A/ Une loi victime des enjeux politiciens ?

L’idée de faire adopter une loi relative à la lutte contre les exclusions s’est faite autour d’un certain unanimisme de tous les acteurs politiques, qu’ils soient de gauche ou de droite. Les sénateurs donnent le bon exemple de l’esprit consensuel qui caractérise l’adoption de ce projet de loi 1186 . Ils ont voté à l’unanimité et en première lecture le projet de loi 1187 . L’unanimisme qui caractérise le vote du projet de loi au Sénat contraste avec le vote de ce même projet de loi à l’Assemblée Nationale. L’opposition entre députés de gauche et de droite sur l’adoption de ce texte de loi prend le contre pied de l’appel que la ministre de l’emploi et de la solidarité Martine Aubry avait lancé lors de l’ouverture des travaux parlementaires consacrés à ce projet de loi.

Elle avait, à cette occasion, reconnu que « l’exclusion est notre [tous les gouvernements qu’ils soient de gauche ou de droite] défaite collective » 1188 . Cette prise de position établit « la responsabilité » de toute la classe politique sur cette « tragédie sociale » 1189 . La mobilisation des groupes de cause et des décideurs politiques était nécessaire pour procéder à l’adoption d’une loi qui est tant attendue par tous, en particulier par les « exclus », car affirme-t-elle,

‘« (...)La maturité de notre société se jugera à la mesure de cette exigence (...)Pas un seul d’entre nous ne doit manquer dans cette bataille. Etat, élus, associations, entreprises doivent se mobiliser. Arrêtons nous de renvoyer la balle les uns et les autres. Il faut sortir de ce face-à-face stérile et privilégier le côte à côte » 1190 .’

En tenant ces propos, la ministre Martine Aubry tente de rassembler au-delà de la majorité plurielle. Cette opération de séduction vise, à notre avis, à convaincre les élus de l’opposition parlementaire de soutenir « son » projet de loi. Les leaders de groupes de cause ont également lancé de nombreux appels pour que le vote de cette loi se fasse à l’unanimité.

Malgré ces appels au vote consensuel, l’opposition parlementaire n’entend pas répondre favorablement à cette sollicitation. Elle évoque l’argument selon lequel le projet de loi présenté par le gouvernement de Lionel Jospin présente un caractère « idéologique » 1191 . Jean-Louis Debré, Président du groupe RPR à l’Assemblée Nationale justifie le refus de la loi exprimé par sa formation politique par le fait qu’elle ne peut « approuver l’ensemble de ce projet de loi parce qu’il (…) développe à l’excès l’assistanat » 1192 . La connotation idéologique que certains députés de l’opposition donnent à ce projet de loi revient à dire que le projet de loi de lutte contre les exclusions favorise plutôt « l’assistanat » au lieu de permettre aux « exclus » d’affirmer leur « autonomie ». Les membres du cabinet de la ministre Martine Aubry contestent la thèse « d’assistanat » que l’opposition veut prêter à « leur » projet de loi,

« Le terme de l’assistanat n’est pas un terme de praticien. Je ne sais pas ce qu’est un assisté (...) Quelquefois, on a dans le débat public, des gens qui ne connaissent pas le sujet et qui utilise ce thème là de façon démagogique pour d’autres objectif…, La question de la pauvreté, c’est aussi un repoussoir sur des questions qui n’ont rien avoir avec les questions de la pauvreté » 1193

La présidente d’ATD Quart-Monde 1194 Mme Geneviève Anthonioz de Gaulle conteste le sens que l’on veut donner au projet de loi de lutte contre les exclusions. Elle réfute la position du député Jean-Louis Debré. Elle trouve injustifiée le critique portant sur la faible capacité de la loi contre les exclusions à lutter contre l’» assistanat »,

‘« Je ne comprends pas les critiques reprochant au texte de ne pas lutter contre l’assistanat : les mesures pour l’emploi des jeunes et contre le chômage de longue durée, celles concernant la prévention des expulsions, l’amélioration de l’accès aux soins, le meilleur suivi des dettes, sont justement destinées à interrompre ce cercle vicieux » 1195

Face à la détermination des députés du RPR et de l’UDF de ne pas voter le projet de loi relatif à la lutte contre les exclusions, ainsi que nous l’avons dit, les leaders de groupes de cause se mobilisent et demandent à l’ensemble de la classe politique d’unir ses forces afin de procéder à l’adoption d’un texte de loi. Cet appel est d’autant plus solennel que les responsables de groupes de cause tiennent particulièrement à l’adoption de ce projet de loi 1196 .

