B/ Le difficile accès des groupes de cause « radicaux » aux cabinets ministériels

Face au refus permanent et catégorique des autorités gouvernementales de recevoir les groupes de cause radicaux, quelle stratégie adoptent les groupes de cause membres du collectif CPE pour se faire ouvrir les portes des cabinets ministériels ?Concrètement, quelles démarches entreprennent-ils pour se faire accepter par les pouvoirs publics ?

Les organisations radicales  ont la réputation d’être engagés « politiquement » parce qu’elles portent dans l’espace public des revendications souvent à forte connotation « idéologique ». Au-delà de la dimension politique de leurs demandes, les groupes de cause radicaux utilisent souvent un mode opératoire que les décideurs politiques considèrent comme « inacceptable ». Le refus de dialoguer avec cette catégorie de groupes de défense s’expliquerait donc par ces deux éléments : des propositions « politiques » et des actions publiques se situant à la limite de la légalité 1013 .

Les leaders du collectif CPE ne se découragent pas face aux refus maintes fois exprimés des pouvoirs publics de les recevoir. Ils ont maintenu la pression sur les autorités ministérielles et ont fini par obtenir gain de cause dans la mesure où ils ont été finalement reçus dans différents cabinets ministériels. La reconnaissance des organisations de cause radicales par les décideurs politiques semble résulter du « forcing » que ces groupes de cause ont mené plutôt que d’une décision spontanée des représentants des pouvoirs publics.

Les groupes de défense de la cause des plus démunis radicaux qui n’ont pas été conviés à la rencontre du 23 octobre 1997 avec la ministre Martine Aubry ne se résignent toutefois pas à être des groupes de cause de « seconde zone ». Ils ne se contentent pas de la seule « visibilité médiatique » et de l’action des groupes de cause qui composent le collectif Alerte. Les groupes de cause radicaux considèrent qu’ils peuvent, eux aussi, jouer le rôle de médiateurs de la demande sociale des plus démunis au même titre que les grandes organisations caritatives nationales réunies au sein du collectif Alerte.

Les organisations de défense de la cause des chômeurs, des mal logés et des sans logis soutiennent la cause des plus démunis. Elles revendiquent la prise en compte de leurs contributions, car l’objectif de ces derniers est d’accéder à l’administration publique et de devenir des interlocuteurs légitimes des pouvoirs publics. La réalisation d’actions d’éclat constitue donc une des stratégies qu’ils adoptent. Celle-ci contribue à affirmer leur « existence » dans les domaines social et politique et leur capacité à s’imposer aux pouvoirs publics en qualité de partenaires sociaux pertinents. En réalité, la démarche que cette catégorie de groupes de cause adopte répond à un objectif « politique » : ils obligent les autorités ministérielles à les recevoir et à les traiter sur le même pied d’égalité que les grandes organisations caritatives, membres de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale de l’Uniopss et donc du collectif Alerte.

Dans les faits, les groupes de cause radicaux, membres du collectif CPE, ne peuvent prétendre bénéficier des mêmes privilèges et de la même considération de la part des représentants des pouvoirs publics que les groupes de cause réunis au sein du collectif Alerte. Ces derniers le reconnaissent bien volontiers : « on n’a pas eu accès facilement à l’administration publique » 1014 . En sommes, les groupes de cause radicaux qui adhèrent au collectif CPE n’ont pas les mêmes facilités d’accès aux sphères décisionnelles de l’Etat que les organisations du collectif Alerte. Il aura fallu qu’elles déploient d’intenses et incessants efforts en direction de Jacques Barrot et Xavier Emmanuelli, alors ministre des Affaires Sociales et Secrétaire d’Etat à l’Action Humanitaire d’Urgence, tous deux co-responsables du projet de loi sur le Renforcement de cohésion sociale, pour qu’elles soient reçues. Et même lorsque les portes des administrations ministérielles s’ouvraient à elles, le dialogue constructif avec les pouvoirs publics n’était jamais acquis, ni suffisant en termes de temps d’écoute. Selon certains acteurs sociaux 1015 , les membres de cabinets ministériels ne voulaient pas dialoguer avec les organisations  radicales

« ..Il n’y avait pas de dialogue possible. Quand on disait quelque chose, on nous disait non et puis c’est tout. On mettait des mois à être reçu et quand on était reçu, c’était pour s’entendre dire NON, à tout » 1016 .

