2. Les contrastes de densité

L’autre différence flagrante entre les deux espaces tient au contraste de densité dans l’encadrement ecclésiastique. Les trois diocèses sont découpés en archiprêtrés, à leur tour divisés en un dense réseau de paroisses. Pour celui de Viviers, le nombre de paroisses varie entre le XVIesiècle et le XVIIIede 259 à 235 51  ; pour celui de Vienne, 70 paroisses, enfin pour celui de Valence  43, soit un total de 348 paroisses. Le nombre est variable selon les périodes mais on reste dans cet ordre de grandeur. 52 Si l’on considère qu’il y a au minimum un curé par paroisse 53 , on arrive à un rapport de 1,5 pour 1000 habitant. (pour une population de 226 769 habitants en 1759). Si l’on prend en compte les vicaires et les curés on atteint un rapport de 2,68 prêtres pour 1000 dans l’ensemble du Vivarais. Ce qui est sensiblement supérieur à la moyenne de l’ensemble du royaume qui est de 2,08 prêtres pour 1000 habitants. Enfin, si l’on prend en compte les clercs ayant reçu les ordres mineurs, dont le nombre est de 800 environ au XVIIIesiècle, le rapport passe à 6,02 pour mille 54 . En revanche, l’analyse révèle une situation différente en ce qui concerne l’encadrement protestant. Entre 1598 et 1685, il y a 45 églises regroupées en 3 colloques, et desservies par un pasteur, pour une population de 34 000 réformés 55 soit un rapport de 1,32 pour mille. Certes le rôle du pasteur est différent de celui du curé, et le dogme du sacerdoce universel permet l’appel aux laïcs, aux anciens notamment. Ceci compense la faible densité du corps pastoral. Mais la comparaison avec d’autres provinces synodales confirme un sous-encadrement pastoral en Vivarais 56 . Au début du XVIIe siècle, la province du Vivarais apparaît comme une des plus mal dotée en pasteurs. Une telle situation est sans doute la conséquence des guerres civiles et de l’appauvrissement général de la région. Il y a donc un double constat : d’une part la densité de l’encadrement pastoral dans les deux confessions est différente, mais il y a surtout une densité plus forte du clergé catholique en Vivarais par rapport aux autres diocèses alors que celle de pasteurs est plus faible que dans les autres provinces.

Après la Révocation, la situation se détériore. Le nombre de pasteurs est inférieur à la dizaine. Il faut attendre la deuxième moitié du XVIIIe siècle pour voir les effectifs remonter peu à peu. Au total on peut estimer que le rapport est de 0,14 pour mille sur l’ensemble du siècle. Cette situation est largement illustrée par la carte 57 présentant les limites de la zone d’action de Pierre Durand, pasteur du Désert au début du XVIIIe d’après ses actes pastoraux. La différence est évidemment impressionnante. Sa région pastorale regroupe une cinquantaine de paroisses, sur une distance de 70 km (nord-sud et est-ouest). Certes, cette carte présente la situation aux pires instants de la persécution alors que Durand est un des seuls pasteurs du Vivarais. A partir du milieu du XVIIIe siècle la situation s’améliore. On remarque également l’absence de Privas sur cette carte (soit parce que Privas est une ville trop dangereuse pour qu’un pasteur y vienne ou parce que la communauté de « nouveaux convertis » est peu désireuse de se compromettre en pratiquant ouvertement son culte) alors que la région privadoise (tous les villages environnant Privas apparaissent) est desservie par le pasteur. Nous avons rajouté un symbole sur la carte simplement pour repérer la ville. Quelles ont été les conséquences de ces différences de densité sur l’adhésion des fidèles à leur confession ?

