A/- La segmentation des « exclusions », une approche révolue ?

Historiquement, les problématiques de lutte contre la pauvreté ont, jusqu’à l’adoption de la loi contre les exclusions, toujours fait l’objet de dispositions spécifiques. La fragmentation de la législation sociale se mesure ainsi à l’adoption de lois au « cas par cas » comme l’illustre par exemple la loi du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales et aux handicapés. Le législateur donne à cette loi un objectif ambitieux : mieux organiser sur le plan institutionnel l’aide sociale à l’enfance, aux personnes âgées, aux handicapés ainsi que l’aide accordée aux personnes en situation d’errance à travers les centres d’hébergement et de réadaptation sociale. Ensuite, la loi du 1er décembre 1988 sur le Revenu Minimum d’Insertion s’inscrit dans le même processus 1083 .

Cette loi a été adoptée pour « supprimer toute forme d'exclusion, notamment dans les domaines de l'éducation, de l'emploi, de la formation, de la santé et du logement » 1084 . Elle reflète la dynamique de segmentation des politiques publiques de lutte contre la pauvreté. Alors que l’idée d’une loi contre les exclusions a été évoquée pour la première fois en 1987, il a donc fallu attendre 1995 pour que les responsables politiques français s’engagent enfin à mettre sur pied une politique globale de lutte contre la pauvreté. Cette prise de conscience intervient huit années après que le Conseil économique et social et le groupe de cause ATD Quart-Monde ont commencé à demander la concrétisation de cette idée, soit huit années après l’adoption du rapport du père Joseph Wrésinski 1085 .

L’approche segmentée de la lutte contre la pauvreté est alors vivement remise en cause par le père Joseph Wrésinski. Dans un rapport 1086 qu’il rédige au nom du Conseil Economique et Social, le fondateur ATD Quart-Monde se prononce pour une approche globale de la lutte contre la grande pauvreté. Ce dernier souhaite que les problèmes relatifs à la lutte contre la pauvreté et la précarité économique et sociale fassent l’objet de véritables solutions cohérentes, globales et prospectives. Joseph Wrésinski est convaincu de la nécessité d’une modification radicale des approches engagées jusqu’alors tant dans leurs principes que dans les moyens à mettre en œuvre. Il faut un traitement global et permanent de la pauvreté et de la précarité économique et sociale. Car, affirme-t-il,

‘« Plutôt que d’envisager un traitement particulier des populations pauvres, il convient de prendre en compte leur situation dans les politiques générales et de veiller à rendre cette situation compatible avec l’accès aux droits ouverts à tous. C’est un tel choix que le Conseil économique et social recommande de privilégier. Il est fondé sur le retour des plus démunis à l’autonomie économique par l’insertion professionnelle. Ce choix constitue une garantie de reconnaissance sociale, de dignité et de citoyenneté pleine et entière. Pour le mettre en œuvre, il convient aussi que soient recherchées une plus grande synergie des dispositifs de réinsertion sociale ainsi qu’une mobilisation de tous nos concitoyens » 1087 . ’

La multiplication des dispositifs sectoriels 1088 , sans se référer à une vision globale claire et cohérente, n’ont, à l’évidence, pas su contrer l’explosion de l’exclusion 1089 . Et, comme l’avait déjà souligné le père Joseph Wrésinski, Mme Geneviève de Gaulle-Anthonioz insiste dans son rapport 1090 sur la nécessité d’aborder la problématique de l’exclusion au travers d’une vision globale. Celle-ci demande à nouveau « l’adoption d’une loi d’orientation qui donnerait leur pleine efficacité aux actions conduites pour éradiquer la grande pauvreté et prévenir l’exclusion » 1091 .

Mme Geneviève de Gaulle-Anthonioz réaffirme la nécessité de traiter globalement la lutte contre les exclusions au travers d’une loi d’orientation 1092 . Cette idée recueille progressivement l’adhésion de l’ensemble des groupes de cause 1093 . Cette approche est ensuite soutenue par les décideurs politiques. Il n’est plus question de prévoir des mesures « sectorielles » ou spécifiques mais de traiter le phénomène d’exclusion de manière globale 1094 . Le « cas par cas » est battu en brèche au profit de mesures visant l’ensemble des situations de pauvreté. Les responsables politiques se prononcent alors tous pour la régulation de la lutte contre les exclusions au travers de dispositions générales.

Concrètement, l’approche globale de la lutte contre les exclusions prend « corps » avec le gouvernement d’Alain Juppé 1095 . Celle-ci est reprise par le gouvernement de Lionel Jospin. Ces derniers manifestent un grand intérêt pour la réalisation de cette promesse électorale majeure et cherchent ainsi à élaborer une loi d’orientation contre les exclusions, c’est-à-dire une loi qui permet « aux plus démunis » de s’insérer ou de se réinsérer dans « la société ».

En fait, les projets de loi que les gouvernements Juppé et Jospin conçoivent se donnent pour ambition d’élaborer la lutte contre les exclusions sous un angle transversal. Cette volonté est clairement affichée par les décideurs politiques dont la ministre Martine Aubry, comme le remarque le chroniqueur de La Croix :

‘« C’est pour eux [les exclus et les organisations sociales qui défendent la cause de ces derniers] que le gouvernement a préparé un programme de prévention et de lutte contre les exclusions sans précédent. Ce programme marque une rupture avec les politiques précédentes (…). Ces questions ont trop souvent fait l’objet, dans le passé, d’effets d’annonce ou conduit à la superposition d’actions partielles et spécifiques. Le gouvernement a fait le choix de répondre par des mesures structurelles qui s’inscrivent dans la durée » 1096 .’

