Chapitre II : L’institutionnalisation de la lutte contre les exclusions : une loi « révolutionnaire » favorisant les groupes de cause et leurs actions locales

La lutte contre les exclusions en tant que sujet de débat public et projet de politique publique semble avoir surgi de manière presque imprévisible sur la scène publique. Personne ne pouvait imaginer, dès le début des années 1990, que la thématique de l’» exclusion » allait devenir le sujet dominant de la campagne présidentielle de 1995, en partie sous l’influence d’un certain nombre d’acteurs collectifs constitués. On peut en effet se poser la question de savoir en quoi le contenu de la loi relative à la lutte contre les exclusions est le reflet des propositions des groupes de défense de la cause des plus démunis.

Ce questionnement est d’autant plus important que le porte-parole de l’Uniopss affirme au cours des débats parlementaires consacrés à ladite loi que « les associations seront particulièrement attentives à la prise en compte des amendements qu’elles ont proposés, car, des aménagements et des améliorations restent nécessaires pour répondre pleinement aux objectifs annoncés, et aux attentes de ceux qui se battent quotidiennement contre l’exclusion » 1033 . Cette déclaration de l’Uniopss démontre la volonté des responsables de groupes de défense de la cause des plus démunis de participer activement à l’élaboration de cette loi.

C’est a priori l'explosion du nombre de personnes fragilisées socialement qui a poussé les responsablesde groupes de défense de la cause des « exclus » à interpeller les décideurs politiques sur la nécessité de faire adopter une loi d’orientation contre les exclusions. Cette problématique sociale et politique qui est devenue au fil du temps un sujet de débat politique a été formulée par les groupes de cause puis par les décideurs politiques. Ces derniers ont donné une dimension juridique à la lutte contre ce « cancer social ».

La prise en compte de la problématique « exclusion » est d’autant plus réelle et importante que les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin ainsi que les parlementaires essayent de comprendre cette problématique en réalisant des « études économiques, rapports de commissions ad hoc, rencontres informelles, tables rondes avec les partenaires sociaux. Toutes ces activités doivent permettre aux décideurs de soupeser les différentes solutions envisageables, d’en évaluer les effets politiques, techniques ou financiers » 1034 .

Les ministres en charge de ce projet de loi au sein des gouvernements d’Alain Juppé 1035 puis de Lionel Jospin 1036 s’entretenaient régulièrement avec les représentants de groupes de cause 1037 . De nombreuses rencontres furent organisées tout au long du processus de construction de la loi entre les « experts » des cabinets ministériels, les parlementaires et les « experts » issus de groupes de défense de la cause des plus démunis. Ainsi, la loi relative à la lutte contre les exclusions peut être présentée comme l'aboutissement d'un long processus de réflexions, de propositions, de débats, de négociations, de compromis, de concertation et d'interaction entre les leaders de groupes de cause et les responsables politiques. Elle est notamment l'expression de la constante détermination des leaders des organisations de défense de la cause « des plus démunis » et des personnalités civiles engagées en faveur de la lutte contre les exclusions. Aux efforts incessants de ces acteurs, s'ajoute la réelle volonté du Premier ministre Lionel Jospin, des membres de son gouvernement, de la majorité parlementaire de gauche et de certains parlementaires de droite de répondre favorablement aux attentes des organisations de défense de la cause des plus démunis.

La notion de légitimation fait référence au processus qui vise à rendre légitime ce projet de loi contre les exclusions. Cette notion suppose la prise en compte de trois paramètres : le premier consiste à vérifier que la décision politique est respectueuse de l’agencement des textes de loi, c’est-à-dire de la hiérarchie des textes de la Constitution qui est la norme suprême. La seconde acception suppose la prise en compte de la délimitation des champs de compétence de chaque institution ministérielle engagée dans le processus d’élaboration de la loi contre les exclusions. Le contrôle du processus décisionnel constitue aussi une source de légitimité. Enfin, en troisième lieu, la légitimation renvoie à la perception que les intéressés se font de la décision qui a été adoptée. En effet, une décision est considérée comme légitime lorsqu’elle est acceptée et reconnue comme juste par les publics à qui elle s’adresse et s’applique.

L’analyse des questions de formulation et de légitimation conduit à nous interroger sur l’influence que les organisations de défense de la cause des plus démunis ont eue sur les décideurs politiques. Il s’agit de s’interroger plus précisément sur la capacité des groupes de défense de la cause des plus démunis à influer sur une loi qui, par « nature », a vocation à cerner des domaines aussi variés que multiples : santé, logement, emploi éducation, etc.

Ce chapitre II, qui porte sur l’impact de l’action des groupes de défense de la cause des plus démunis sur les décideurs politiques et sur la loi, soulève une interrogation fondamentale : la loi contre les exclusions peut-elle être qualifiée de loi humaniste et « révolutionnaire » 1038 , comme la qualifie l’un des acteurs de cette loi et observateurs en termes d’approche conceptuelle de la lutte contre la pauvreté (Section I). Nous analyserons ensuite l’accès des groupes de cause au statut d’acteurs à l’échelle locale des politiques de lutte contre les exclusions (Section II).

Notes
1033.

Liaisons sociales, 7 mai 1998, p. 3.

1034.

Pierre Muller et Yves Surel, Analyse des politiques publiques, op. cit., p. 104.

1035.

Il s’agit d’abord d’Eric Raoult, puis de Jacques Barrot et de Xavier Emmanuelli.

1036.

Pour réussir à donner une dimension globale à cette loi, le Premier ministre Lionel Jospin charge la ministre Martine Aubry de coordonner l’ensemble des seize ministères impliqués dans l’élaboration de cette loi. Chaque ministère possède un « interlocuteur ». L’existence d’un « spécialiste » au sein de chaque cabinet ministériel a sans doute été déterminante, car chaque département ministériel apporte sa « pierre » à l’édifice, et ce, selon leurs compétences respectives.

1037.

Ces rencontres étaient l’occasion pour les représentants des personnes « exclues » de livrer aux représentants des pouvoirs publics leurs positions tant sur l’approche philosophique que sur le contenu de la loi.

1038.

Selon Benoît Duquesne, la loi relative à la lutte contre les exclusions apporte « une révolution conceptuelle » dans le traitement de lutte contre la pauvreté ». Entretien n° 32.