A/ Le processus de construction de la loi, une prérogative essentiellement gouvernementale

Les gouvernements et le Parlement sont les principaux acteurs de la construction de la loi. Ces institutions publiques sont celles qui confèrent le statut d’interlocuteurs pertinents aux groupes de défense de la cause des plus démunis. Les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin consultent ainsi les responsables des groupes de défense de la cause des plus démunis de manière à permettre à ceux-ci de participer à la construction de la loi. Cette stratégie permet aux pouvoirs publics de légitimer leur projet politique.

Les gouvernements d’Alain Juppé 955 et de Lionel Jospin 956 conçoivent et conduisent le processus d’élaboration de leur projet de loi tout en respectant la tradition de dialogue qui existe entre eux et les grandes organisations nationales sociales, humanitaires et caritatives. En fait, le gouvernement de Lionel Jospin associe plus particulièrement les groupes de cause réformistes à sa démarche législative en faveur des plus démunis. C’est la raison pour laquelle le projet de loi de lutte contre les exclusions a recueilli un avis favorable unanime de la part des groupes qui luttent justement contre les exclusions.

L’absence de critique de fond ou de rejet de celui-ci, aussi bien du côté des décideurs politiques que des groupes de cause, atteste de la prise en compte par les membres de cabinets ministériels et des ministres concernés des remarques, propositions et autres suggestions des organisations de lutte contre les exclusions qu’ils ont rencontrées. Il convient de préciser que le succès du projet de loi du gouvernement de Lionel Jospin est dû aussi en partie au fait que la ministre Martine Aubry a su tirer profit des lacunes et insuffisances que la soixantaine de groupes de cause avaient déjà relevées contre l’avant-projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale présenté par les ministres Jacques Barrot et Xavier Emmanuelli.

Les deux gouvernements affichent clairement l’ambition de bâtir une loi d’orientation de lutte contre toutes les formes d’exclusion et mettent donc en oeuvre une stratégie de gouvernance qui se matérialise par la concertation avec les groupes de cause des collectifs Alerte et CPE. En pratique, ce sont les responsables de cabinets ministériels 957 qui s’entretenaient le plus souvent avec les leaders de groupes de cause et les leaders des collectifs Alerte et CPE. Le pouvoir de direction et d’orientation que les représentants de cabinets ministériels exercent sur ce projet de loi conforte alors la posture de ceux-ci en tant que maîtres du calendrier 958 et de la méthode de travail à suivre.

Les autorités publiques exercent donc une véritable « magistrature » sur le processus d’élaboration du projet de loi. Certes, les représentants de cabinets ministériels ont un pouvoir de direction mais le dialogue entre ceux-ci et les responsables de groupes de cause participe à la définition des politiques publiques de lutte contre les exclusions puisque « les politiques publiques doivent être conçues en termes d’échanges : [autrement dit] les acteurs sociaux doivent devenir des partenaires sociaux associés à la définition des politiques publiques » 959 .

A chacune des séances d’audition des responsables des groupes de défense de la cause des plus démunis correspond un ordre du jour spécifique établi et imposé par les représentants des pouvoirs publics. Ces derniers étaient a priori tenus de s’y conformer dans la mesure où les autorités étatiques avaient le monopole de l’agenda, du choix du type de réunion et des points inscrits à l’ordre du jour 960 . Certes, les autorités gouvernementales avaient le monopole de la conduite du projet de loi, mais parfois le pouvoir de direction des conseillers de ministères était contesté. Nous avons su par exemple que les responsables du collectif CPE  avaient refusé les conditions de rencontre que Serge Milano, conseiller social du ministre Jacques Barrot leur avait fixée 961 .

En refusant de répondre favorablement à cette rencontre, les membres du collectif CPE réaffirment leur « identité » et marquent leur ambition de se faire considérer comme des interlocuteurs pertinents par les pouvoirs publics. Les actes de contestation du collectif CPE ne portaient alors ni sur le principe de la rencontre, ni sur l’ordre du jour, mais sur les modalités de la rencontre. Toutefois, le collectif CPE ne pouvait se résoudre à endosser le rôle de « spectateur » du processus de construction de la loi,

« En effet, le secrétariat du conseiller technique appelle le secrétariat du collectif le 19 juin 1996 et l’informe de sa volonté de l’auditionner. Je signifie au secrétariat du conseiller que six représentants, « spécialistes » de différents thèmes doivent m’accompagner et prendre la parole afin d’exposer la vision et faire les propositions du collectif. Le conseiller n’apprécie pas le nombre particulièrement élevé d’intervenants et s’oppose à ce que tous prennent la parole. Le collectif maintiendra sa position, mais en vain puisque le conseiller ne changera pas de position. Les positions tranchées des deux interlocuteurs ne feront pas évoluer le débat… » 962 .

