C/ ATD Quart-Monde, un médiateur privilégié des pouvoirs publics ?

Nous avons vu que les gouvernements et le Parlement ont la capacité de sélectionner leurs interlocuteurs. C’est le Président Valéry Giscard d’Estaing qui a ainsi pris un décret en 1979 qui accorde un siège au groupe de cause ATD Quart-Monde au Conseil économique et social 967 . Cette nomination marque probablement les premières esquisses de légitimation des groupes sociaux en tant que défenseurs de la cause des plus démunis.

Nous pouvons penser que le groupe de cause ATD Quart-Monde se sert de la reconnaissance politique et institutionnelle de statut de partenaire social légitime 968 pour prendre un ascendant sur tous les autres groupes de cause 969 . Cette situation dominante se fonde sur la double « étiquette » que le Président de ce groupe de cause revendique : il appartient à la fois à la « société civile », tout en étant conseiller d’une institution publique, le Conseil économique et social. ATD Quart-Monde jouit donc d’une double « visibilité » ce qui lui donne plus de capacité à engager des actions auprès des décideurs politiques et en direction des espaces institutionnels 970 . Cette nomination est la preuve du pouvoir exclusif que les décideurs politiques exercent en considérant que tel ou tel groupe de cause mérite – ou non - d’accéder au statut de partenaire légitime. Par cette aptitude décisionnelle, les pouvoirs publics manifestent leur pouvoir discrétionnaire.

En témoigne la prise de parole de la Présidente du mouvement ATD Quart-Monde Geneviève de Gaulle-Anthonioz devant les représentants du peuple lors des travaux parlementaires relatifs à l’adoption de la loi sur le Renforcement de la cohésion sociale. Cette prise de parole à l’Assemblée Nationale traduit l’importance et le poids que Mme Geneviève de Gaulle-Anthonioz occupe au sein du Conseil économique et social. Ce discours devant les députés conforte l’aura de cette conseillère et confirme le respect qu’elle suscite auprès de l’ensemble des groupes de cause du champ de l’» exclusion ».

Eric Cheynis relève deux anecdotes qui confirment le poids, la respectabilité et l’aura que le groupe de défense de la cause des plus démunis ATD Quart-Monde et de sa présidente peuvent avoir vis-à-vis des pouvoirs publics. Il note par exemple qu’à la suite d’une demande d’audience portée le matin même par un volontaire de ce groupe de cause à l’Elysée, le Président de la République, « Jacques Chirac a, l’après-midi du jour même, à la surprise de la standardiste, téléphoné au siège parisien dudit groupe de cause, afin de donner son accord de principe sur le rendez-vous et la date de la rencontre » 971 .La promptitude de cette réponse s’explique, semble-t-il, par la stature de sa présidente Geneviève Anthonioz de Gaulle. En effet, celle-ci porte l’étiquette de présidente d’ATD Quart-Monde, une « institution » qui est respectée par les décideurs politiques et l’ensemble des groupes de cause. Elle est, par ailleurs, la nièce du Général de Gaulle dont Jacques Chirac revendique l’héritage politique.

La seconde anecdote met en exergue l’attitude que la ministre Martine Aubry a eue à l’égard de la Présidente d’ATD Quart-Monde après qu’elle a terminé de lire son discours lors de la première lecture du projet de loi d’orientation relatif à la lutte contre les exclusions. La ministre Martine Aubry était venue saluer les cinq ou six représentants des groupes de défense de la cause des plus démunis qui étaient présents dans une loge de l’Assemblée et avait raccompagné Geneviève de Gaulle-Anthonioz à son domicile 972 . Cette attention traduit la considération et l’estime que les autorités publiques accordent à la présidente d’ATD Quart-Monde.

La proximité relationnelle que le groupe de cause ATD Quart-Monde entretient avec les décideurs politiques de gauche et de droite est reconnue par les autres organisations de défense de la cause des plus démunis 973 . Cette double identité confère à la présidente d’ ATD Quart-Monde une posture d’actrice incontournable de l’espace « exclusion sociale ». Pour certains responsables de groupes de défense de la cause des chômeurs, Geneviève de Gaulle-Anthonioz est ainsi celle qui a réussi à créer des conditions de dialogue entre les réformistes et les radicaux 974 .

