IV : Le processus de construction de la loi : quels enseignements en termes d’analyse des politiques publiques ?

L’analyse que nous faisons du processus de construction de la loi contre les exclusions semble montrer que la posture des groupes de défense de la cause des plus démunis a évolué entre 1985 et 1998. En effet, les groupes de cause ne sont plus de simples « agents d’exécution » ou des relais des décisions des pouvoirs publics. Ils n’agissent plus simplement comme des poste-parole auprès des plus démunis des décideurs politiques. Par leur implication et contribution au processus d’élaboration de la loi et leur présence dans les institutions publiques, les groupes de cause se positionnent désormais comme des « co-concepteurs » des décisions publiques.

Nous montrons également que l’accès au statut de partenaires légitimes des pouvoirs publics n’est plus tributaires de la simple adhésion aux canaux de dialogue légaux ou « républicains ». L’étiquette d’interlocuteur légitime des pouvoirs publics s’obtient aussi à travers la capacité des groupes de cause à produire un savoir sur l’objet de leur engagement social et grâce à leur capacité de mobilisation et d’action « contestataires ». L’étude de la loi contre les exclusions semble révéler que les organisations sociales à faibles ressources se sont aussi imposées dans l’espace public et face aux décideurs politiques en recourant à un mode opératoire fondé sur la contestation des canaux de dialogue traditionnel, et qui s’établit également par la mobilisation et l’action collective, à travers des actions se situant à la limite, ou hors, de la légalité.

Quant à la production des politiques publiques, l’interaction pouvoirs publics/ groupes de cause tend enfin à montrer que les pouvoirs publics ne se suffisent plus à eux-mêmes. Le processus de construction des décisions publiques ne relèvent plus, dans les faits, de la seule « intelligence » des institutions publiques. Les décideurs politiques ont désormais besoin de l’expertise, c’est-à-dire des apports « scientifiques », des acteurs de la société civile, pour comprendre les problèmes sociaux auxquels sont confrontés les citoyens et afin de légitimer leurs décisions.

En toute hypothèse, l’intervention des organisations de défense de la cause des plus démunis dans le cadre du processus d’élaboration de la loi contre les exclusions démontre bien les limites d’un système politique de démocratie représentative qui semble arriver à essoufflement, puisqu’en pratique les organisations civiles sont de plus en plus présentes dans le débat public et qu’elles ont tendance à jouer un rôle important tant dans la conception des normes que dans leur mise en œuvre.

Au fond, cette thèse aborde une problématique à laquelle s’intéresse la science politique depuis longtemps : celle de la place et du rôle des groupes d’intérêt par rapport à l’Etat qui est garant de l’intérêt général. Elle soulève à nouveau l’éternelle question de la régulation des rapports entre les pouvoirs publics et les groupes, défenseurs, en principe, des intérêts particuliers. La question est donc posée de savoir comment maintenir un impératif d’intérêt général, dévolu logiquement à l’Etat central, alors que ce même Etat se fait de plus en plus le réceptacle d’une somme d’intérêts spécifiques et particuliers portés par des groupes mobilisés et utilisant de plus en plus un répertoire d’action de type « opérations coup de poing » à haute valeur médiatique.

L’évolution de l’action publique des groupes d’intérêt tant en termes de structuration de la société, de capacité à faire émerger des thématiques et à les imposer aux décideurs politiques, à susciter l’adhésion de l’opinion publique à ces problèmes et à produire des normes nouvelles pose des problèmes théoriques au regard de l’approche idéologique et juridique qui fondent le système politique français puisque. En effet, celui-ci rejette ou du moins se méfie de la posture des groupes d’intérêt en tant qu’acteurs politiques. Or, la réalité empirique des rapports entre l’Etat et les groupes d’intérêt révèle effectivement une influence de plus en plus grande des groupes d’intérêt dans l’émergence et le processus de construction des décisions publiques. Ainsi, l’inadéquation entre la vision théorique de l’Etat et la réalité empirique des liens entre celui-ci et les groupes d’intérêt appelle de notre part une question fondamentale : quel dispositif l’Etat peut ou doit mettre en place pour intégrer les groupes d’intérêt dans les institutions publiques sans qu’il se « pervertisse » lui-même, c’est-à-dire sans qu’il recule ou abandonne sa mission essentielle qui est de garantir l’intérêt général ? En toute hypothèse, comme le souligne Sabine Saurugger et Emiliano Grossman, « la transformation juridique de l’Etat [voire structurelle] « 1242 s’avère être une démarche nécessaire.

En termes d’analyse des politiques publiques, notre thèse peut être un bel observatoire de la montée en puissance de la représentativité citoyenne dans les débats publics et dans le processus de prise de décisions publiques, intégrant l’action et l’influence de groupes de la société civile autres que les syndicats ou les corps constitués par exemple. Cette thèse présente un autre intérêt en ce sens qu’elle permet de s’interroger sur la prise en compte des groupes radicaux comme acteurs des processus d’élaboration des décisions publiques. En quoi l’intégration institutionnelle des groupes radicaux pourrait-elle déboucher sur une certaine forme de « pacification » des relations entre l’Etat et ces derniers ? En suivant la thèse classique de Roberto Michels, on peut même s’interroger pour savoir si le partenariat et la négociation institutionnalisée avec l’Etat, sous forme de concertation sociale, ne conduisent pas inéluctablement au réformisme et donc à l’abandon de la posture de combat radical ? La victoire des groupes radicaux pourrait alors paradoxalement sonner le glas de leurs espérances de radicalité politique.

Notre enquête nourrit, au final, le débat sur la nécessité de repenser les relations entre les groupes d’intérêt et l’Etat. Elle permet d’envisager les rapports entre les pouvoirs publics et les organisations de défense des causes, comme un espace où se joue la « reformulation » concrète de la participation des citoyens aux décisions publiques, et où se pose la question d’une possible adaptation de notre démocratie politique et sociale, dans un sens plus participatif et plus délibératif.

Notes
1242.

Sabine Saurugger, Emilio Grossman, « Les groupes d’intérêt : transformation des rôles et des enjeux politiques », Revue française de science politique, vol. 56, n° 2 avril 2006, p 201.