B : Les groupes dans la démarche de légitimation de la cause « des plus démunis »

La lutte contre la pauvreté et l’exclusion est une problématique à la fois sociale et politique. L’analyse que nous avons portée sur la construction de cette problématique consiste d’abord à s’interroger sur les mécanismes de légitimation des groupes en tant que défenseurs et porte-parole de la cause « des plus démunis ». Ensuite, notre démarche a consisté à comprendre pourquoi et comment des acteurs sociaux réussissent à faire émerger la thématique de l’» exclusion » dans le débat politique et public et à la légitimer comme une problématique sociétale majeure.

Les organisations de défense de la cause des plus démunis affirment leur posture d’acteurs sociaux « crédibles » en jouant un rôle clef dans la définition de l’exclusion. Les groupes de cause ont contribué à la définition, à la délimitation et à la problématisation (au sens de construction d’un problème public) de l’exclusion et, réciproquement, « l’exclusion » en tant que « cause » structure les collectifs Alerte, CPE et GTI. Elle définit les moyens d’actions que se donnent les groupes en question. Lutter contre les exclusions revient en réalité à s’interroger sur la place des plus démunis dans la société. Une telle action publique suppose que les acteurs publics et privés concernés par le problème puissent d’abord s’accorder sur une même représentation de la notion d’exclusion. Les groupes de cause des collectifs  Alerte  et CPE et les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin ont ainsi réussi à définir une même image de l’exclusion.

Les groupes de défense de la cause des plus démunis ont une capacité à produire des représentations et des images des « exclus » et à les imposer, ou du moins à les faire accepter par les pouvoirs publics. Cette faculté autorise à penser les groupes de cause sont bien des porte-parole de la cause des plus démunis. La qualité de porte-parole des collectifs Alerte, CPEet GTI peut aussi se justifier par les actions que ces derniers accomplissent effectivement : en effet, ils ont été reçus par les décideurs politiques pour faire connaître et entendre la vision qu’ils ont de la lutte contre les exclusions. Ils participent même, pour certains, à l’engagement sur le terrain au côté des plus démunis dont ils expriment les doléances. Tel est par exemple le cas des groupes de cause qui, réunis au sein de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion, ont pris une part active aux campagnes de lutte contre la précarité et la pauvreté au cours des années 1980.

Cette légitimation de la cause « des plus démunis » se fait au travers d’un ensemble de démarches : présence sur le terrain avec les plus démunis, stratégies médiatiques, production de savoir et tentatives de légitimation de leur statut d’expert de l’exclusion. Pour la soixantaine de groupes de cause peuvent ainsi être considérés comme « exclus » « les sans emploi, les sans logis », les personnes qui vivent dans la « précarité », dans la « misère », les « chômeurs, les personnes qui vivent dans la « détresse sociale ». Pour eux, l’exclu ne se définit pas seulement par rapport à la réalité matérielle ou par rapport au seul revenu. « L’exclu » peut aussi se définir à travers « le sentiment de ne compter pour personne, de n’être rien, de ne servir à rien », d’être considéré comme un « les laissé pour compte», voire même représenter ceuxqui n’ont pas accès « à la santé et aux soins, à l’éducation et à la culture, à l’emploi, au logement, aux ressources, aux droits civiques, au droit de vivre en famille (…) ».

Le travail de « conceptualisation » de l’exclusion que les groupes de cause accomplissent légitiment ces derniers comme des acteurs compétents et pertinents quant à la défense de la cause des plus démunis. Ainsi, ils se positionnent comme des interlocuteurs « crédibles » et donc légitimes des pouvoirs publics. En réalité, chaque groupe de cause aborde la question de l’» exclusion » en fonction de son histoire, de sa philosophie, du public « d’exclus » auquel il s’adresse et des objectifs qu’il poursuit. Mais au delà de cette diversité de représentations résultant de la spécificité de chaque groupe de cause, tous ont un dénominateur commun : pour eux, la lutte contre les exclusions constitue une atteinte aux droits fondamentaux. Telle est l’image, la vision que tous les groupes de cause ont de l’exclusion, peu importe qu’ils soient réformistes ou radicaux. La capacité des groupes de défense de la cause des plus démunis à donner une représentation commune, à définir des images symboliques des « exclus » fait que ces groupes parviennent alors à être considérés comme les défenseurs et porte-parole de la cause des plus démunis.

Pendant le processus d’élaboration de la loi, les collectifs Alerte, CPE puis le GTI produisent aussi régulièrement des expertises par le biais de contributions écrites. En accordant une importance à ce mode opératoire, les groupes de cause veulent « faire voir et montrer qu’ils ont la science (dans toutes les acceptions du terme, y compris la « science » juridique ) avec [eux et qu’ils peuvent] mobiliser des hommes et des idées reconnues comme scientifiques pour les besoins de la cause [ce qui] constitue désormais une ressource conjugable ou opposable à la loi du nombre » 1227 . L’usage de l’expertise comme répertoire d’action permet aux groupes de cause de confirmer leur « présence » dans la sphère publique en tant que forces de proposition. Aussi, cette « fonction » leur confère-t-elle une place d’acteurs privilégiés auprès des pouvoirs publics.

En effet, certains groupes de cause, tels ATD Quart-Monde, Emmaüs et Droit Au Logement, par exemple, publient chaque année des rapports dans lesquels ils expriment leur point de vue sur la situation des droits de l’homme. Ils y dénoncent généralement la situation des sans abri, des mal-logés, des chômeurs, le manque ou l’insuffisance de moyens engagés par les pouvoirs publics, etc. Cette « activité » intellectuelle des groupes de cause consiste à faire des propositions ainsi que des suggestions aux décideurs politiques, et à porter des critiques sur les politiques publiques de lutte contre les exclusions. Ces actions d’expertise visent d’une certaine manière à interpeller et à affirmer la défense des plus démunis comme « une cause » qui mérite d’être prise en compte par les pouvoirs publics.

La mobilisation des groupes de cause s’exprime à travers les actions qui visent à alerter l’opinion publique sur la situation des plus démunis, à travers des formes de pression sur les décideurs politico-administratifs, à travers enfin leur qualité et leur posture d’experts reconnus.

Notes
1227.

Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêts, … op. cit., p. 119.