B/ La loi contre les exclusions, créatrice de droits nouveaux ?

Le projet de loi d’orientation de lutte contre les exclusions constitue « une étape significative et mobilisatrice dans la lutte contre la grande pauvreté et la précarité » 1050 . Ellepeut être qualifiée de « victoire » pour la soixantaine de groupes de défense de la cause des plus démunis qui la réclament depuis l’adoption du rapport rédigé par le père Joseph Wrésinski en 1987. En quoi cette loi peut-elle être qualifiée d’avancée juridique ? Cette interrogation nous amène à montrer en quoi cette loi apparaît comme un dispositif législatif qui crée de nouveaux droits sans que ceux-ci aient un caractère « discriminatoire ».

La loi relative à la lutte contre les exclusions met en œuvre des mécanismes et des procédures d’insertion. Ces derniers s’articulent autour de l’accès à la justice, aux droits économique et syndical. Cette loi semble notamment mieux protéger les locataires et la famille par la garantie des moyens d’existence. En fait, les Parlementaires ont tenu à protéger davantage la cellule familiale du basculement dans « l’exclusion ». Ils ont, pour cela, consolidé les actions d’accompagnements psychologique et social des femmes, des jeunes mères de famille, en particulier les plus démunies 1051 .

A priori, la garantie des revenus de base des familles semble être assurée par l’insaisissabilité et l’incessibilité des prestations familiales, des minima sociaux ou des allocations chômage 1052 . Ces mesures visent à permettre aux familles dépourvues de moyens d’existence suffisants de faire face aux charges de la vie et de se voir garantir ce que les acteurs politiques qualifient de « reste à vivre ». En demandant, ainsi que l’exprime bon nombre de groupes de cause, l’exemption des prestations sociales et familiales de la quotité saisissable, le gouvernement et les parlementaires affichent clairement leur volonté de protéger les familles les plus démunies des organismes de crédits 1053 .

Par ailleurs, les pouvoirs publics prennent en compte l’indexation de l’allocation spécifique de solidarité et de l’allocation d’insertion sur les prix. Ces mesures étaient déjà évoquées dans le rapport de Marie-Thérèse Join-Lambert 1054 .

Il n’y avait, avant l’adoption de la loi contre les exclusions, aucune possibilité d’empêcher ou de suspendre la procédure de surendettement même lorsque le surendettement était un fait avéré. « L’infortuné » qui se trouvait dans l’incapacité totale de rembourser était toujours tenu d’éteindre ses dettes malgré son insolvabilité. La multiplication des cas d’incohérence entre la logique juridique et les situations concrètes constitue une des lacunes de la loi du 31 décembre 1989 dite loi Neiertz. Celle-ci n’avait justement pas prévu le cas de personnes qui se trouveraient dans l’incapacité totale de rembourser leurs dettes. La loi contre les exclusions entend parer à cette carence en prévoyant l’établissement d’un moratoire de remboursement dont le délai peut aller jusqu’à trois ans, délais requis pour que le bénéficiaire puisse revenir à meilleure fortune.

Cette carence - ou ce vide juridique - a été comblée par le texte de loi relatif à la lutte contre les exclusions. Les personnes et familles « surendettées » peuvent, si elles ont un manque de ressource avéré, obtenir un moratoire. Désormais, le « surendetté » peut jouir d’une dispense de remboursement de ses dettes et bénéficier ainsi d’un rééchelonnement des remboursements. Le délai de rééchelonnement peut s’étaler sur une période allant de cinq à huit ans 1055 . Et si, aux termes du moratoire, la personne « surendettée » n’a pu retrouver une situation financière satisfaisante et à même de lui permettre de rembourser ses dettes, elle peut voir ces dernières être purement apurées par un mécanisme prévue par la loi. La durée de ce moratoire peut s’étendre sur une période de huit ans. En d’autres termes, les décideurs politiques reconnaissent au juge le droit d’annuler en partie ou définitivement la dette si la situation financière du « surendetté » ne s’améliore pas 1056 .