Le projet de loi relatif à la lutte contre les exclusions est donc l’acte législatif qui marque le changement conceptuel et opérationnel majeur de la problématique de lutte contre la pauvreté. On passe du sectoriel au global grâce à la longue et efficace mobilisation des groupes qui défendent la cause des plus démunis.

Notes
1083.

Loi 88-1088 du 01 Décembre 1998 loi relative au revenu minimum d’insertion. Modifié par Loi 91-1406 31 Décembre 1991 art 23, J. O. 4 janvier 1992. Abrogé par Loi 92-722 29 Juillet 1992 art 6 J. O. 30 juillet 1992 en vigueur le 1er janvier 1993.

1084.

Article 1er de la loi sur le revenu minimum d’insertion.

1085.

En effet, cette idée est défendue par différents groupes de défense de la cause des plus démunis depuis la fin des années 1980. Nous pensons en particulier au groupe de cause ATD Quart-Monde. Nous précisons que le fondateur de cette organisation de défense des plus démunis, le père Joseph Wrésinski est, le premier acteur, à demander, dès 1987, l’instauration d’une loi d’orientation contre la grande pauvreté.

1086.

Les problèmes auxquels sont confrontés les plus faibles connaîtront une autre tournure avec notamment la montée du chômage au cours des années 1980. Déjà, à la demande du Conseil Economique et Social, le professeur Henry Pequignot remet un rapport sur « la lutte contre la pauvreté ». Il y suggère un renforcement des politiques sociales et sectorielles dans le domaine social. Rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale »de Joseph Wrésinski, avis et rapport du Conseil Economique et Social, année 1989, n° 6, Paris, Journal Officiel, 28 février 1987.

1087.

Rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale »de Joseph Wrésinski, avis et rapport du Conseil Economique et Social, année 1989, n° 6, Paris, Journal Officiel, 28 février 1987, 93 p. Lire aussi, Liaisons sociales, supplément au numéro 11980, n° 67/95 du 28 juillet 1995. p. 2.

1088.

La ministre Martine Aubry affirme l’existence de « 2 millions de personnes qui ne vivent que grâce au RMI ». Exposé des motifs du projet de loi.

1089.

La ministre Martine Aubry reconnaît que la loi sur le RMI n’a pas réussi à elle seule à endiguer le phénomène d’exclusion. Op. cit., J.O. Assemblée nationale – 2ème séance du 5 mai 1988, p. 3394.

1090.

Rapport L'évaluation des politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté,Geneviève Anthonioz de Gaulle.

1091.

En janvier 1992, le bureau du Conseil Economique et Social demande à Geneviève de Gaulle-Anthonioz, présidente du groupe de défense de la cause des plus démunis en sa qualité de conseillère de préparer un avis sur l’évaluation des politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté. Rapport Evaluation des politiques publiques contre la grande pauvreté. Conseil économique et social présenté par Geneviève de Gaulle-Anthonioz, le 12 juillet 1995.

1092.

Les tentatives de lutte contre les exclusions que symbolisent les lois sur le RMI et le Logement semblent ne pas avoir eu un impact considérable sur l’aggravation des exclusions, puisque la situation sociale de milliers de personnes continue à se dégrader, notamment dans les domaines du logement et de l’emploi avec notamment la montée du chômage de longue durée. Cette précarisation se mesure à l’augmentation du nombre de personnes titulaires de minima sociaux. L’explosion du nombre de bénéficiaire du RMI tend donc à montrer l’échec de la politique segmentée de lutte contre la pauvreté, d’où la nécessité d’envisager un traitement plus global de ce « mal social ».

1093.

Les responsables du collectif Alerte s’alignent dernière la position des leaders d’ATD Quart-monde. Ils se prononcent, eux aussi, pour l’adoption d’une loi d’orientation contre les exclusions sociales.

1094.

Les observations du père Joseph Wrésinski semblent, dans un premier temps, ne pas avoir eu d’effet sur l’approche par les pouvoirs publics des problèmes de précarité et d’exclusion sociale. En effet, au lieu de procéder à l’adoption d’une loi cadre contre tous les formes d’exclusions, le rapport du fondateur ATD Quart-Monde servira plutôt de base de travail au gouvernement de Michel Rocard pour élaborer deux nouvelles lois sociales : les lois du 31 décembre 1988 et du 31 mai 1990. Elles traitent respectivement de l’établissement du revenu minimum d’insertion et de la mise en œuvre du droit au logement.

1095.

Le gouvernement d’Alain Juppé a été le premier à présenter un projet de traitement global des différentes formes d’exclusion sociale : le projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale. Puis celui de Lionel Jospin en présente un autre baptisé Lutte contre les exclusions.

1096.

Présentation générale du programme de prévention et de lutte contre les exclusions. Source : Gérard Adam « Un programme de trois ans pour lutter contre l’exclusion », La Croix, 5 mars 1998, p. 3.