B/ L'Observatoire 1169 national ou la mise en œuvre de la production de savoirs sur la pauvreté et les exclusions

L’objectif des organisations radicales n’était-il pas finalement de culpabiliser les riches par rapport à la situation des pauvres et de tenter ainsi de justifier la thèse selon laquelle ce sont les nantis qui sont responsables des difficultés de vie, des « malheurs » des plus démunis ?En d’autres termes,les responsables des groupes de cause radicaux ne considèrent-ils pas le problème de l’exclusion comme la forme moderne de la lutte des classes ?

Pour les organisations regroupées au sein du collectif Alerte, la création d’un observatoire des phénomènes de pauvreté et d’exclusion constitue « une grande avancée »  1170 dans la mesure où cette institution a permis « d’élaborer une connaissance qualitative fondée sur le point de vue des plus démunis et des acteurs du terrain » 1171 . Cette institution devra aider les autorités gouvernementales et Parlementaires à contribuer à mieux élaborer les politiques publiques de lutte contre les exclusions.

Cette institution qui se veut permanente est dotée de quatre missions : rassemblerles données relatives aux situations de pauvreté, précarité et d’exclusion jusqu’alors dispersées, sous-exploitées et difficilement accessibles au public ; contribuer au développement de la connaissance de ces phénomènes ; faire réaliser des travaux d’études, de recherche et d’évaluation en lien étroit avec le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale 1172 (Cnle) ; et enfin diffuser tous les ans les informations recueillies, au gouvernement, au Parlement et au public. En somme, l’objectif de l’Observatoire est d’éclairer les autorités gouvernementales et parlementaires sur les mesures à prendre en vue de lutter efficacement contre les exclusions. Certes, le principe de création d’un observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion fait l’unanimité parmi les décideurs politiques, mais ceci n’exclut pas toute forme de divergence ou d’opposition par rapport au sens à donner à cet observatoire. Ainsi, pendant les travaux préparatoires, a eu lieu un débat sur la dénomination à donner à cette institution.

Les Parlementaires assignent à cet observatoire une série de missions que la présidente du groupe de cause ATD Quart-Monde Geneviève de Gaulle-Anthonioz avait déjà eu à évoquer devant les parlementaires. Pour celle-ci, cet observatoire doit réaliser des évaluations régulières aux niveaux local et national et concourir de manière significative à la définition des politiques publiques de lutte contre l’exclusion. Cette institution aurait également pour missions de rassembler les différents actes politiques qui pourraient permettre d’avoir une meilleure lecture du phénomène d’exclusion. Mme Anthonioz de Gaulle souhaite, par ailleurs, que les conseils départementaux soient institués et que le Conseil national de lutte contre l’exclusion sociale soit élargi et consulté obligatoirement sur les textes de loi et réglementaires. La présidente d’ATD Quart-Monde souhaite vivement le fonctionnement régulier de ces différents organismes.

Enfin, l’observatoire doit jouer le rôle de pilote, c’est-à-dire qu’il doit être global et cohérent dans la mesure où il doit réaliser des travaux d’études, de recherches et d’évaluations, et ce, en étroite collaboration avec le conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Il joue un rôle de premier plan dans le cadre du développement de la connaissance liée à la précarité, à l’exclusion et à la pauvreté. Il rédige et rend public un rapport annuel sur l’état de la pauvreté et de l’exclusion et le transmet au Premier ministre. Le gouvernement est censé tenir ensuite compte des travaux réalisés par l’observatoire dans le cadre du rapport d’évaluation de l’application de cette loi qu’il présente au Parlement tous les deux ans 1173 . La détermination des organisations de défense de la cause des plus démunis à convaincre les pouvoirs publics de créer un observatoire est sans conteste puisque,

‘«  La création par la loi du 29 juillet 1998 de l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale a répondu à des demandes réitérées de la part des associations intervenant dans la lutte contre l’exclusion » 1174 .’