Le refus des conseillers du cabinet du ministre Jacques Barrot de les recevoir est d’autant plus ennuyeux pour les responsables du collectif CPE que même lorsque ceux-ci tentaient de faire passer des propositions par l’intermédiaire de certaines « connaissances », membres de ce cabinet ministériel, leurs propositions se soldaient, elles aussi, par des échecs :

‘« (…) on essayait de voir le cabinet Emmanuelli, et donc là y avait quelqu’un qu’on connaissait depuis des années puisqu’elles étaient sur le champ réduction des risques et qu’on connaissait assez bien. Et à tout ce qu’on disait, (elle répondait) : ben non, ce sera pas dans la loi » 1017

La volonté de nouer des contacts officiels avec les responsables ministériels en charge du projet de loi contre l’exclusion est d’autant plus forte que la réalisation de cet acte revêt une double importance : d’abord parce que tout contact officiel permet aux organisations radicales de lutte contre les exclusions d’accéder au statut d’interlocuteurs légitimes des plus démunis. Ensuite, parce qu’elles pourront faire des propositions et avec l’espoir que le gouvernement les prenne en compte.

Les organisations radicales utilisent souvent la presse pour justement médiatiser leurs actions et accéder à l’espace de l’» administration publique » 1018 . Les responsables du collectif CPE  invitent les journalistes à se joindre à eux. A notre avis, les représentants d’organisations radicales de lutte contre les exclusions utilisent les médias pour tenter d’atteindre leur objectif : exister en tant qu’acteur des politiques publiques. Ces dernières optent pour le « forcing » comme moyen d’action pour se faire reconnaître comme groupes de cause compétents en matière de lutte contre les exclusions. Le choix de convoquer les journalistes à l’occasion de cette opération d’accès à l’administration publique est surtout stratégique. Il participe à la dynamique de mobilisation de l’opinion publique en faveur de leur action. C’est une sorte d’opération par laquelle les groupes radicaux de cause tentent de s’imposer indirectement aux décideurs politiques. C’est peut-être le seul moyen dont ils disposent pour éviter le rejet de leur demande d’audience par les représentants de l’Etat.

En associant les médias à leur démarche, les responsables du collectif CPE cherchent à pousser le ministre Jacques Barrot à leur accorder une audience. La stratégie qui consiste à recourir aux médias semble répondre à un objectif central : réussir à légitimer leur action, à recueillir le sentiment de l’opinion publique et à contraindre les membres du cabinet, ou même le ministre Jacques Barrot :

« Au gouvernement, ça a été extrêmement dur en tout cas sous le mandat de Juppé. On a fait du forcing parce qu’il avait d’abord refusé. On leur a dit qu’on viendrait avec quinze journalistes et qu’on voulait filmer le fait qu’ils ne nous laissent pas entrer, ça c’était au ministère des Affaires Sociales de Barrot, là où on a eu un NON » 1019 .

Les organisations radicales de défense de la cause des plus démunis font le « forcing ». Elles réussissent finalement à contraindre les membres du cabinet du ministre des Affaires sociales de les recevoir. Le cabinet de la ministre Martine Aubry n’ouvre pas non plus spontanément ses portes aux groupes de cause radicaux. La ministre Martine Aubry adopte la même stratégie que son prédécesseur. Seuls, les groupes de cause réformistes du collectif Alerte sont régulièrement reçus par ses conseillers.Il a fallu que les organisations radicales 1020 de défense de la cause des chômeurs, des sans-abris et des mal logés manifestent de décembre 1997 à janvier 1998 pour que les cabinets de la ministre Martine Aubry 1021 et du Premier ministre Lionel Jospin décident enfin de les recevoir 1022 . Malgré cet accès aux cabinets ministériels, nous constatons que le gouvernement de Lionel Jospin 1023 ne leur accorde pas la même attention, tant en termes de temps d’écoute 1024 que du nombre de rencontres en comparaison avec les groupes de cause, membres collectif Alerte.