Les groupes de défense de la cause des plus démunis réunis au sein du collectif Alerte se battent ainsi officiellement depuis le printemps 1995 afin que les gouvernements d’Alain Juppé puis de Lionel Jospin réalisent leur demande, à savoir donner une dimension législative à leur lutte contre les exclusions. Pour ces derniers, l’adoption de ce projet de loi doit être marquée d’un sceau : celui de l’unanimité. Ainsi, pour l’Uniopss par exemple, les députés doivent « dépasser leurs clivages » 1197 . Cette position conforte la position de la ministre Martine Aubry qui regrette l’attitude « surenchériste » des députés de l’opposition. Car, pour celle-ci :

‘« Cette loi est d’abord l’aboutissement d’un travail formidable qui a été fait par les associations (…). On ne fait pas de la politique politicienne quand il s’agit de lutter contre l’exclusion » 1198 . ’

Les appels au vote favorable et consensuel en faveur du projet de loi présenté par Martine Aubry n’ont pas eu un impact considérable sur le vote des députés de l’opposition. Selon le quotidien le Monde 1199 , l’analyse du vote révèle que la majorité des députés a suivi le mot d’ordre de rejet du projet de loi que prônent les responsables de leur parti politique.

Pour :
301 voix
Contre :
121 voix
Abstention :
102 voix
Ceux qui n’ont pas participé au vote : 51 voix
dont 232 PS ; 33 PCF ; 33 du groupe Radical, Vert,  et 3 UDF. Dont 118 RPR ; 2 UDF et 1 non inscrit. 93 UDF ; 8 RPR  et 1 non inscrit. 19 PS ; 14 RPR ; 13 UDF, 3 PCF et 1 non inscrit.

De manière générale, les députés de l’opposition de droite refusent finalement de « cautionner » ce projet de loi. Ils demeurent ainsi insensibles à l’appel au « rassemblement » pour le vote consensuel du projet de loi contre les exclusions. La présidente du groupe de cause ATD Quart-Monde, Geneviève de Gaulle-Anthonioz demande solennellement aux députés RPR et UDF de « transcender leurs dissensions ».Car, affirme-t-elle, « nous [elle parle ainsi au nom de tous les responsables des groupes de cause] ne comprendrions pas, et une large partie de l’opinion non plus, que les difficultés et la souffrance de tant de familles, d’enfants, de jeunes et d’adultes victimes de la misère et de l’exclusion ne rassemblent pas nos élus pour engager à travers eux tout le pays » 1200 .

Les députés de l’opposition sont déterminés à ne pas soutenir le projet de loi relatif à la lutte contre les exclusions ainsi que le revendique Patrick Devedjian : « que ceux à gauche qui, aujourd’hui, nous demandent de voter leur projet nous disent s’ils auraient voté le nôtre, en avril 1997 » 1201 . Le comportement « politique » de ce député du RPR peut paraître comme une posture de blocage voire de politique politicienne. Ce comportement « politique » du député Patrick Devedjian s’apparente à l’attitude belliqueuses que les députés socialistes et communistes avaient eue lors des débats parlementaires consacrés à l’adoption du projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale  présenté par le gouvernement d’Alain Juppé avant la dissolution de l’Assemblée nationale en avril 1997 1202 .

En effet, les députés Socialistes, Verts et Communistes avaient alors adressé des critiques acerbes contre le texte de loi présenté par le Premier ministre Alain Juppé 1203 . Celui-ci n’avait, selon les députés de gauche, ni consulté, ni même entendu les groupes de défense de la cause des plus démunis. Pour manifester leur engagement contre le projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale, les députés de gauche avaient ainsi déposé près de 400 amendements avant même l’ouverture des débats consacrés à ce projet de loi 1204 .

A ces critiques et démarches de forme s’ajoute une seconde critique de fond cette fois-ci. Car, pour les partis de gauche, le projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale est « un texte de second ordre, financé essentiellement par des économies sur les plus modestes, notamment sur l’allocation spécifique de solidarité pour les chômeurs en fin de droits » 1205 . Cette remarque revêt, à notre avis, un caractère idéologique. Les députés de gauche avaient en effet demandé au gouvernement d’Alain Juppé de supprimer « les avantages qu’il a accordés aux hauts revenus depuis quatre ans [il s’agit en fait] d’un effort de solidarité nationale demandé aux hauts revenus « 1206 .Les députés de gauche avaient même jugé que le projet de loi présenté par Alain Juppé manquait d’ambition globale et était « dangereux pour la démocratie [car] il tend à faire croire que le gouvernement répond réellement aux difficultés de nos concitoyens alors qu’il ne s’agit, une fois de plus, que d’une compilation de mesures disparates » 1207 . En fait, les deux projets de loi ont subi des critiques « idéologiques ».

