B/ Entre légitimation et attribution du statut de médiateurs sociaux, des prérogatives régaliennes

Les organisations membres des collectifs Alerte, CPE puis GTI poursuivent un même objectif : la défense de la cause des plus démunis. Ainsi, tirent-ils normalement leur légitimité de leur engagement ou de leur mobilisation sur le terrain et de leurs prises de positions publiques en faveur de la cause des plus démunis. Si tel est le cas en théorie, en pratique, les institutions étatiques choisissent et négocient librement avec les groupes de cause avec lesquels elles souhaitent discuter du processus d’élaboration et du contenu de la loi. Quelles sont les organisations de défense de la cause des plus démunis avec lesquelles les autorités ministérielles et parlementaires nouent des relations de dialogue ? Sur quels critères les institutions gouvernementales et parlementaires se fondent-elles pour privilégier telle organisation du champ « exclusion sociale » par rapport à telle autre ? Ces questionnements posent le problème de l’inégalité de considération ou de traitement dont seraient bénéficiaires certains groupes de cause au détriment d’autres.

Les ministres et les parlementaires préfèrent dialoguer avec des groupes qui ont « la culture » et la pratique de la négociation « pacifique », c’est-à-dire les groupes de cause réformistes 963 . Ce sont les groupes de cause caritatifs membres du collectif Alerte. Il s’agit en l’espèce des groupes de cause qui ont fait le choix de faire prévaloir leurs arguments uniquement au sein de l’espace institutionnel. Les pouvoirs publics refusent souvent de négocier avec les organisations de défense de la cause des plus démunis qui privilégient les actions d’éclat et violentes comme mode d’accès à l’espace public. En général, les autorités gouvernementales ne négocient pas avec les groupes de cause qui adoptent un mode opératoire qui se caractérise par des actions se situant à la limite de la légalité ou du forcing 964 .

En fait, les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin ont, lors du processus de construction de la loi contre les exclusions, revêtu une double posture : soit, ils se mettent dans une configuration où ils agissent seuls sans rechercher nécessairement l’avis les groupes de cause, soit ils se mettent en situation d’interaction avec les groupes de cause. Les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin soutiennent, à l’évidence, l’émergence d’acteurs représentatifs des « exclus » et reconnaissent à ces derniers le droit d’exercer la fonction de groupe de pression. C’est la raison pour laquelle, ils invitent les responsables de groupes de cause à exprimer leurs points de vue sur le contenu du projet de loi en construction. En agissant ainsi, les autorités gouvernementales affichent leur désir d’avoir en face d’eux des groupes de cause comme interlocuteurs pertinents. En choisissant de dialoguer avec certains groupes de cause, cette démarche permet aux autorités publiques de s’appuyer sur ces acteurs « sélectionnés » de manière à légitimer leurs décisions. Les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin préfèrent ainsi discuter avec les groupes de cause réformistes dont les propositions sont plutôt « consensuelle ».

Les responsables ministériels en charge de la préparation de la loi contre les exclusions reçoivent régulièrement les groupes de cause qui portent leurs revendications dans un cadre institutionnel. Les revendications et les propositions faites en dehors du cadre institutionnel ne semblent au contraire jouir d’aucune légitimité. Tel est a priori, la conviction des décideurs politiques. En effet, la réalisation d’actions qui se situent en marge de la légalité ne favorise pas l’accès à « la qualité » d’interlocuteur pertinent des pouvoirs publics 965 . Cette mise au point est révélatrice de la toute-puissance que les autorités gouvernementales exercent dans la conduite dudit projet de loi. Ces derniers disposent de la capacité d’attribuer « la qualité » de partenaire légitime à telle organisation et à la refuser à tel autre groupe de cause dont les actions n’intègrent pas la philosophie et la ligne de conduite que les responsables politiques souhaitent voir afficher :

« Deux incidents récents nous [ministère des Affaires sociales] obligent à cette mise au point : l’occupation du bureau de la déléguée à l’emploi et à la formation professionnelle, Mme Vanlerberghe, l’interpellation de Mme Aubry à l’occasion de la réunion des DDTEFP. Ces envahissements ne correspondent pas à notre conception des règles à respecter. En termes d’efficacité et de climat, ça n’aide pas, alors même que le travail avec les associations de chômeurs est encore très controversé. Ces deux évènements ont plutôt fait reculer ce que nous faisons. Néanmoins, nous gardons la perspective d’une rencontre entre les associations et la Ministre, mais pas dans ce contexte ». 966