La Ministre de l’Emploi et de la solidarité accepte toutefois, en janvier 1998, de recevoir uniquement les groupes radicaux de défense de la cause des chômeurs 1025 . Elle refuse de rencontrer certains groupes qui se positionnent également comme défenseurs de la cause des chômeurs tels le comité de défense des chômeurs CGT, et d’autres groupes « alliés » tels Droit Au Logement et le Comité de Défense des Sans–Logis. Cette rencontre s’inscrit, comme avec le collectif Alerte, dans le cadre des consultations relatives à la préparation du projet de loi de lutte contre les exclusions. C’est donc grâce aux manifestations publiques et aux mobilisations populaires que les groupes de défense de la cause des chômeurs ont pu obtenir leur reconnaissance des pouvoirs publics.

Le Premier ministre Lionel Jospin recevra aussi les groupes radicaux de défense de la cause des chômeurs. Ainsi, ces groupes radicaux apparaissent désormais comme des interlocuteurs pertinents des pouvoirs publics 1026 . La reconnaissance des organisations de chômeurs a eu une incidence puisque la représentativité des groupes de cause caritatifs, membres du collectif Alerte et traditionnellement interlocuteurs des autorités gouvernementale et parlementaire, n’est plus de la seule compétence ou prérogative des groupes de cause caritatifs. Les groupes radicaux de défense de la cause des plus démunis ont surgi et se sont imposés dans l’espace public à coups d’actions médiatisées. L’émergence sur la scène publique des groupes radicaux de défense de la cause des chômeurs et leur reconnaissance par les autorités gouvernementales puis parlementaires bouleversent la représentativité traditionnelle des plus démunis 1027 .

Avec l’adoption de la loi relative à la lutte contre les exclusions, les organisations de défense de la cause des chômeurs et celles qui se présentent comme défenseurs du droit au logement deviennent des interlocuteurs pertinents des pouvoirs publics. Elles sont habilitées à représenter les chômeurs et les sans abris ou les mal logés dans les instances publiques. Elles sont associées aux décisions publiques qui concernent les publics « d’exclu », au même titre que les syndicats qui, jusqu’alors étaient toujours considérés comme des « interlocuteurs naturels, directs et constants » 1028 des pouvoirs publics. Certes, le statut des organisations caritatives n’est pas remis en cause, mais l’intervention des groupes de défense de la cause des chômeurs a pour effet d’inciter les syndicats, partenaires traditionnels, de tenir aussi désormais compte des chômeurs et des « exclus » dans le cadre des négociations avec les autorités gouvernementales et Parlementaires 1029 .

Notes
1013.

Le rôle des gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin, lors des négociations avec les groupes de cause, consiste à ne pas céder à des revendications qui mettraient à mal l’intérêt de la collectivité nationale au profit des seuls « exclus ». Les décideurs politiques semblent avoir respecté la règle « sacro-sainte » de ne pas porter atteinte à la protection de l’intérêt général. Car, autant les groupes de cause s’obligent à défendre leurs publics respectifs et leur cause, autant tous les ministères concernés par le projet de loi doivent veiller à ce que la réalisation des demandes des groupes de défense de la cause des plus démunis ne porte pas atteinte à l’intérêt général. Ainsi, les pouvoirs publics ne peuvent cautionner que les propositions qui poursuivent un intérêt général, c’est-à-dire celles qui garantissent à tous les membres de la société une égalité en droit et une insertion pour tous.

1014.

