Section II : La légitimation des collectifs et groupes de cause, une prérogative étatique

Les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin et les Parlementaires ont joué un rôle déterminant lors du processus de légitimation des groupes de défense de la cause des plus démunis puisque ce sont les décideurs politiques qui garantissent le monopole de représentation aux groupes d’intérêt 948 . Les institutions étatiques disposent du droit exclusif de reconnaissance « politique » des groupes d’intérêt 949 . Cette reconnaissance peut consister à intégrer les groupes de défense de la cause des plus démunis au processus décisionnel. En effet, selon Yves Surel et Yves Meny, « partout, les pouvoirs publics consultent les groupes d’intérêt, car il n’est plus possible de gouverner et de réglementer dans un style purement régalien » 950 .

Par l’acte de consultation, les groupes d’intérêt bénéficient des privilèges d’attention et d’écoute des pouvoirs publics : les portes des administrations publiques ministérielles et institutionnelles s’ouvrent plus facilement aux groupes de défense de la cause des plus démunis. Ces derniers ont alors accès aux autorités et institutions publiques. De cette manière, les groupes d’intérêt peuvent obtenir le statut de représentant de tel ou tel secteur et devenir ainsi membre d’une ou plusieurs institutions publiques 951 . En France ainsi que l’affirme Yves Meny 952 , la reconnaissance par l’administration publique peut déboucher sur ce qui convient de qualifier d’honneur suprême : le label de représentativité.

Les autorités gouvernementales et Parlementaires peuvent aussi jouer un rôle majeur dans le processus « d’institutionnalisation » des groupes de cause, dans la mesure où elles sont aptes à décider de la constitution des monopoles représentatifs à travers la création d’institutions de droit public. Ainsi, les autorités gouvernementales peuvent contribuer à structurer un « champ », un « domaine » ou un « secteur » donnés. La réalisation de cette compétence répond à une finalité : permettre aux pouvoirs publics de stabiliser un ensemble de groupes de cause. La capacité des pouvoirs publics à construire « un environnement social » lui assure en retour un ou plusieurs interlocuteurs avec lesquels ils peuvent valablement négocier ou associer à son action publique.

La politisation de la problématique de l'exclusion pose alors la question de l’action des autorités gouvernementales et parlementaires et met en lumière les rapports que ceux-ci entretiennent avec les organisations de défense de la cause des plus démunis. Les institutions étatiques sont-elles des « chambres d'enregistrement » des propositions des groupes de cause ? Ne cherchent-elles pas, elles aussi, à faire prévaloir leur propre vision de « l'exclusion « ? Quelle posture le gouvernement et le Parlement adoptent-ils alors dans le cadre de leurs rapports avec les groupes de défense de la cause des plus démunis ?

Yves Meny et Jean-Claude Thoenig 953 analysent la problématique des relations entre les pouvoirs publics et les acteurs de la société civile en faisant appel à quelques concepts essentiels : ces derniers distinguent cinq approches de modèles types de relation entre l’Etat et les organisations de la société civile : ce sont les approches fonctionnaliste, pluraliste, instrumentaliste, néo-institutionnaliste et néo-corporatiste.

Il nous semble difficile voire même impossible de cerner les relations Etat-groupes de défense de la cause des plus démunis en limitant notre champ d’analyse aux seuls modèles types définis par Yves Meny et Jean-Claude Thoenig. Car ils ne permettent pas de dégager une configuration exacte des rapports entre les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin, producteurs des projets de loi relatifs au Renforcement de la cohésion sociale et de Lutte contre les exclusions. Pour mieux comprendre les relations que les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin entretiennent avec les groupes de défense de la cause des plus démunis, il faut se reporter à l’histoire et à la réalité empirique des relations « intuitu personae » entre décideurs politiques et les responsables de groupes de cause de cette loi, puisque la construction de la loi est une démarche qui suppose des débats, des consultations avec les groupes de cause et enfin la délibération.

Il convient de mentionner que les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin adoptent rarement une posture de contrainte en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Ils s’arrangent toujours, avant de procéder à des changements législatifs ou de réaliser des réformes sociales, pour associer ou consulter les groupes de cause. Cette stratégie permet aux décideurs politiques de ne pas assumer seuls les effets néfastes de leur décision ; ensuite ces négociations participent à l’implication des organisations de défense de la cause des plus démunis dans le jeu démocratique.

