunions, aux échanges decorrespondances et de documents. Les contacts téléphoniques étaient même fréquents entre membres de différents cabinets ministériels 903 .

Le texte de loi du gouvernement Jospin semble donner une définition plus large de la notion d’exclusion, au regard de l’étendue de son champ d’action. Ce projet de loi s’articule ainsi autour de cinq volets 904 : l’emploi, le logement, la santé, la prévention des exclusions, l’urgence sociale et le dispositif institutionnel local de lutte contre l’exclusion.

Le gouvernement Jospin affiche ses ambitions quant à sa volonté à mettre en œuvre la loi relative à la lutte contre les exclusions et le programme y afférant. Il prévoit pour cela une enveloppe de 51,412 milliards sur une période de trois ans 905 . La mobilisation de moyens financiers aussi conséquents marque de manière non équivoque la volonté du gouvernement Jospin de faire refluer l’exclusion, en comparaison des 3 milliards prévus par le gouvernement d’Alain Juppé pour financer son projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale 906 . Il convient de noter que le budget triennal affecté à la lutte contre les exclusions provient à hauteur de 38 milliards de l’Etat. 13 milliards sont financés par les collectivités locales. Quant au reste, il émane du Fonds social européen 907 .

Nous nous permettons de relever quelques chapitres phares qui symbolisent l’élargissement du champ d’action de la loi. Ces volets concernent l’accès à l’emploi et au logement. Sur l’accès à l’emploi, plusieurs mesures n’existaient pas dans le précédent projet de loi : en effet, les règles de l’insertion par l’activité économique dévolue aux entreprises d’insertion et aux organisations intermédiaires sont regroupées et rendues plus cohérentes au sein du code du travail. Les contrats de qualification sont ouverts aux adultes de plus de 26 ans sous certaines conditions 908 .

Le gouvernement de Lionel Jospin tente de faire accéder un grand nombre de personnes aux stages d’insertion et de formation en alternance et de faire bénéficier les chômeurs des contrats emploi consolidé 909 , tout en favorisant le recentrage des contrats emploi-solidarité 910 . Enfin, la prime d’aide aux titulaires « d’emploi-jeunes » qui créent ou reprennent des entreprises, est étendue aux titulaires de minima sociaux. Quant à l’accès au logement, il est prévu l’instauration d’une taxe annuelle sur les logements vacants ainsi que la mise en place de conférences intercommunales du logement dans les communes dites sensibles par exemple.

L’importance du programme de lutte contre les exclusions réside donc dans le fait que ce texte fixe les grandes lignes du futur projet de loi contre les exclusions sociales. Nous pouvons penser que le choix du gouvernement de Lionel Jospin a, en définitive, était guidé par le souhait de voir les plus démunis accéder aux droits fondamentaux mais également de donner une plus grande visibilité à l’action de son gouvernement dans ce domaine.

Notes
898.

Nous insistons uniquement sur les points les plus importants.

899.

Isabelle Mandraud, Cathérine Maussion et Tonino Serafini, , « La droite se drape dans le refus »,Libération, 21 mai 1998, p. 10.

900.

Mme Aubry, J. O. débats Assemblée Nationale, 2ème séance du 20 mai 1998, p.4207.

901.

Archives Médecins du Monde : discours tenu par la ministre Martine Aubry à l’Assemblée nationale, 5 mai 1998, p. 7.

902.

Ibid.

903.

Entretien n° 2 avec Philippe Coste.

904.

Notre démarche consiste à faire ressortir uniquement les principales dispositions contenues dans ce programme de lutte contre la pauvreté et l’exclusion.

905.

L’enveloppe financière de 51,4 milliards constitue le premier « argument de vente » du projet de loi défendu par la ministre Martine Aubry en comparaison au 3 milliards seulement mobilisés par le précédent gouvernement sur le projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale. Source : Propos recueillis parMichel Feltin,« Le projet Aubry n’existera que si tout le monde s’y met », La Croix, 6 mars 1998, p. 7.

906.

Actualités Sociales Hebdomadaire, n° 2061 du 6 mars 1998.

907.

Ibid.

908.

Actualités Sociales Hebdomadaires, «  Prévention et lutte contre les exclusions », 6 mars 1998, n° 2061, p. 12.

909.

Ibid. p. 11-12. Lire également La Tribune, « Les dispositifs pour l’emploi recentrés et complétés », 5 mars 1998, Stéphane Tisserond.

910.

Ibid.