B/ Le volet « Logement » comme révélateur du clivage idéologique gauche/droite

Les dispositifs sur le volet « Logement » constituent le principal point de discorde entre députés de la majorité plurielle et ceux de l’opposition conservatrice et libérale. Pour l’opposition parlementaire de droite, le projet de loi du gouvernement de Lionel Jospin ne prend en compte que la protection des locataires et aurait tendance à fragiliser le droit des bailleurs. Une telle disproportion de « traitement » tendrait à porter atteinte au droit de propriété. En somme, les députés de droite reprochent au projet de loi du gouvernement Jospin de protéger les locataires au détriment des bailleurs. C’est cette inégalité de considération qui a fait dire à Patrick Devedjian que la lutte contre les exclusions « ne justifie pas la bataille engagée contre la propriété privée » 1210 .En demandant le respect du droit de propriété, l’opposition parlementaire conservatrice se positionne alors en défenseur des intérêts des propriétaires immobiliers :

‘« Parce que vous [le gouvernement] considérez que les propriétaires de logements vacants ne gèrent pas bien leur patrimoine, vous voulez les taxer pour les inciter à louer. C’est une philosophie que nous ne pouvons accepter. Nous ne pouvons pas accepter non plus les dispositions relatives à la saisie immobilière et je crains qu’elles ne tombent sous les fourches caudines, c’est-à-dire sous la censure du Conseil Constitutionnel, car c’est une grande innovation de notre droit que d’obliger quelqu’un à devenir propriétaire d’un bien dont il n’a pas accepté le prix. Les dispositions concernant les expulsions ne sont pas satisfaisantes non plus […] » 1211 .’

Pour Patrick Devedjian, les mesures sur le logement sont « contraires au droit de propriété inséparable de la liberté » 1212 dans la mesure où ellesprésentent un « caractère idéologique ». Il y a urgence à remédier à cette « injustice » selon lui, car ces dispositions auraient pour effet de décourager « l’offre de logements locatifs et pénaliseraient donc les plus démunis ». C’est ce sentiment d’injustice et d’attaques contre les propriétaires qui pousse les députés du RPR et de Démocratie libérale à saisir le Conseil constitutionnel afin de demander l’annulation des dispositions du volet « Logement » qui sont contraires à la Constitution.

Dans sa décision rendu le 9 juillet 1998 1213 , le Conseil Constitutionnel annule en effet sept articles 1214 qu’il juge non conformes à la Constitution 1215 et en valide deux : ce sont les articles 51 et 52.

S’agissant de l’article 51, les juges constitutionnels ont confirmé la création d’une taxe sur les logements vacants. Cette disposition, qui selon Libération « était réclamée depuis plusieurs années par les associations de défense des mal logés comme le DAL, le Comité des sans-logis ou des députés du partis socialiste » 1216 , a fait l’objet de vifs débats entre députés de gauche et ceux de droite aussi bien au Sénat qu’à l’Assemblée nationale 1217 . Cette disposition a été adoptée par les deux assemblées. Toutefois, le Conseil constitutionnel a eu à préciser que la taxe sur les logements vacants ne s’applique qu’à des « logements habitables et dont la vacance tient à la seule volonté de leur détenteur ».

Le Conseil constitutionnel a rappelé dans sa décision que la propriété est « un droit inviolable et sacré » ainsi que le proclame la déclaration des droits de l’homme de 1789. En se prononçant en faveur de la protection du droit de la propriété, le juge constitutionnel confirme la pensée dominante : le droit du bailleur est premier et il y a donc primauté du droit de propriété sur celui du locataire. Ainsi le droit du bailleur est plus important et mérite d’être mieux protégé que le droit du locataire. Quant à l’article 52, les juges constitutionnels estiment qu’il y a lieu de créer une nouvelle procédure de réquisition de logements sous réserve des conditions d’indemnisation des personnes morales qui laissent leurs locaux vacants.

L’invalidation de certaines dispositions a été accueillie avec enthousiasme par l’opposition parlementaire. Elle y a vu un acte de « revanche » après que leurs propositions et interpellations sur le volet « Logement » ont été rejetées par les députés socialistes, verts et communistes. Quant à la ministre Martine Aubry, elle est globalement satisfaite de la décision rendue par le conseil constitutionnel puisque la censure de certaines dispositions du volet « Logement » ne remet pas en cause l’équilibre général du texte 1218 .