La nomination du groupe de cause ATD Quart-Monde au Conseil économique et social en 1979 semble même avoir conféré une certaine ascendance de celui-ci sur les autres groupes de défense de la cause des plus démunis, notamment au niveau de la région Rhône-Alpes 975 . En effet, les représentants régionaux de l’Etat attribuent en juillet 1989 au groupe de cause ATD Quart-Monde Lyon un siège au Conseil économique et social Régional 976 . Ce groupe de cause devient alors le porte-parole officiel des populations les plus pauvres ainsi que le représentant de toutes les organisations de défense de la cause des plus démunis de la région Rhône-Alpes. Il convient de faire remarquer qu’au niveau local, ATD Quart-Monde a, depuis le milieu des années 1980, régulièrement été choisi par les préfets de région pour participer à la mise en oeuvre de certaines politiques publiques sociales au niveau local. Ainsi par exemple, le préfet de région Monsieur Gilbert Carrerre avait dès la création de cette institution régionale en 1986, confié au groupe de cause ATD Quart-Monde la direction de la Mission Régionale d’Information sur la Grande Pauvreté.

En septembre 1989, par exemple, le groupe de cause fondé par le père Joseph Wrésinski a également copiloté, avec la Direction régionale du Travail et de l’Emploi, une action expérimentale baptisée « Contre l’exclusion, une qualification » 977 . Cette initiativeavait pour but de permettre à des adultes de l’agglomération lyonnaise, en situation sociale difficile, d’accéder à une formation qualifiante et à un emploi. Enfin, en novembre 1992, ATD Quart-Monde a reçu de Paul Bernard et de Charles Millon, respectivement préfet et Président du Conseil Régional, la mission de préparer un nouveau projet en faveur des populations les plus défavorisées 978 dans le cadre du contrat de Plan Etat-Région Tous ces rôles et missions renforcent l’aura et la respectabilité du groupe de cause ATD Quart-Monde Rhône-Alpes.

Tous ces privilèges confèrent à ce groupe une visibilité, une « existence publique » et une grande considération de la part des responsables politiques et administratifs régionaux. Ainsi, ATD Quart-Monde est une organisation qui jouit d’une considération certaine de la part des représentants de l’Etat aussi bien au niveau territorial qu’à l’échelle nationale. ATD Quart-Monde semble être la seule organisation des collectifs Alerte et CPE à bénéficier d’un tel niveau d’estime de la part des pouvoirs publics.

D’autres groupes de cause affichent aussi, dès leur création, l’ambition « d’exister » au sein des instances publiques représentatives des personnes les plus fragiles. Tel est justement le cas de l’Uniopss. L’Uniopss est une organisation qui s’est donnée pour finalité d’être au cœur du processus de médiation des politiques sociales. Elle présente donc aussi la particularité de voir ses » têtes pensantes » ou ses « cadres » poursuivre leur carrière dans l’administration publique, franchissant « naturellement » et régulièrement la frontière des directions des groupes de cause pour se retrouver dans la sphère étatique. L’Uniopss est dans un positionnement « naturelle » de négociation et non de confrontation avec les gouvernements et le Parlement. Telle est aussi la stratégie et la ligne « idéologique » de tous les groupes de cause réformistes, membres du collectif Alerte. Cette ligne de conduite indique l’existence d’une complémentarité et d’une volonté délibérée de continuité entre l’œuvre sociale entreprise par l’Uniopss et l’exercice de fonctions administratives publiques ou politiques.

Dès la création de l’Uniopss en 1946, les pouvoirs publics la considèrent déjà comme un partenaire privilégié et pertinent en matière de définition et de mise en œuvre des politiques publiques qui touchent au domaine social et sanitaire ainsi que l’énonce le décret du 4 avril 1950 et la loi du 5 juillet 1950. L’Uniopss qui compte déjà en son sein des groupes de cause tels la Croix Rouge, ou encore le Secours Catholique, a été admise respectivement comme membre du Conseil supérieur des oeuvres de service social puis comme membre du Conseil supérieur de l’entraide sociale 979 .

L’admission de l’Uniopss au sein des institutions publiques depuis les années 1950 est la preuve de la longue tradition relationnelle qui existe entre cet acteur social et les autorités gouvernementales.

