C/ Une loi consacrant une double posture du gouvernement : à la fois constructeur et garant des droits fondamentaux

En fait, l’objectif majeur de cette loi est de permettre à tout individu d’être utile à la société, c’est-à-dire « d’occuper » une place dans son environnement sociétal. D’où la démarche des décideurs politiques et des groupes de cause de réaffirmer leur attachement à l’accès aux droits fondamentaux pour tous. C’est, selon eux, le seul moyen pour (re) donner confiance aux citoyens y compris à ceux qui « vivent en marge de la société » et qui ont peut-être perdu espoir de vivre normalement. C’est donc une démarche de (re)considération des « exclus ». Celle-ci vise à construire une société plus soudée où la solidarité est bien réelle. Cet engagement des décideurs politiques en faveur de l’élaboration et de l’adoption de la loi contre les exclusions consacre l’approche conceptuelle proposée en premier lieu par les groupes de défense de la cause des plus démunis,

‘« Il y a une évidence qui est que s’il y a des gens qui ne disposent pas de droits fondamentaux que les autres y compris dans le domaine social, ils sont en situation difficile et qu’en tout état de cause un des objectifs de la loi et c’était très fortement demandé par les associations et le gouvernement n’avait aucune réserve sur ce point […], il était indispensable de remettre tout le monde dans le bénéfice des droits sociaux généraux. C’est dans le premier article de la loi et c’est une tendance très forte. Ça, c’est un élément essentiel de cette loi contre les exclusions » 1067 .’

La loi précise le rôle fondamental de l’Etat en tant que garant de la mise en œuvre de la lutte contre les exclusions 1068 . L’institution gouvernementale reçoit, aux termes des débats Parlementaires et de nombreuses négociations interministérielles ainsi qu’entre différents groupes de cause et politiques, la mission de rendre effectifs les droits fondamentaux puisque c’est elle qui organise l’accès de tous aux droits de tous et assure la cohérence des programmes de prévention et de lutte contre les exclusions 1069 . Cette approche de la lutte contre les exclusions place l’accès effectif de tous les citoyens aux droits fondamentaux au cœur du dispositif d’insertion et de lutte contre l’exclusion.

En effet, l’accès aux droits de tous pour tous est une démarche qui doit permettre aux « exclus » de sortir de l’état d’exclusion. Pour les décideurs politiques et les groupes de défense de la cause des plus démunis, seule la prise en compte des droits fondamentaux constitue « la voie » à suivre pour sortir de l’assistance et retrouver une place dans la société.

En optant pour l’approche de type « accès aux droits fondamentaux », les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin s’engagent résolument à mener une politique d’insertion volontariste autour d’une trajectoire d’insertion en référence à quelques droits fondamentaux : le droit au logement, le droit à la formation et à l’emploi, le droit à la santé, le droit à la citoyenneté, en somme le droit à la dignité 1070 . Mais cette loi a aussi vocation à « prévenir plutôt que de guérir ». Elle a pour ambition de veiller à la prévention, afin d’éviter le basculement vers l’exclusion. En outre, la loi en question énonce des principes clairs : organiser et garantir la solidarité pour toutes les personnes en grande difficulté ; définir et cibler toute action publique susceptible de faire sortir au plus vite les « exclus » de l’assistance permettant ainsi à ceux-ci de retrouver leur autonomie, leur dignité et leur capacité à être acteur de leur vie.

En somme, cette loi s’appuie sur des orientations fortes : l’accès aux droits fondamentaux, la prévention des exclusions et la gestion des situations d’urgence. Les droits fondamentaux constituent ici « la colonne vertébrale » de la lutte contre les exclusions parce qu’ils sont considérés comme le tremplin vers la réinsertion sociale 1071 . La loi contre les exclusions se propose d’ailleurs de traiter les problèmes avant que l’urgence n’apparaisse et garantit à chacun les mêmes chances en organisant un droit d’accès à tous les droits essentiels 1072 .

Les décideurs politiques, maîtres de la conduite des projets de loi, avaient pris soin de parler des exclusions au pluriel et non au singulier. Ce choix du pluriel se justifie parce qu’il existe une pluralité de processus et de trajectoires. Ceux-ci sont aussi nombreux que variés. En effet, l’emploi du singulier aurait signifié que l’exclusion est une catégorie globale et qu’elle ne concerne que des individus qui sont touchés par le même phénomène. Ainsi, en mentionnant expressément « la lutte contre les exclusions », les gouvernements et le Parlement reconnaissent explicitement qu’il existe non pas une seule, mais plusieurs formes d’exclusions.