Ces contrastes de densité de personnel ecclésiastique se retrouvent à une autre échelle dans le cas d’Annonay. Durant la période d’application de l’édit de Nantes, la population réformée de la ville, soit environ 1369 personnes en 1683, dispose de 2 pasteurs 58 (soit 1,46 pour 1000 habitants, un taux qui place pourtant Annonay dans une situation plus favorable que celle du reste de la province synodale) alors que la communauté catholique est encadrée par un nombre important de prêtres réguliers et séculiers. L’état du clergé donné par Chomel le béat en 1768 est certes tardif mais traduit une situation plus ancienne. 59 La moyenne de 6,51 pour 1000 habitants confirme cette différence de densité. Certes tous ces ecclésiastiques n’ont pas le même rôle. Les Cordeliers sont actifs dans l’enseignement. Plusieurs conversions s’opèrent, d’après Chomel le béat, dans le collège qu’ils possèdent. Les Récollets sont plus spécialisés dans la prédication. Mais, au XVIIIe siècle, leur état d’esprit semble avoir changé car ils accueillent dans leurs locaux une fête organisée par les loges maçonniques d’Annonay. Enfin, l’action des chanoines est inégale : le prieur, en accord avec les curés séculiers et réguliers, peut décider de faire appel à des missionnaires, jésuites notamment, pour prêcher. Mais, les autres chanoines ont un rôle plus réduit, souvent limité à la liturgie. Les ordres féminins, bien que non comptabilisés dans ce tableau jouent un rôle important dans l’encadrement des fidèles : les sœurs de Notre-Dame assurent l’enseignement au collège de Sainte Marie et les Clarisses prennent en charge l’instruction des filles de « nouveaux convertis » après 1685. Il n’y a guère que Privas dans ce tableau qui se distingue en ne possédant qu’un curé assisté d’un vicaire à partir de 1682 60 . La situation de Privas, qualifiée de « petite Genève » au XVIIe siècle, est différente avec une population majoritairement protestante. Mais des variantes apparaissent selon les époques. Entre 1650 et 1660, on trouve six prêtres pour 1628 habitants, soit un taux de 3,68 pour 1000 habitants. Toutefois les Sulpiciens ne restent pas en permanence dans la paroisse, et seuls résident alors un curé, son vicaire et deux prêtres Récollets. Avec cette situation nouvelle, Privas ne dispose plus alors que de 2,4 prêtres pour 1000 habitants, ce qui est un peu mieux que la moyenne du diocèse, mais reste, bien évidemment, nettement inférieur à la situation des autres villes. Ces différences dans la densité d’encadrement ne doivent toutefois pas faire oublier la qualité, très inégale, de ce personnel ecclésiastique. Les chanoines sont parmi ceux qui sont le plus soumis aux critiques. L’évêque de Viviers leur rappelle au XVIIesiècle l’interdiction de pratiquer les jeux. Une paroisse proche de Privas, Saint Julien-du-Gua, est majoritairement protestante or le collateur est un chanoine de Viviers. Au début du XVIIesiècle, le bénéfice semble de peu de rapport car il change de main très fréquemment alors que dans le même temps l’église est en ruine mais les divers collateurs n’y prêtent pas beaucoup d’attention. 61

Les flux, ordinations ou réceptions par les synodes des proposants, confirment les différences entre les deux communautés. Au XVIIesiècle (entre 1651 et 1681), vingt-huit proposants ont été reçus par les quinze synodes provinciaux 62 , soit une moyenne de deux par synodes, mais le chiffre peut atteindre six comme en 1657. 63 Rapporté à un rythme annuel, cela représente moins d’un pasteur. En revanche, dans les années 1660 il y a neuf ordinations par an, en moyenne. Certes en 1661, le séminaire du diocèse de Viviers n’a pas encore pris sa pleine dimension, mais les deux chiffres confirment l’impression d’écart important.

Enfin les différences dans la perception de l’espace apparaissent à propos des Boutières, région au nord de Privas, à large majorité réformée. Cet espace est décrit comme une région sauvage par les catholiques :

‘« Mais les religionnaires du Vivarais pour la plupart brutaux et misérables parlent plus hardiment … » ’

d’après D’Aguesseau. Le même intendant rajoute en 1683 :

‘« Il y a longtemps qu’on doit être persuadé par la quantité de meurtres et de crimes qui se commettent en Vivarais de la nécessité d’y apporter un remède efficace pour y établir l’autorité de la justice » 64

Ainsi sont associés dans l’esprit des autorités de l’Etat, la présence de réformés et le brigandage. De telles accusations sont en contradiction avec les déclarations répétées des synodes provinciaux réformés, réaffirmant une fidélité sans faille au roi.