La loi contre les exclusions crée et octroie par ailleurs des droits aux plus démunis, notamment aux « sans domiciles fixes ». Cette loi confère désormais à ce public de plus démunis, le droit d’ester en justice et d’avoir une aide juridictionnelle 1057 . En effet, selon la loi 10 juillet 1991 relative à l’aide juridictionnelle, les « sans domicile fixe » ne peuvent prétendre ester en justice puisque l’article 13 de la loi relative aux aides juridictionnelles le leur interdisait. Cette disposition prévoyait que « le demandeur peut adresser sa demande au bureau du lieu de son domicile ». Cette disposition mettait les « sans domicile fixe » « hors jeu ». En d’autres termes, la loi relative à l’aide juridictionnelle « ne peut […] être considérée comme satisfaisante […] concernant les sans domicile » 1058 .

Il apparaît alors nécessaire de compléter cet article par une disposition spécifique afin de permettre aux sans domicile fixe de bénéficier aussi de l’aide juridictionnelle. Tous les acteurs politiques et groupes de cause s’accordent à combler cette lacune. Les parlementaires étendent ainsi le bénéfice de l’aide juridictionnelle totale ou partielle à un public qui, jusqu’alors, en était exclu : les personnes sans domicile fixe. C’est la raison pour laquelle conformément au projet de loi, le législateur adopte le dispositif qui prévoit que,

‘« S’il n’a pas de domicile fixe, le demandeur peut adresser sa demande au bureau d’aide juridictionnelle établi au siège de la juridiction dans le ressort de laquelle se trouve l’organisme d’accueil choisi par lui » 1059 .’

Par ailleurs, la loi relative à la lutte contre les exclusions pose le principe du droit à un compte bancaire pour tous dont les plus démunis. En effet, toute personne physique résidant sur le territoire français a droit à l’ouverture d’un compte dans l’établissement de crédit de son choix ou auprès des services financiers de la Poste ou du Trésor public 1060 . Désormais, le titulaire du compte, aussi démuni soit-il, doit bénéficier des mêmes avantages que tous les autres clients » fortunés » : « les opérations courantes de retrait, de dépôt, de virement et la mise à disposition d’une carte de retrait interbancaire » 1061 .

Parmi les droits nouveaux créés en faveur des chômeurs figure celui qui autorise ces derniers à pouvoir adhérer à des organisations syndicales. L’article 78 de la loi contre les exclusions consacre ce droit aux chômeurs. Il dispose, à cet effet, que : » les personnes qui ont cessé l’exercice de leurs fonctions ou de leur profession peuvent adhérer à un syndicat professionnel ». Ainsi, cet article octroie aux demandeurs d’emploi l’aptitude à adhérer et à devenir membres d’organisations syndicales professionnelles. Cette disposition nouvelle modifie l’article L.411-7 du code du travail, qui disposait que les personnes qui ont cessé l’exercice de leurs fonctions ou de leur profession, un an au préalable, peuvent continuer à être membre d’un syndicat, voire à adhérer à un autre syndicat de leur choix. Désormais, la condition de l’année préalable est annulée. Cette mesure était de nature à réduire la « fracture » apparue entre les syndicats institutionnels engagés dans la gestion paritaire des organismes de sécurité sociale et les groupes de défense de la cause des plus démunis ou coordinations de chômeurs  1062 lors du processus de construction de la loi.

Enfin, en termes d’innovation, le législateur conçoit l’accès au logement à travers un certain nombre de mesures relatives au maintien et à la prévention contre les expulsions. Il met en place des « gardes fous » procéduraux pour éviter l’avènement de toute situation « catastrophique «. Les délais et la procédure sont institués de manière à « humaniser » les procédures de ruptures de contrat de bail ou de paiement de loyers entre bailleurs et locataires 1063 . Ainsi par exemple, il est maintenant possible grâce à la loi contre les exclusions d’anticiper sur d’éventuelles difficultés financières qui déboucheraient sur l’expulsion du logement 1064 . Avec cette loi, l’intervention du juge est nécessairement précédée de l’action des acteurs sociaux institutionnels : le recours à la mobilisation des services sociaux et des fonds de solidarité logement est une démarche qui doit être réalisée en amont de toute décision juridictionnelle 1065 .