Le « jugement » rendu par les juges de la constitutionnalité des lois n’a pas eu une grande incidence sur l’esprit de la loi. En fait, la décision de la Conseil constitutionnel est motivée par une logique de sécurité publique et non de prévention. Cette stratégie vise à assurer et à garantir une protection plus efficace des locataires de bonne foi tout en respectant les droits des propriétaires.

Comme les Parlementaires de droite, les groupes de défense de la cause des plus démunis ont attendu avec un intérêt particulier la décision rendue par les juges constitutionnels. Ces derniers ont plutôt apprécié le jugement qui a été rendu à cet effet. Mais, dans tous les cas de figure, les positions sont clairement divergentes aussi bien parmi les groupes de défense de la cause des plus démunis, car le clivage est net entre les groupes de cause radicaux  et réformistes, qu’au niveau du champ politique entre les parlementaires de droite et ceux de gauche.

Le volet « Logement » constitue probablement le meilleur exemple du conflit des approches qui opposent les différents groupes de cause. En effet, le volet « Logement » est apprécié différemment selon l’idée ou la représentation que chaque acteur politique et chaque groupe de défense de la cause des plus démunis se fait de cette problématique sociale.

La Fédération nationale des associations d’accueil et de réadaptation sociale 1219 essaye d’atténuer l’impact de la décision du Conseil constitutionnel en considérant que cette décision se justifie pour « des raisons techniques » 1220 . Alors que les responsables de la Fnars se félicitent du caractère symbolique de la taxe sur les logements vacants, ils ne cachent pas leur indignation face à l’annulation des dispositions relatives aux saisies immobilières et à l’hébergement des personnes expulsées. Le groupe de cause Droit Au Logement insiste quant à lui sur la nécessité de mettre sur un même pied d’égalité « le droit au logement » et « le droit de propriété ». Pour les leaders de ce groupe de cause « le droit au logement [doit être inscrit] dans la constitution (…) au même titre que le droit de propriété qui est hyper-privilégié ».

Quant au porte-parole du groupe de cause ATD Quart-monde, inspirateur et grand défenseur de l’idée de loi contre les exclusions, il préfère nuancer son avis avec une certaine dose « d’humour » puisqu’il affirme que ce ne sont pas les dispositions de la loi qui sont contraires à la constitution. C’est plutôt « la misère qui est anticonstitutionnelle » et de juger « extrêmement regrettable […] tout ce qui tend à rendre plus facile et irrémédiable l’expulsion sans relogement de familles entières vivant dans la pauvreté ».

De leur côté, les leaders de groupes de cause réformistes se félicitent plutôt de l’existence d’une telle loi. Pour le porte-parole du collectif Alerte, le fait que cette loi ait été adoptée constitue en soi une « victoire ». Cette loi est une « avancée importante » 1221 dans le cadre du combat que ces groupes de cause mènent pour lutter contre les exclusions sociales.Cette loi, selon Lucien Duquesne, responsable du groupe de cause ATD Quart-Monde, est une « démarche citoyenne [qui] a abouti à consolider un nouveau socle à partir duquel on peut rebondir pour aller plus loin. [Toutefois reconnaît-il] La loi ne règlera pas tout, mais on s’est mis dans une bonne trajectoire » 1222 .

Si les groupes de cause réunis au sein du collectif Alerte  expriment une position plutôt mitigée et « conformiste », les groupes de cause radicaux s’insurgent contre les décisions du Conseil constitutionnel. Pour eux, la loi contre les exclusions « ne correspond pas à la situation » 1223 . Ainsi, pour Zedira Malika 1224 , cette loi lui laisse un goût d’inachevé car sur le fond elle reste incomplète. En effet, selon elle, cette loi ne mobilise pas les moyens qu’il faut pour lutter contre les exclusions, d’où ce profond sentiment de déception : « cette loi, elle était intéressante. Elle a le mérite d’avoir été. Mais une loi qui n’a pas les moyens correspondants et qui n’a pas d’ambition est une loi qui reste à mi-chemin, car finalement elle ne règle pas les questions de l’exclusion sociale » 1225 . Le sentiment de déception qu’inspire cette loi est une constante chez les responsables des groupes de cause radicaux. Par exemple, Claire Villiers, porte-parole du groupe de cause Agir ensemble contre le chômage, ne cache pas l’insatisfaction que lui procure cette loi :