Les dispositions législatives qui établissent l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sont conformes en partie au souhait des groupes de cause du collectif Alerte. Ces dernières conçoivent cette institution comme un organisme qui est capable de jouer plusieurs rôles à la fois en recensant et en analysant les mécanismes d’accès aux droits déjà existants et les insuffisances de ces droits, en sensibilisant et en attirant l’attention des milieux juridiques et des pouvoirs publics sur les problèmes de l’accès au droit. Le législateur a également donné « mandat » à l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion de formuler des propositions concrètes et de participer à leur application effective, voire même au contrôle de leur application.

Les prérogatives de cet Observatoire ne sauraient faire oublier qu’il ne dispose pas d’un pouvoir décisionnel sur les stratégies de lutte contre la pauvreté, la précarité et les exclusions sociales à mener sur le terrain.

Toutes les organisations de défense de la cause des plus démunis qui ont joué un rôle dans la construction de cette loi ou qui ont contribué à la maturation de cette idée de loi n’avaient pas la même approche de la résolution de la problématique « exclusion ». En effet, alors que les groupes de cause réformistes n’abordent pas la problématique de l’exclusion en termes de division de la société entre les riches et les pauvres, mais plutôt en termes d’effectivité de droits fondamentaux, d’autres groupes de cause notamment les radicaux considéraient plutôt que la problématique de la lutte contre les exclusions ne peut être appréhendée que par la prise en compte de la répartition de la richesse nationale. Du coup, pour les groupes de cause radicaux, seule une logique de redistribution de la richesse peut conduire à une meilleure lutte contre les exclusions. Mais, le gouvernement de Lionel Jospin ne cherche pas à centrer « son » projet de loi autour de la question de la redistribution de la richesse nationale, car :

‘« Le positionnement de ces groupes de cause révèle tout simplement leur point de vue politique. Ce n’est pas le boulot de l’administration. Y a des institutions qui ont déjà sur ces questions des responsabilités : le Conseil Economique et Social, les députés, les sénateurs. C’est à eux de dire comment ils devraient répartir les impôts… Il existe un centre des revenus et des coûts « 1175 . ’

Selon François Landais, les responsables des groupes de cause radicaux soutiennent la thèse selon laquelle « s’il y a des pauvres, c’est parce que les riches ont pris l’argent qui leur revenait. C’est cette thèse qu’ils défendent «. Ainsi, il n’y a pas eu consensus sur la dénomination de cet observatoire et encore moins sur son orientation générale, mais nous pouvons quant même affirmer que la création de cette institution constitue une avancée ne serait-ce qu’en termes de compréhension du phénomène d’exclusion.

Les députés rattachent finalement cet observatoire au Premier ministre afin d’assurer à cette institution une compétence interministérielle. Ils rejettent donc l’idée de créer un observatoire de la richesse et des inégalités et encore moins d’en instituer deux. La position des parlementaires conforte alors celle du gouvernement 1176 . L’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion a ainsi en charge de recueillir, d’examiner et de diffuser les informations et toutes autres données qui ont trait aux situations de précarité, de pauvreté et d’exclusion. Il tient compte du point de vue des personnes en situation d’exclusion et émet également des avis sur les politiques publiques qui sont menées dans ces domaines. Cette disposition 1177 est un souhait direct des groupes de défense de la cause des plus démunis et plus particulièrement d’ATD Quart-Monde,

‘« Je continue à rendre un hommage aux associations en disant que s’ils avaient évité les cas sociaux encore plus grands, c’était grâce à elles. Je leur ai toujours rendu hommage. Je continue à leur rendre hommage. Mais comme toujours en France, vous savez en France, Jules César disait  que « les gaulois étaient ingouvernables ». Ça n’a pas changé.[...] Et toujours au lieu de positiver et de dire ,ça c’est bon, de s’unir pour trouver des solutions, mais plutôt de toujours regarder quel est le point.... Le débat sémantique sur l’observatoire des richesses au lieu d’observatoire sur les inégalités... » 1178

Les gouvernements et les Parlementaires rejettent donc le débat sémantique sur la dénomination de l’observatoire. Ils adoptent la dénomination qui a été proposé par les groupes de défense de la cause des plus démunis du collectif Alerte. En effet, l’objectif de cet observatoire n’est pas de faire un procès au système libéral - ou ultra libéral - qui se nourrirait des inégalités. Il ne s’agit pas de questionner la pauvreté en termes de système économique, mais plutôt d’analyser les mécanismes de régulation de cette situation, de manière à réinsérer ceux qui « vivent » en marge de la société. Tel est le but poursuivi par les décideurs politiques qui ont initié ce projet de loi.