Aussi, les décideurs politiques ont, dans l’optique de protéger le locataire en difficulté, soigneusement encadré la procédure d’expulsion par acte d’huissiers. Désormais, les huissiers n’ont plus le droit, selon la loi, d’expulser un locataire en l’absence de celui-ci. Ils doivent, pour effectuer une telle opération demander au préfet de leur accorder le concours de la force publique. Par contre, la demande des organisations de défense de la cause des mal logés et sans logis qui souhaitaient que le préfet ne puisse accorder l’usage de la force publique à l’huissier sans offre de relogement a été purement rejetée par le Conseil constitutionnel 1066 . Les droits nouveaux créés par la loi contre les exclusions participent donc à la volonté de consolidation de la citoyenneté des « exclus » et figurent parmi les innovations que les décideurs politiques apportent au processus « d’insertion » de ces mêmes « exclus ».

Notes
1050.

Archives Médecins du Monde, dépêche AFP : « lutte contre les exclusions : une étape »  significative et mobilisatrice ».

1051.

Article 74 de la loi relative à la lutte contre les exclusions. Ainsi, selon le texte de loi, ces familles ne peuvent se voir couper ces prestations sans que la procédure sociale soit arrivée à son terme. L’Etat, après s’être engagé à allouer un budget de 30 millions de francs pour financer le paiement de consommation des familles pauvres qui ne peuvent pas s’acquitter de leur facture d’eau et d’électricité, a réussi à trouver un accord avec les fournisseurs de ces services de sorte que ces derniers renoncent immédiatement à des poursuites contre les personnes ou les familles les plus démunies, leurs débitrices.

1052.

Articles 127 et 128 de la loi relative à la lutte contre les exclusions.

1053.

La loi sur le surendettement des particuliers a été renforcée pour tenir compte des phénomènes d’endettement passif et pour répondre aux difficultés de vie des personnes dépourvues de toute ressource

1054.

Celle-ci y met en évidence le retard pris par l’allocation spécifique de solidarité et de l’allocation d’insertion, puisque la dernière fois que celles-ci ont été revalorisées remontent à 1989 pour l’ASS et à 1986 pour l’AI. Le gouvernement et les membres du parlement s’accordent à donner une dimension légale à l’indexation annuellement sur les prix de l’ASS et de l’AI puisque l’article 131 de la loi contre les exclusions prévoit que : » Les taux de l’allocation d’insertion et de l’allocation spécifique de solidarité sont révisés une fois par an en fonction de l’évolution des prix «.

1055.

Les débats au Parlement sur la problématique du surendettement ont fait l’objet d’un consensus général. Les parlementaires rallongent ainsi la durée de rééchelonnement des dettes de 5 à 8 ans. Le législateur accorde aux familles « surendettées » une possibilité de moratoire et d’effacement de leurs dettes (Article 93). Aussi, pour protéger les personnes et les familles « surendettées », le législateur autorise le débiteur à contester les créances réclamées puisque désormais celui-ci a le droit de saisir le juge pour les contester (Articles 89 et 90).

1056.

Mais le point phare du dispositif de « surendettement » est assurément l’adoption, en cas d’insolvabilité notoire constatée par la commission de surendettement, d’un moratoire des dettes d’une durée maximale de trois ans suivi, le cas échéant, si la situation du débiteur ne s’est pas améliorée, d’un effacement des dettes. Ce dispositif est destiné à répondre à l’apparition d’un surendettement passif, de plus en plus fréquent. Celui-ci se caractérise par l’impossibilité pour de nombreuses familles de faire face aux dépenses courantes de la vie. Par ailleurs, le moratoire et les remises de dettes sont étendus aux créances fiscales. L’administration fiscale garde, toutefois, le pouvoir de décision.

1057.

Cette aptitude intervient pour combler la carence de la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridictionnelle, totale ou partielle.

1058.

Propos tenus par le député socialiste Jean Le Garrec. Rapport Assemblée Nationale n° 856, p. 119.

1059.