La présence « physique » sur le terrain, aux côtés des plus démunis, ne suffit donc pas à justifier du statut d’interlocuteur légitime du gouvernement ou du Parlement, encore faut-il avoir une certaine posture vis-à-vis des autorités et des institutions étatiques. Généralement, les représentants de l’Etat ne négocient qu’avec les responsables d’organisations de défense de la cause des plus démunis qui agissent dans le cadre de la légalité, c’est-à-dire celles qui ont fait le choix de négocier et non d’affronter les institutions républicaines et les décideurs politiques. Il s’agit, pour l’essentiel, d’organisations caritatives. En choisissant de marquer leur présence au sein des institutions publiques, ces groupes de cause veulent exercer une influence certaine et peut-être déterminante sur les institutions étatiques et les décideurs politiques. C’est dans cette logique que s’inscrit, par exemple, le groupe de cause ATD Quart-Monde.

Le choix du père Joseph Wrésinski de positionner ATD Quart-Monde, le groupe de cause qu’il a créé, en collaborateur des autorités gouvernementales et parlementaires lui vaut probablement sa nomination au Conseil Economique et Social. La décision par laquelle le Président de la République Valéry Giscard d’Estaing nomme le père Joseph Wrésinski au Conseil Economique et Social est en effet un acte politique. Il fait d’ATD Quart-Monde, le représentant des organisations qui luttent contre la pauvreté et l’exclusion au sein de cette institution publique. Cette nomination traduit le choix du politique de faire du groupe de cause ATD Quart-Monde un partenaire légitime et légitimé de l’Etat.

Cette nomination prouve aussi que les institutions étatiques ont besoin des réflexions, des visions, des avis autres que ceux donnés par son administration. Concrètement, les gouvernements et les législateurs font de ces groupes de cause des partenaires pertinents tant dans la conception des programmes ou des projets que dans la mise en oeuvre de leurs actions publiques. La reconnaissance des groupes de cause crée des interactions entre les gouvernements, le parlement et les organisations de lutte contre les exclusions.

Le statut que le Président de la République Valéry Giscard d’Estaing confère au groupe de cause ATD Quart-Monde conduit à penser que ce groupe de cause est un médiateur social et un acteur des politiques publiques de lutte contre la pauvreté et les exclusions.

Notes
963.

Les groupes de cause radicaux se plaignent quelquefois de ne pas recevoir les invitations des pouvoirs publics contrairement aux groupes de cause réformistes. Archives Médecins du Monde :communiqué « Plusieurs associations dénoncent l’absence de concertation pour l’élaboration de la loi cadre contre l’exclusion », Paris, 28 février 1996. Archives Médecins du Monde : dépêche AFP « Loi contre l’exclusion : les associations de chômeurs veulent être entendues », Paris, 22 octobre 1998. Deux documents confirment l’inégalité de traitement des deux collectifs par les décideurs politiques. Nous avons d’une part le communiqué de presse diffusé par le ministère de l’Emploi et de la solidarité. Archives Médecins du Monde : communiqué de Martine Aubry daté du 2 mars 1998. Ce communiqué aurait dû être porté à la connaissance des groupes de cause radicaux. Ceci semble ne pas avoir été fait puisque seuls se sont présentés à la réunion avec la ministre Martine Aubry, les groupes de cause réformistes ainsi que le confirme Le Monde, « Les associations jugent insuffisants les mesures envisagées contre l’exclusion », 27 mars 1998, p. 7.

964.

Jacques Bassot, Michele Ruffat, « Nouveaux regards sur les groupes », Problèmes politiques et sociaux, La documentation française, 3 mai 1985, Paris, n° 511, p. 5-8.

965.

Telle est en substance le message que les autorités ministérielles des Affaires sociales font passer aux responsables de mouvements dits « d’extrême gauche ». Ce message a pour objet de convaincre ces organisations de cesser toute action illégale et « jusqu’au boutiste ».

966.

Archives Médecins du Monde : mise au point qui ressort du compte-rendu de la réunion qui a eu lieu le 27 novembre 1997 au Ministère des Affaires sociales entre les représentants d’AC !, de l’APEIS, du MNCP, de Droits Devant, et du Réseau Alerte contre les Inégalités et de M. Obadia représentant la Ministre Martine Aubry.