Au-delà des approches idéologiques qui opposent les groupes de cause réformistes aux groupes de cause radicaux, ou encore certains acteurs sur la dénomination à donner à cet observatoire, les parlementaires considèrent que cet organisme devra entre autre servir à éclairer les pouvoirs publics sur les mesures à prendre pour lutter contre les exclusions.

La dénomination revêt ici une dimension capitale, car elle indique l’orientation et la philosophie même de l’institution. Faut-il dénommer cette institution : Observatoire national des phénomènes de pauvreté et d’exclusion ainsi que le souhaitent la présidente d’ATD Quart–Monde, l’Uniopss et les groupes de cause membres du collectif Alerte ou faut-il plutôt attribuer à cet organisme la dénomination d’observatoire national de la richesse et des inégalités ainsi que le souhaitent Mme Annie Pourre et Jacques Amara, tous deux représentants du groupe de cause Droits devant ?

‘« Nous [les responsables de groupes de cause « radicaux »], on demande la mise en place de l’observatoire de lutte contre les inégalités à cause de la constitution. En effet, l’article 1er proclame l’égalité des droits entre tous les citoyens. Ainsi, s’il y a inégalité, il faut le dénoncer et mettre en œuvre une politique qui supprime cette inégalité de droits. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu que les pouvoirs publics mettent en place un observatoire de lutte contre les inégalités. Car nous ne voulons pas d’une loi qui réduit les inégalités. Nous voulons plutôt d’une loi qui met fin aux inégalités parce qu’elles ne sont pas constitutionnelles » 1179 .’

Les responsables de groupes de cause radicaux soutiennent donc la mise en place d’un observatoire qui aurait pour champ d’étude l’analyse des inégalités sociales 1180 . Ce choix semble être guidé par des préoccupations d’ordre idéologique. Ces derniers adoptent une approche d’observation des inégalités pour mieux procéder aux redistributions nécessaires. Ainsi, pour Jean-Claude Amara par exemple, « l’observatoire de la pauvreté n’est pas la solution, c’est un observatoire de la richesse et des inégalités qui s’impose » 1181 . Pour ce dernier, si l’observatoire prévu par les responsables politiques a en charge l’étude de la pauvreté et l’exclusion, « on n’attaque pas le mal à la racine » 1182 . La volonté de voir le futur observatoire consacrer son étude à la richesse et aux inégalités est, semble-t-il, très marginale, mais cette idée est tout de même soutenue par certaines organisations traditionnellement considérées comme conformistes.

En effet, l’orientation philosophique et juridique souhaitée par les groupes de cause radicaux trouvent un écho favorable auprès de la Fédération Entraide Protestante. Celle-ci exige la mise en place d’un observatoire qui étudie plutôt les phénomènes d’enrichissement,

‘« Nous sommes très réticents quant à la proposition d’un observatoire des phénomènes de pauvreté et d’exclusion. Les organismes d’études qui photographient régulièrement l’état de nos sociétés sont suffisamment au fait des problèmes et fournissent régulièrement des documents nécessaires. Bien sûr, ce sont plutôt les phénomènes d’enrichissements rapides et indécents et de corruption qu’il nous faut « observer » » 1183

Pour tenter de contourner la confrontation les groupes de cause réformistes et radicaux  à propos de l’Observatoire, Albert Jacquart propose une troisième voie. Celui-ci considère que l’observatoire de la pauvreté et de l’exclusion doit être complété par un observatoire de la richesse et des inégalités. Y a a-t-il une nuance fondamentale entre ces deux types d’observatoire ?

La majorité des parlementaires accueillent plutôt favorablement la proposition avancée par les organisations du collectif Alerte. Celles-ci considèrent que l’observatoire de la pauvreté et de l’exclusion est un outil qui apportera une contribution à l’analyse d’impact des politiques publiques au regard des phénomènes de la pauvreté et de l’exclusion. Il devra avoir une mission de capitalisation et de mise en perspective des connaissances.