« ça aussi c’est une grande tradition. La relation de l’Uniopss avec les ministères, « la couleur politique des différents gouvernements n’a jamais été notre préoccupation ». On a un gouvernement, il est légitime, on discute, on négocie avec lui. A certains moments on s’oppose sur certains textes de loi, on va faire blocage, on renégocie, on discute, voilà. On essaye de construire un vrai partenariat de négociation permanente avec les pouvoirs publics et avec le gouvernement actuel comme avec le précédent, on a toujours eu une facilité à discuter « 980 .

Les organisations de défense de la cause des chômeurs, des sans logis et des mal logés aspirent également au même privilège. Mais les décideurs politiques acceptent-ils d’accorder le même statut au groupes radicaux ?

Notes
967.

Cette décision éminemment politique confère à cette organisation, la qualité de membre du Conseil Economique et Social.

968.

C’est donc au nom de son statut de représentant des mouvements de solidarité et surtout de sa qualité de rapporteur au Conseil Economique et Social que Geneviève de Gaulle-Anthonioz a été invitée à prendre la parole ce 15 avril 1997 devant les députés au sein de l’hémicycle de l’Assemblée nationale à l’occasion de l’ouverture des débats parlementaires en première lecture sur le projet de loi relatif au renforcement de la cohésion sociale présenté par le gouvernement d’Alain Juppé.

969.

Cette ascendance sur les autres groupes de cause peut se justifier par le fait que la Présidente d’ATD Quart-Monde est la première responsable de groupe à être auditionnée par les députés. Archives Médecins du Monde, dépêche AFP, « Assemblée – exclusion. Mme de Gaulle-Anthonioz première conviée par la mission sur les exclusions », Paris, 5 mars 1998.

970.

Cela se vérifie par l’audition d’ATD Quart-Monde à l’élaboration des plans VII et VIIIè de lutte contre la pauvreté et la misère. A la fin des années 1980 M. Oheix tient par exemple compte des avis du groupe de cause ATD Quart-Monde dans le rapport qu’il rédige à la demande du Premier Ministre Raymond Barre.

971.

Ces propos lui ont été tenus par un représentant du Secours Populaire Français le 21 juin 2000 , cité par Eric Cheynis, « Usages et enjeux associatifs de la construction du champ de l’exclusion. Éléments pour une genèse de la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions ». op. cit., p. 67.

972.

Ibid.

973.

Bernard Lahire, L’invention de l’illettrisme. Rhétorique publique, éthique et stigmates, Paris, La découverte, 1999, 370 p.

974.

Jérôme Fénoglio, « L’inlassable combat de de Gaulle- Anthonioz »,Le Monde, 15 avril 1997, p. 7.

975.

Nous parlons d’ATD Quart-Monde Rhone-Alpes parce que nous avons trouvé des documents qui mettent en exergue l’importance du rôle joué par cette organisation au sein de cette région.

976.

Revue Quart-Monde Rhône-Alpes de Décembre 1994, n° 62, p. 14.

977.

Revue Quart-Monde Rhone-Alpes, mars 1991, n° 47, p. 1.

978.

Ibid, p. 4-5 : les déclarations des acteurs politiques régionaux et de groupes de cause convergent. Si, pour Charles Millon, président du Conseil régional : « La région n’accepte pas qu’une partie de sa communauté reste exclue », pour Paul Bernard, préfet du Rhône et de la région Rhône-Alpes, ce colloque doit constituer, « une mobilisation exceptionnelle dont il faut profiter ».

979.

Cet organisme a en charge l’étude et l’examen de toutes les questions qui concernent l’organisation, le fonctionnement et le développement de l’entraide sociale. Elle reçoit au sein de ce dernier organe, la mission d’étudier et d’examiner toutes les questions qui touchent à l’organisation, au fonctionnement et au développement de l’entraide sociale. Le gouvernement autorise l’Uniopss d’organiser, le 3 juin 1951, une journée nationale en faveur des vieillards. Elle profite de cette journée pour mettre en place un Comité d’entente national. En autorisant l’Uniopss à organiser une journée consacrée aux vieillards, l’Etat confère à l’Uniopss le statut de partenaire des pouvoirs publics. En autorisant l’Uniopss à prendre place dans certaines institutions sociales nationales, les pouvoirs publics construisent des relations avec les mouvements de solidarité qui sont sur le terrain.

980.

Entretien n° 1 avec François Boursier, responsable Uriopss Rhone-Alpes.