‘« des propositions que nous ont satisfaites et qui ont été retenues ? Je n’en ai aucune. Quand je réfléchis, je ne vois pas de proposition qu’on aurait faite et qui a été retenue dans la loi de lutte contre les exclusions sociales, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de chose satisfaisante. (…) Dans cette loi, le volet emploi est quasiment nul, y a uniquement le Trace » 1226 .’

Les positions des groupes de cause radicaux et réformistes traduisent les conflits d’approches qui ont toujours caractérisé ces deux catégories. Les premiers se singularisent par un discours revendicatif parfois assez médiatisé et porteur de propositions le plus souvent « inacceptables » aux yeux des gouvernements et des parlementaires, alors que les seconds présentent souvent des propositions jugées « réalistes » du point de vue des  » pouvoirs publics ».

Notes
1210.

Clarisse Fabre, «  Le vote du projet de loi contre les exclusions met en évidence les divisions de l’opposition », Le Monde, 22 mai 1998, p. 7.

1211.

Compte rendu intégral : J. O., Assemblée nationale – séance du 9 juillet 1998. p. 5737

1212.

Le Monde, « Les chevènementistes et plusieurs associations déplorent l’invalidation partielle de la loi sur l’exclusion »,1er août 1998, p. 5. Les affirmations qui suivent sont tirées de la même source.

1213.

Décision n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, J. O. du 31 juillet 1998

1214.

Il a censuré trois articles aux motifs qu’ils avaient été adoptés après la réunion de la commission mixte paritaire et qu’ils ne présentaient aucune relation directe avec les autres dispositions. Ces articles visés concernent l’institution d’un conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (article 152); l’introduction d’un objectif d’insertion professionnelle dans les marchés publics (article 17) et le repos compensateur des salariés agricoles (article 29).

1215.

Les juges, gardiens des droits fondamentaux, en censurant l’article 107, se prononcent naturellement pour l’annulation des articles 109 et 110 qui n’en faisaient que tirer les conséquences. Quant à l’article 119 qui soumet le recours de la force publique par le préfet à l’assurance « qu’une offre d’hébergement tenant compte, autant qu’il est possible, de la cellule familiale, est proposée aux personnes expulsées ». Cette disposition a été censurée par le Conseil au motif que « toute décision de justice a force exécutoire ». Par conséquent, la condition préalable d’une démarche administrative tendant à l’hébergement d’une personne expulsée ne peut être prise en compte. Toutefois, le juge constitutionnel ne rejette pas la jurisprudence qui permet au préfet d’user de la force « dans des circonstances exceptionnelles tenant à la sauvegarde de l’ordre public ».

1216.

Tonino Serafini, « Une taxe pour les logements vides »,Libération 5 mars 1998, p. 14.

1217.

Actualités Sociales Hebdomadaires, n° 2080, 17 juillet 1998, p. 11.

1218.

Le Monde, « Les chevènementistes et plusieurs associations déplorent l’invalidation partielle de la loi sur l’exclusion », 1er août 1998, p. 5.

1219.

Nous pouvons les considérer comme étant l’un des principaux spécialistes du volet « Logement » du collectif Alerte.

1220.

Le Monde,« Les chevènementistes et plusieurs associations déplorent l’invalidation partielle de la loi sur l’exclusion »,1er août 1998, p.5. Les affirmations qui suivent sont tirées du même article.

1221.

Isabelle Mandraud, Cathérine Maussion, Tonino Serafini, « La droite se drape dans le refus », Libération 21 mai 1998, p10.

1222.

L’Humanité,« La loi intervient après des années de lutte pour faire de l’action contre la pauvreté une priorité nationale », 5 mars 1998, p. 5.

1223.

Ibid. p. 5.

1224.

L’une des responsables du groupe de cause Apeis

1225.

Entretien n° 48 avec Mme Malika au siège de l’Apeis à Evry.

1226.

Entretien n°9 avec Mme Claire Villiers, responsable d’AC !!