En revanche, les protestants considèrent cette région surtout comme un refuge dont Privas est un bastion avancé. Privas est souvent présentée à l’époque comme une ville

frontière entre la montagne protestante et le bas pays catholique. Les montagnes, ou « serres », constituent même des points de refuge où s’organisent dès 1744 des assemblées en plein jour. A l’époque des « Inspirés », entre 1689 et 1720, les « serres » sont des lieux de prédilection pour les réunions d’assemblées de « nouveaux convertis ». Elles semblent constituer l’antichambre du royaume de Dieu. Toutefois, cette perception n’est pas complètement exacte car les régions de plaines du sud du Vivarais abritent également de fortes communautés réformées, telles celles de Lagorce ou Vallon. Les zones de relief ne sont pas uniquement des régions réformées.

En revanche, l’opposition traditionnellement retenue entre les deux Eglises concernant l’organisation interne appelle des nuances. Le modèle hiérarchique de l’Eglise catholique semble peu contestable. L’évêque est un personnage puissant dans son diocèse et le clergé est organisé de manière pyramidale sous ses ordres : le vicaire général, l’archiprêtre-official, le curé, le vicaire. Certes l’évêque ne peut nommer à tous les bénéfices dans le diocèse de Viviers 65 . Seule une faible partie lui revient. D’une part, car des patrons séculiers ou réguliers sont maîtres de la collation de certains bénéfices, d’autre part, parce que la résignation du bénéfice à son successeur est monnaie courante, surtout au XVIIIesiècle. C’est ainsi que se créent des dynasties de curés ou de prieurs. Les Argoud ou les Popon, 66 prieurs réguliers du chapitre de Saint Ruff d’Annonay illustrent cet état de fait. Mais cette situation ne réduit guère le pouvoir du prélat ; s’il ne peut choisir tous les bénéficiaires, il garde tout de même le contrôle sur l’ensemble du clergé diocésain. Le modèle est donc bien hiérarchique. Cette organisation pyramidale se renforce lentement dans le contexte de la Réforme catholique. Le contrôle des « nouveaux convertis » au XVIIIe siècle, sera un moyen, parmi d’autres, pour l’évêque de vérifier la conduite des curés. Cela s’accompagne de la mise en place d’une bureaucratie minutieuse qui s’efforce de mesurer les comportements des fidèles. 67 Enfin, les conférences, les visites pastorales organisent un contrôle plus régulier des prêtres par l’official ou par le vicaire général.

Dans la communauté réformée, le dogme du sacerdoce universel, défini par Calvin, a-t-il donné naissance à des Eglises avec un fonctionnement « démocratique »  en totale opposition avec celui de l’Eglise catholique ? L’observation du fonctionnement des communautés réformées semble limiter un tel postulat. L’exemple de Privas en 1645 est significatif. Une des rares pièces conservées des registres du consistoire rappelle lors du renouvellement de certains anciens :

‘« la compagnie…a nommé d’autres [anciens] en leur place desquels l’élection ayant été dénoncée au peuple par trois dimanches, selon que la Discipline l’ordonne, ont été par suffrage unanime du Consistoire et approbation du peuple agrégés aux autres qui avaient déjà servi… » 68

Il y a donc dans l’ordre, cooptation par les autres anciens du Consistoire, et ensuite seulement, approbation par l’ensemble de la communauté. Le poids des notables, parmi les anciens et le rôle du pasteur restent donc réels. Cette même importance des anciens se retrouve lors des synodes provinciaux car ils ont alors la charge de représenter leur communauté. D’autre part, le climat de persécution à partir de 1661, incite les réformés à adopter un fonctionnement plus autoritaire. Le synode de 1678 approuve la proposition de mettre en place des pasteurs-inspecteurs. Leur action réduirait l’autonomie de chaque communauté  :

‘« Ayant été représenté que plusieurs personnes sont infracteurs des règlements, tant de la Discipline que de nos précédents synodes et qu’il serait nécessaire de nommer des inspecteurs pour veiller sur la conduite des consistoires et des ministres de la province pour en faire rapport au premier synode, la compagnie a nommé… » 69

L’opposition entre les deux modèles, pyramidal et synodal, est donc réelle mais elle sans doute moins tranchée qu’il n’y paraît.