L’accès aux droits fondamentaux apparaît alors comme la norme pour s’insérer ou se réinsérer socialement. Les décideurs politiques fondent leur acception sur le préambule de la Constitution de 1946 qui affirme certains droits essentiels dont celui qui consiste à obtenir du travail et celui qui déclare que « la nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ». Pour le gouvernement de Lionel Jospin, l’adoption de la loi doit permettre de passer de la proclamation de droits purement théoriques à l’effectivité de ceux-ci. C’est au nom de cette logique, semble-t-il, que le gouvernement de Lionel Jospin mentionne la nécessaire volonté de rendre effectif ces droits fondamentaux ainsi qu’un dispositif de prévention contre les exclusions.

Fort des travaux réalisés par les collectifs Alerte et CPE, le gouvernement de Lionel Jospin prépare donc « son » projet de loi en connaissance de cause. En effet, il bénéficie de l’héritage politique et législatif du projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale présenté par le gouvernement Juppé avant la dissolution de l’Assemblée nationale. Pour le gouvernement de la majorité plurielle, la lutte contre les exclusions ne peut être conduite à bien que si deux actions politiques sont menées simultanément : la première porte sur la prévention de l’exclusion, avec des mesures qui empêchent de basculer dans l’exclusion. La deuxième porte sur le traitement dynamique de l’exclusion. En optant pour cette démarche, les ministres du gouvernement en charge du dossier « exclusion » souhaitent traiter les problèmes d’exclusion en amont. Cette préoccupation revient à anticiper sur les situations d’urgence.

Ainsi, en prévoyant des dispositions préventives, la ministre de l’Emploi et de la Solidarité Martine Aubry cherche à améliorer la situation des précaires, c’est-à-dire de ceux qui sont sur le point de basculer dans l’exclusion si aucun soutien ne leur est apporté. Ces situation « proche du basculement » concernent donc naturellement les personnes qui sont menacées par une ou plusieurs formes de manifestation de l’exclusion :

‘« La question de la prévention, elle est très difficile. C’est dans la méthode générale qui a été retenue, c’est un élément essentiel. Dans les mesures prises, c’est moins évident. Pour les quelque mesures qui sont prises, c’est pour anticiper l’exclusion, je pense en particulier dans le domaine du logement, multiplier toutes les possibilités de recours de discussion, négociation, avant par exemple d’aboutir à l’expulsion qui met la personne à la rue. On fait de la prévention, une situation très grave, en même temps dans la loi. Y a pas beaucoup de mesures qui sont des mesures clairement de prévention. Y a des démarches préventives » 1073 .’

Selon les groupes de défense de la cause des plus démunis, l’accès aux droits fondamentaux pour lutter contre les exclusions ne peut avoir d’effets escomptés si les autorités gouvernementales et parlementaires ne prévoient et ne dégagent pas des moyens financiers nécessaires à l’insertion des « exclus » 1074 . Le gouvernement Lionel Jospin et la ministre Martine Aubry partagent cette conviction, d’où le déblocage d’un budget d’une cinquantaine de milliards de francs pour venir à bout de l’exclusion. En effet, la capacité de l’institution gouvernementale à lutter contre les exclusions est intimement liée à la volonté de celle-ci à débloquer des moyens financiers conséquents pour éradiquer ce mal social.

Notes
1067.

Entretien n° 3 avec Mr Landais.

1068.

Archives Médecins du Monde, « Les associations contre l’exclusion : l’Etat doit garantir l’égalité «, dépêche AFP, 24 mars 1998.

1069.

L’article 1er de cette loi prévoit entre autre que « (…) L'Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics dont les centres communaux et intercommunaux d'action sociale, les organismes de sécurité sociale ainsi que les institutions sociales et médico-sociales participent à la mise en oeuvre de ces principes ».

1070.

Archives Médecins du Monde, « Les associations jugent un projet de loi qu’elles ont en partie inspirée », dépêche AFP n° 241827, 24 mars 1998.

1071.

En effet,  le projet de loi a d’abord pour objet de garantir l’accès aux droits fondamentaux. Il semble inutile de prétendre mener une véritable politique de cohésion sociale si l’accès à l’emploi, l’obtention d’un logement ou encore la prévention et les soins demeurent des principes théoriques sans efficacité pratique.

1072.

Les cinq droits déjà énumérés dans le corps du texte constituent même « l’âme » ou l’axe essentiel de cette loi.

1073.

Entretien n° 3 avec Mr Landais.

1074.

Bruno Caussé, « Martine Aubry promet un projet de loi et des crédits pour la lutte contre l’exclusion », Le Monde, 5 novembre 1997, p. 10.