Pour le collectif des groupes de cause du collectif Alerte, le champ de l’observation doit non seulement prendre en compte les situations et les trajectoires mais aussi les questions d’accès aux droits fondamentaux. A cette fin, les administrations de l’Etat, les collectivités territoriales et les établissements publics doivent fournir à l’observatoire toutes les informations nécessaires dont ils disposent pour lutter contre le phénomène d’exclusion. Ainsi, l’observatoire ne prend pas en compte l’étude de la richesse des personnes et les inégalités.

Il convient quant même de faire remarquer que la limitation du champ d’action de l’observatoire a été fortement dénoncée par certains députés 1184 et par les groupes radicaux de défense de la cause des plus démunis. C’est la raison pour laquelle la ministre Martine Aubry a proposé la remise en place le plus rapidement possible du Centre d’étude des revenus et des coûts 1185 .

Enfin, la loi décide de la publication tous les deux ans d’un rapport sur la lutte contre les exclusions. Ce rapport, véritable travail évaluatif des efforts fournis par les gouvernements, les collectivités locales et les établissements publics s’appuiera sur les travaux de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion, organe institué par les décideurs politiques pour rendre compte de l’état de l’exclusion.

Notes
1169.

L'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale a été créé par la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions. C’est un conseil pluridisciplinaire dont la composition est fixée par décret : vingt-deux personnes venues du monde associatif, de la recherche et des administrations économiques et statistiques. L’Observatoire ne réalise lui-même aucune étude mais discute et hiérarchise les travaux à mener, qu’il confie ensuite à des organismes choisis sur appel d’offres. Il utilise aussi les informations des administrations statistiques. Il pilote et évalue les productions avant leur diffusion.

1170.

Archives Fédération Entraide Protestante, communiqué de presse de la Commission Lutte contre la Pauvreté et l’Exclusion de l’Uniopss, 24 mars 1998.

1171.

Ibid.

1172.

Problèmes économiques, » Le pauvreté : où en est-on aujourd’hui ? », 10 janvier 2001, n° 2695, p. 2.

1173.

Article 159 de la loi contre les exclusions.

1174.

Problèmes économiques : « la pauvreté : où en est – on aujourd’hui ? », n°2695 du 10 janvier 2001, p. 2.

1175.

Entretien n° 3 avec François Landais.

1176.

Finalement, après maints débats, les parlementaires créent l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion. Ils le rattachent finalement au Premier ministre et non ministre chargé des affaires sociales.

1177.

Article 159 in fine de la loi contre les exclusions

1178.

Entretien n° 8 avec le Député Jean Le Garrec, rapporteur général de la Commission spéciale sur la lutte contre l’exclusion et la pauvreté de l’Assemblée nationale, Paris, 16 juillet 2003.

1179.

Entretien n° 19 avec Annie Pourre, responsable de Droits devant !

1180.

Archives Médecins du Monde, Lettre adressée au Premier ministre Lionel Jospin en date du 1er juillet 1997 : Pierre Contesenne, Robin Foot et Annie Pourre, responsables du collectif pour la création d’un « Observatoire de la richesse et des inégalités » demandent au Premier ministre Lionel Jospin la création d’un tel organisme. Cet organisme, selon eux, reprendrait la mission du Centre d’étude des revenus et des coûts (CERC) dissous en 1994 par l’ancien Premier ministre Edouard Balladur. Ont signés cette appel : la CFDT-Banque, le Groupe des dix, droits devant !!, fédération des finances CGT, SUD PTT, CGT-INSEE, etc

1181.

Archives Médecins du Monde, dépêche AFP : « réactions au programme gouvernemental de lutte contre les exclusions », Paris, 4 mars 1998.

1182.

Ibid.

1183.

Archives Fédération Entraide Protestante, lettre que la Fédération Entraide Protestante adresse aux députés et sénateurs, Paris, 28 avril 1998.

1184.

L’amendement proposé par certains députés avait été retiré à la suite de l’engagement de la Ministre Martine Aubry de remettre sur pied le CERC.

1185.

Cet organisme avait été supprimé par la loi quinquennale de décembre 1993, sous le gouvernement d’Edouard Balladur.