Notes
51.

P. Charrié, Dictionnaire topographique du département de l’Ardèche, Paris, 1979, p. 18-22.

52.

A. Molinier en dénombre 306 en 1774 dans Paroisses et Communes de France : l’Ardèche, Paris, 1976, p. 15-17.

53.

A. Arnaud chap. III « le dernier siècle de l’Ancien Régime, XVIIIe siècle » dans J. Charay (sous la direction de ), Petite histoire de l’Eglise diocésaine de Viviers, Aubenas, 1977, p. 157-172.

54.

Ce qui est sensiblement la proportion relevée dans le diocèse de Toulouse à la même époque : 4 pour mille, d’après Ph. Wolf, (sous la dir. de), Histoire des diocèses de France, Toulouse, Paris, 1987, p. 125. La moyenne pour l’ensemble du royaume est d’un prêtre pour 480 habitants à la fin du XVIIIe siècle, d’après N. Lemaître, « Y-a-t-il une spécificité de la religion des montagnes ? », La Montagne à l’époque moderne, Actes du colloque de Paris, 1998, p. 135-158, le Vivarais avec un prêtre pour 372 (soit 608 prêtres pour 226 769 fidèles entre 1750 et 1760) fidèles dispose donc d’une densité élevée. 17 prêtres seulement sont issus de Privas, soit 0 ,5 % de la population de 1771, contre 75 de Villeneuve-de-Berg soit 3,5 % de la population, entre 1694 et 1789.

55.

D’après A. Molinier, ouvrage cité, p. 52.

56.

Voir tableau 6.

57.

Voir carte 2.

58.

D’après E. Arnaud, Histoire des protestants d’Annonay, Valence, 1891, p. 94-111.

59.

Voir tableau n°7.

60.

D’après E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, vol. 2, Vie économique et sociale, , XVII e –XVIII e siècles, Aubenas, 1946, p. 105-148 .

61.

ADA 2 E 1624, fol. 36, 1630.

62.

Liste des synodes au XVIIe siècle : 1651 : Tournon-lès-Privas, 1654 : Annonay, 1657 : Vernoux, 1659 : Baix, 1664 et 1669 : Vallon, 1670 : Annonay, 1671 : Baix, 1672 : Chalencon, 1673 : Vals, 1674 : Le Cheylard, 1675 : Desaignes, 1677 : Baix, 1678 : Vernoux, 1681 : Vallon. Ces localités sont repérées sur la carte 1.

63.

S. Mours, Le protestantisme en Vivarais et en Velay, des origines à nos jours, Montpellier, 2001, p. 216-217 .

64.

AN TT 276 B, D’Aguesseau, Mémoire raisonné concernant le Vivarais, 1683, pièce 61-74.

65.

A. Arnaud, « Le clergé séculier dans le diocèse de Viviers à la veille de la Révolution de 1789 », Revue du Vivarais, Eglises, pouvoirs et sociétés en Ardèche (milieu XVII e siècle – milieu XIX e siècle, Actes du colloque de Charmes-sur- Rhône,(avril 1992), tome XCIV, n° 1 et 2, janvier-juin 1993, n° 713-714, p. p. 21-33 .

66.

ADA 1 MI 150 et bibliothèque d’Annonay, manuscrit n° 26 048 , Louis Chomel , Annales de la ville d’Annonay, 1768, p. 835

67.

Voir annexe 24 : les formulaires de 1746 pour recenser « l’état des âmes » et tableau 1.

68.

ADA, E dépôt 75 GG 1, archives de la communauté de Privas, 1645.

69.

AN TT 278, synode de Vernoux, 1678.