En effet, les autorités publiques opposent une fin de non recevoir aux responsables d’organisations radicales. Généralement, les organisations du second collectif entreprennent des démarches en vue de rencontrer les responsables administratifs, mais celles-ci se soldent par des échecs. Car, les portes de l’administration publique leur étaient hermétiquement fermées. Entretien avec Nathalie Simonnot, coordinatrice du collectif Contre la précarisation et l’exclusion.

1015.

C’est Nathalie Simonnot qui nous l’a affirmé lors de l’entretien que nous avons eu avec elle. Cette information a été confirmée par les responsables d’AC ! et de l’Apeis.

1016.

Entretien n° 4 avec Nathalie Simonnot.

1017.

Entretien avec Médecins du Monde, le 31 mai 2000 cité par Eric Cheynis, « Usages et enjeux associatifs de la construction du champ de l’exclusion », op. cit., p.44.

1018.

Ainsi, elles appellent au cabinet du ministre et décident de maintenir la pression jusqu’à ce qu’une réponse positive leur soit apportée. Les responsables de ces groupes de cause envisagent même, face au refus du secrétariat, de se rendre au Ministère avec les journalistes afin que ceux-ci assistent comment les autorités ministérielles refusent de les recevoir. Entretien avec Nathalie Simonnot, coordinatrice du collectif CPE.

1019.

Entretien avec Médecin du Monde réalisé par Eric Cheynis, « Usages et enjeux associatifs de la construction du champ de l’exclusion » op. cit.

1020.

Ont participé à cette réunion, les groupes de cause suivants : AC ; APEIS ; MNCP ; DAL ; Droits Devant ! ! Réseau Alerte Inégalité

1021.

L’importance de cette réunion se manifeste par le nombre exhaustif de personnalités exerçant dans différents services et directions qui constituaient la forte délégation des pouvoirs publics M. Obadia pour la cabinet ; M. Gautier, directeur de l’action sociale ; Mrs Boulanger et Lucas de la délégation Générale à l’Emploi et à la formation ; Mme Romon et M. Boulissière de la délégation interministérielle au RMI (DIRMI).

1022.

Archives AC !, 27 novembre 1997.

1023.

Archives AC !, 27 novembre 1997. Autant les groupes de cause radicaux ont exercé des pressions sur le ministre Jacques Barrot afin d’être reçu, autant ils l’ont fait également à l’égard de la ministre Martine Aubry. C’est en novembre 1997 que les premiers contacts sont établis entre les responsables de groupes de défense de la cause des chômeurs et les conseillers de Martine Aubry. La première entrevue a lieu le 4 novembre 1997, suite à une demande « énergique » des groupes de cause de chômeurs.

1024.

Voir entretien avec Nathalie Simmonot par exemple.

1025.

Bruno Caussé et Caroline Monnot, « Les associations de chômeurs veulent maintenir la pression sur le gouvernement »,Le Monde, 13 janvier 1998, p.7.

1026.

Elles sont invitées à l’occasion de cette rencontre avec le Premier ministre à participer aux côtés de Marie-Thérèse Join-Lambert à la réalisation du rapport sur les minima sociaux. Outre, cette rencontre avec l’une des institutions de l’exécutif, la reconnaissance qui est faite à ces mouvements réformistes est confirmée par le déblocage par les pouvoirs publics d’une enveloppe d’un milliard de francs destiné aux chômeurs et aux personnes en difficulté de vie. Source : Le Monde, « Première victoire pour les chômeurs »,12 janvier 1998, p. 11.

1027.

C’est la première fois que les organisations « radicales » de lutte contre le chômage sont reçues par un Premier ministre. Elles peuvent ainsi prétendre à la même considération que les organisations caritatives du collectif Alerte.

1028.

Le Monde, « Première victoire pour les chômeurs »,12 janvier 1998, p. 11.

1029.

Jérôme Fénoglio, « Une course de vitesse est engagée pour boucler la loi contre l’exclusion »,Le Monde, 23 janvier 1998, p. 7.