Outre le refus des députés du RPR et de l’UDF de voter ce projet de loi pour des raisons d’ordre idéologique, certains députés de la majorité plurielle ont également rejeté ledit texte de loi. Ce refus semble se justifier par des raisons de « calculs » politiques locaux. En effet, la députée socialiste Camille Darsière 1208 avait par exemple refusé de voter le projet de loi contre les exclusions en mettant en avant la spécificité de sa circonscription politique. Elle s’est prononcée contre l’adoption de cette loi pour ne pas mécontenter son électoral local 1209 .

En réalité, la véritable pomme de discorde entre députés de droite et le gouvernement de Lionel Jospin demeure le volet « Logement », tant celui-ci met aux prises deux logiques : la logique de plus « d’humanité » envers les locataires les plus démunis et la logique de « la protection du droit de propriété » garantie par la Constitution.

Notes
1186.

Archives Médecins du Monde, dépêche AFP n° 091927, « Consensus gouvernement-sénat sur la lutte contre les exclusions », Paris, 9 juin 1998.

1187.

Archives Médecins du Monde : au regard des chiffres sur l’exclusion sociale. Selon la ministre Martine Aubry, « l’exclusion concerne quelques six millions de personnes où un ménage sur dix vit en dessous du seuil de pauvreté ( 3.800 f par mois pour une personne seule et 7.900 f pour un couple avec deux enfants). Source : Dépêche AFP n° 201722, 20 mai 1998, « L’Assemblée adopte le projet de loi sur la lutte contre les exclusions ».

1188.

Cécile Cornudet, « Loi contre les exclusions : Martine Aubry appelle à conclure un pacte social », Les Echos, 6 mai 1998, p. 3.

1189.

Les travaux parlementaires consacrés au projet de loi contre les exclusions sociales ont commencé le 5 mai. Ce texte de loi a été promulgué le 9 juillet 1998.

1190.

Cécile Cornudet,« Loi contre les exclusions : Martine Aubry appelle à conclure un pacte social », Les Echos, 6 mai 1998, p. 3.

1191.

Ibid.

1192.

Le Figaro, « La présidente d’ATD Quart-Monde s’indigne que le groupe RPR présidé par Jean Louis Débré ait apparemment décidé de voter, demain, contre le texte », 19 mai 1998, p. 14.

1193.

Entretien n° 3 avec Mr Landais.

1194.

On peut également voir dans l’intervention, la détermination à défendre cette idée de loi contre les exclusions sociales émise pour la première fois par le fondateur d’ATD Quart-Monde le Joseph Wrésinski en 1987.

1195.

Propos recueillis par Véziane de Vezins,« Geneviève de Gaulle-Anthonioz, prenez garde », Le Figaro, 19 mai 1998. p. 14.

1196.

Archives Médecins du Monde, dépêche AFP Mai 1998 : « Vote de la loi exclusion : les associations saisissent les parlementaires ».

1197.

Liaisons sociales, 7 mai 1998.

1198.

Clarisse Fabre, «  Le vote du projet de loi contre les exclusions met en évidence les divisions de l’opposition »,Le Monde, 22 mai 1998, p. 7.

1199.

Ibid. p. 7, la citation qui suit est tirée du même numéro du Monde.

1200.

Propos recueillis par Véziane de Vezins, « Geneviève de Gaulle-Anthonioz, prenez garde », Le Figaro, 19 mai 1998, p. 14.

1201.

Propos tenus par Patrick Devedjian : Clarisse Fabre, « Le vote du projet de loi contre les exclusions met en évidence les divisions de l’opposition », 22 mai 1998, p. 7.

1202.

Archives Médecins du Monde, dépêche AFP n° 041634, « M. Devedjian (RPR) : le gouvernement fait de la petite politique avec l’exclusion », 4 mars 1998.

1203.

Rapport fait au nom de la Commission des affaires sociales sur le projet de loi relatif à la lutte contre les exclusions sociales, tome I, Sénat, n°450 p. 49.

1204.

Jérôme Fénoglio, « L’Assemblée nationale modifie le projet de loi contre l’exclusion », Le Monde, 15 avril 1997, p. 7.

1205.

Ibid. p. 7.

1206.

Jérôme Fénoglio, « Le projet de loi sur la lutte contre l’exclusion est dénoncé par la gauche comme un faux-semblant »,Le Monde, 17 avril 1997, p. 7.

1207.

Propos tenus par le député Serges Janquin lors des débats sur le projet de loi relatif au renforcement de la cohésion sociale à l’Assemblée nationale en avril 1997. Rapport fait au nom de la commission des Affaires sociales sur le projet de loi, adoptée par l’Assemblée nationale après déclaration d’urgence, d’orientation relatif à la lutte contre les exclusions. Tome I : exposé général et examen des articles par M. Bernard Seillier p. 49.

1208.

Apparenté au Parti socialiste, Martinique.

1209.

Compte rendu intégral : J. O., Assemblée nationale – séance du 9 juillet 1998, p. 5738.