Mais quels sont les critères sur lesquels se fondent les gouvernements successifs d’Alain Juppé et de Lionel Jospin pour sélectionner parmi la soixantaine de groupes de cause ceux avec lesquels ils entendent négocier et qu’ils souhaitent associer au processus de construction de cette loi ?

A notre avis, trois hypothèses peuvent être relevées pour tenter de comprendre et de justifier les choix effectués par les pouvoirs publics pour sélectionner leurs interlocuteurs pertinents parmi les groupes de cause. La première hypothèse serait de penser que les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin choisissent d’associer ou de négocier avec les groupes de défense de la cause des plus démunis qui sont membres d’institutions publiques consultatives ; la deuxième hypothèse consiste à supposer que les gouvernements négocient avec les entrepreneurs de cause qui articulent les demandes sociales, c’est-à-dire ceux qui ont su bâtir une posture de médiateur. Enfin, la troisième hypothèse consisterait à dire que les gouvernements cèdent à la pression des groupes de cause radicaux et prennent alors contact avec les groupes de cause qui font appel à la mobilisation des masses ou l’opinion publique pour poser leurs revendications. Objectivement, les gouvernements prennent en compte ces trois hypothèses comme critères de sélection de leurs interlocuteurs parmi les groupes de défense de la cause des plus démunis.

Les cabinets ministériels et les parlementaires ont adopté, dans le cadre de leurs relations avec les groupes de défense de la cause des plus démunis, une double posture : ils sont maîtres du processus de construction de la loi et détiennent, à ce titre, le pouvoir de légitimation de l’action de ces organisations, en même temps qu’ils attribuent aux groupes de cause le statut de médiateurs sociaux (I). Les institutions ministérielles, parlementaires et même présidentielle semblent avoir marqué leur préférence pour les groupes de cause réformistes dont ATD Quart-Monde et l’Uniopss, et pour le collectif Alerte  par rapport au collectif CPE et aux groupes de cause radicaux tels AC ou le DAL par exemple (II).

La proximité qui semble caractériser les relations entre certains acteurs politiques et certains leaders de groupes de défense de la cause des plus démunis réformistes peut s’expliquer et se justifier par le fait qu’un grand nombre d’entre eux, membres de cabinets ministériels et responsables de groupes de cause, se connaissent depuis longtemps et semblent se retrouver parfois dans les mêmes sphères étatiques et au sein des directions de certains groupes de cause depuis plusieurs années 954 . Le fait de partager les mêmes espaces, les mêmes « milieux » et les mêmes sujets sociaux créent une certaine « proximité relationnelle » entre ces différents acteurs. Ce rapprochement semble déboucher sur une proximité sociale, c’est-à-dire vers une même représentation du problème « exclusion » (III).

Notes
948.

Pierre Muller,  Les politiques publiques, op. cit, p. 99.

949.

Pierre Hassenteufel « Les groupes d’intérêt dans l’action publique », Pouvoirs, Les juges, n° 74,1995, p.161.

950.

Yves Meny, Yves Surel, Politique comparée, op. cit., p.159.

951.

Le groupe de cause ATD Quart-Monde est membre du Conseil économique et social. Il siège également au sein du Conseil national des politiques de Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale aux côtés d’autres groupes de cause tel le Secours Catholique.

952.

Yves Meny, « La légitimation des groupes d’intérêt par l’administration française », Revue française d’administration publique, n° 39, 1986.

953.

Yves Meny et Jean- Claude Thoenig, Politiques publiques, op. cit..

954.

Lors de nos entretiens (non enregistrés), Antoine Durrlemann, Jacques Rigaudiat et François Landais, respectivement conseillers des Premiers Ministres Alain Juppé, Lionel Jospin et la ministre Martine Aubry ont déclaré avoir été sympathisants d’ATD Quart-Monde et proches de sa Présidente Geneviève de Gaulle-Anthonioz pour les deux premiers, et être sympathisant de l’organisation Coorace par exemple. Selon Eric Cheynis, le conseiller de la ministre Martine Aubry Pierre de Saintignon est sympathisant depuis plusieurs années d’ATD Quart-Monde. Par ailleurs, M. Doutreligne, membre de l’Uniopss a occupé les fonctions de conseiller du Secrétaire d’Etat au logement, etc.