Article 82 de la loi contre les exclusions.

1060.

Ce droit est étendu aux personnes qui ont des difficultés bancaires, c’est-à-dire celles qui sont frappées d’un interdit bancaire. Désormais l’ouverture du compte se fait sur simple déclaration d’honneur attestant que le demandeur ne dispose d’aucun compte. Les institutions publiques sont mises à contribution pour permettre l’accès des plus démunis au compte bancaire. Tel est le cas de la Banque de France. Cette institution est tenue, après avoir été saisie par le demandeur, de trouver un établissement de crédit, en particulier en cas d’échec de la première tentative par le requérant. Le titulaire du compte, aussi démuni soit-il, doit bénéficier des mêmes avantages que tous les autres clients, c’est-à-dire « les opérations courantes de retrait, de dépôt, de virement et la mise à disposition d’une carte de retrait interbancaire ». Propos tenus par Marylise Lebranchu, secrétaire d’Etat aux PME, au commerce et à l’artisanat. J. O. n° 50 du 20 mai 1998, p. 4080.

1061.

Propos tenus par Marylise Lebranchu, secrétaire d’Etat aux PME, au commerce et à l’artisanat. J. O. n° 50 du 20 mai 1998, p. 4080.

1062.

Rapport Sénat n° 450, Tome I : Exposé général et examen des articles, Seillier, p. 245.

1063.

Les décisions des juges ne produisent pas d’effets immédiatement, elles sont soumises à une procédure administrative. En effet, lorsque l’expulsion est prononcée par exemple par le juge, celui peut, conformément à la nouvelle procédure en vigueur, prévoir de nouveaux délais et tenir préalablement informé le préfet avant que cette décision ne soit exécutée. Pour améliorer la prévention des expulsions locatives, le texte de loi prévoit deux mois minimum entre l'assignation et l'audience afin de permettre au locataire de saisir les services sociaux susceptibles de l’assister ainsi que le fond de solidarité au logement (FSL).

1064.

L’objectif que les décideurs politiques poursuivent pour les locataires en difficulté financière semble évident : anticiper sur des situations d’impayés du loyer et rechercher des solutions amiables afin que la procédure d’expulsion n’aille pas jusqu’à son terme. Toutefois, cette procédure de maintien du bailleur dans le logement ne doit pas se faire au détriment des bailleurs. Avec cette loi, l’intervention du juge est nécessairement précédée de l’action des acteurs sociaux institutionnels : le recours à la mobilisation des services sociaux et des fonds de solidarité logement est une démarche qui doit être réalisée en amont de toute décision juridictionnelle.

1065.

Le législateur a institué une période de deux mois qui permettra au préfet de diligenter une enquête sociale. Quant au représentant de l’Etat c’est-à-dire le préfet, il peut avant la mise à exécution de la décision du juge reloger le locataire défaillant. En effet, le législateur a donné autorisation au préfet de réquisitionner un logement pour location au profit des familles les plus démunies. Selon l’article 117 de la loi : « Le juge qui ordonne l’expulsion ou statue sur une demande de délais peut décider même d’office que l’ordonnance ou le jugement sera transmis au préfet en vue de la prise en compte de la demande de relogement de l’occupant dans le cadre du plan départemental d’action pour le logement des personnes défavorisées ».

1066.

C’était l’article 119 du projet de loi. Il a été annulé par le Conseil constitutionnel. Celui-ci prévoyait que le préfet devait vérifier qu’une offre d’hébergement avait été faite avant d’autoriser le concours de la force publique pour procéder à l’expulsion. Cette disposition a été déclarée non conforme à la constitution pour atteinte au principe de séparation des pouvoirs. Pour le Conseil constitutionnel cette disposition porte atteinte à l'autorité de la chose jugée et, partant, au principe de séparation des pouvoirs, dans la mesure où, en soumettant à « la réalisation préalable d'une démarche administrative tendant à l'hébergement de la personne expulsée « l'octroi du concours de la force publique par le préfet, le législateur méconnaît la force exécutoire des décisions de justice. En conséquence, l'article 119 de la loi déférée est contraire à la Constitution.