Les nombreuses réunions organisées à l’initiative des représentants du gouvernement, en particulier par les membres des cabinets ministériels, prouvent bien que le gouvernement est le principal maître du processus de construction de cette loi. Concrètement, ce sont ces derniers qui organisaient les séances de travail avec les responsables de groupes de cause. Cette prérogative étatique permet d’affirmer que seules les autorités publiques avaient le monopole du processus d’élaboration de la loi ainsi que du contenu de celle-ci. L’exercice de cette prérogative autorise les décideurs politiques à conférer la qualité de médiateur social et d’interlocuteur pertinent à n’importe quelle organisation de défense de la cause des plus démunis.

Notes
955.

L’agenda du projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale a fait l’objet de plusieurs reports : initialement annoncé pour l’automne 1995, il a été renvoyé à mars 1996. Puis, pressé par les groupes de défense de la cause des exclus, le gouvernement d’Alain Juppé a finalement annoncé que le projet de loi devait être publié « fin mars – début avril 1996 ». Le projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale  a été finalement présenté au Conseil Economique et Social fin mai puis au Parlement en juin. Quant au vote, il ne devrait avoir lieu qu’à l’automne 1996. Mais, contrairement à ce qui a été initialement prévu, ce calendrier ne sera pas tenu. Ce n’est finalement que le 30 septembre 1996 que les ministres Jacques Barrot et Xavier Emmanuelli tiennent une conférence de presse. Ils livrent le contenu du projet de loi de cohésion sociale à la presse et aux associations de solidarité, avant d’être présenté aux parlementaires en avril 1997, c’est–à–dire presque deux ans après que le Président Jacques Chirac a pris l’engagement de faire adopter une loi contre l’exclusion.

956.

Le gouvernement de Lionel Jospin a mis dix mois avant de présenter publiquement son projet de loi baptisé projet de loi contre les exclusions sociales. Il avait prévu de consacrer tout l’Eté 1997 ainsi que les mois de novembre et décembre à consulter les organisations de défense de la cause des plus démunis et les syndicats ; de janvier à février 1998, le projet de loi devait faire l’objet d’un débat public ; de mars à juin 1998, les parlementaires devaient être saisis du projet et en juin, le projet sera voté puis la loi devait être mise en application en 1999.

957.

Il s’agit des conseillers Saintignon, Obadia et Landais. Les membres du cabinet de la ministre Martine Aubry ont d’abord précisé le calendrier et la méthode retenus par le gouvernement pour la préparation de la loi, ensuite ils ont dévoilé la conception générale qu’ils se font de cette loi.

958.

Les gouvernements dont celui d’Alain Juppé ont fixé le calendrier indiquant le processus d'élaboration du projet jusqu'à son adoption. Nous avons trouvé les Archives du conseiller du ministre des Affaires sociales, Serges Milano, qui précisent les modalités de préparation du projet de loi contre les exclusions sociales. Il est le suivant :

novembre 1996 : - Consultation

- Commission de lutte contre la pauvreté et l'exclusion;

- Conseil nationale de l'insertion par l'activité économique

- Conseil supérieur du travail social

- Conseil national des missions locales

10 janvier 1996 : - Avis du Conseil Economique et Social

2 janvier 1997 : - Saisine du conseil d'Etat

15 février 1997 : - Conseil ministres

1er mars 1997 : - Parlement

959.

Pierre Muller et Bruno Jobert, L’Etat en action, Politiques publiques et corporatisme,  op. cit., p. 166.

960.

L’Etat a le monopole des dates de rencontres et du nombre d’interlocuteurs avec lesquels il souhaite s’entretenir.

961.

La définition du contenu du texte de loi constitue une compétence exclusive de l’Etat. Ainsi dans une correspondance adressée à la coordination Mission France Médecins du Monde pour le compte du collectif Contre la précarisation et l’exclusion, le conseiller Serge Milano ne souhaite pas que les leaders d’associations de ce collectif s’appesantissent sur leurs propositions, car affirme-t-il : « il connaît très bien les propositions des associations pour en avoir reçu un grand nombre ». Il souhaiterait, par contre, que les membres du collectif Contre la précarisation et l’exclusion, orientent leurs interventions autour de trois questions essentielles : quelle conception ont-ils de la loi cadre ? Quelles sont les particularités de leurs propositions par rapport à celles des groupes de cause Alerte déjà reçus ? Et enfin, sur quels points veulent-ils attirer l’attention des pouvoirs publics ?

962.

Entretien n° 4 avec Nathalie Simonnot.