d) Le choix des prénoms vétérotestamentaires chez les réformés : une volonté d’affirmer son identité confessionnelle

Les réformés n’hésitent pas à choisir des prénoms vétérotestamentaires, signe de leur attachement et leur identité confessionnels. E. Reynier cite l’exemple de la famille Lagarde 135 , notables privadois, qui utilise fréquemment des prénoms bibliques pour ses enfants. Vers 1615, Jean et André sont marchands, puis bourgeois : Joachim, mort en 1693, exerce une profession dans la magistrature. Son fils, Paul, à 20 ans, est étudiant en philosophie, puis avocat ; il épouse en 1696 Judith Chambaud, fille d'Isaac et de Catherine de la Selve. Dans cette famille de notables sur les sept prénoms rencontrés, trois sont empruntés à l’Ancien Testament. Ce qui donne un pourcentage très élevé mais il est vrai peu significatif compte-tenu du faible nombre. L’exemple de cette famille de notables privadois est-il isolé ? Certes, l’analyse des prénoms doit être faite avec beaucoup de précautions car, Y. Krumenacker 136 le rappelle, il y a énormément de pesanteurs : le prénom de l’enfant est celui des parrains ou des grands-parents, la liberté de choix est donc réduite. Pour autant les sondages effectués sur les trois villes étudiées montrent des variations des taux de prénoms vétérotestamentaires. C’est la raison pour laquelle une étude est conduite ici. L’exemple lyonnais 137 peut servir de point de comparaison, même s’il ne concerne que la fin du XVIIe siècle. On relève parmi les réformés lyonnais qui abjurent entre 1685 et 1703 : 17,7 % de prénoms vétérotestamentaires. Un tableau 138 a été élaboré à partir des informations des registres paroissiaux, en utilisant les prénoms des mariés dans les actes de mariages 139 . Toutefois les informations ont parfois été recoupées avec les prénoms dans les actes de baptêmes, pour confirmer les résultats. Un échantillon de prénoms a été retenu pour la constitution du tableau. 140

Une question est indispensable en préalable à cette étude. Les prénoms vétérotestamentaires sont-ils bien le signe d’un fort attachement confessionnel, la manifestation d’une conscience identitaire ? Un élément tend à le montrer. Les pourcentages des prénoms bibliques ont été relevés parmi les émigrés recensés à partir de 1685. Dans le cas d’Annonay et de Privas, les pourcentages de prénoms vétérotestamentaires sont plus élevés que la moyenne de la population. Or, on peut supposer que des réformés prêts à tout quitter pour continuer à rester fidèles à leur foi sont des signes de l’attachement confessionnel. Le lien paraît donc établi, au XVIIe siècle tout au moins, entre le prénom vétérotestamentaire et l’attachement confessionnel.

Certes les pourcentages de prénoms vétérotestamentaires relevés dans les trois villes n’atteignent pas les taux lyonnais, à l’exception de Privas, mais ils marquent tout de même une singularité forte surtout chez les hommes, car la population féminine utilise souvent le même stock de prénoms bibliques dans chaque confession. Cette situation marque une confessionnalisation assez forte, avec il est vrai des particularités locales qu’il conviendra d’éclaircir. Le comportement des notables a pu parfois être isolé, dans le cas de Privas et d’Annonay, il fait apparaître deux situations opposées. D’une part les notables annonéens, il s’agit ici des prénoms des consuls, 141 pour lesquels le pourcentage de prénoms vétérotestamentaires est supérieur à la moyenne de la ville. C’est incontestablement l’indication de notables fortement attachés à leur culture qui participent souvent activement au consistoire. Le médecin Antoine Laurent 142 consul en 1679, et ami du pasteur d’Annonay, Bourget, le notaire Tourton, secrétaire du consistoire sont de ceux-là. D’autre part, à Privas, la situation est inverse, le pourcentage est plus faible pour les notables que pour l’ensemble de la population. Peut-être est-ce une volonté de s’intégrer et de s’identifier davantage aux notables catholiques ? Les notables privadois seront accusés par les pasteurs après la Révocation d’être très timorés, est-ce un début, en plein XVIIe siècle, de rapprochement vers les catholiques ?

Cette analyse des prénoms vétérotestamentaires peut être confortée par l’étude comparative des prénoms dans les deux communautés 143 . La méthode utilisée dans les deux tableaux est la suivante : les prénoms ont été relevés dans les registres paroissiaux et pastoraux 144 . Ils ont ensuite été réunis dans un tableau. Chaque fois qu’un prénom était porté par un membre de chacune des deux communautés, nous avons indiqué 1, dans le cas contraire 0. Nous avons ensuite additionné ces chiffres pour obtenir le nombre de prénoms communs et de prénoms différents. Certes, il n’est pas tenu compte ici de l’effectif des individus qui portaient ces prénoms, il s’agit uniquement d’une analyse comparative du stock de prénoms. En effet dans chaque communauté, comme dans le cas lyonnais, les prénoms les plus fréquents sont les mêmes. Jean, Pierre, Antoine, André, Claude et François constituent les prénoms masculins les plus fréquents. Le classement des prénoms féminins en fonction de la fréquence fait apparaître : Marie, (prénom porté indistinctement par les deux communautés) Jeanne, Anne, Isabeau ; c’est donc d’abord une impression de ressemblance qui l’emporte. Toutefois quelques différences géographiques apparaissent : certains prénoms catholiques sont plus nombreux à Villeneuve-de-Berg qu’ailleurs : par exemple Louis, Catherine, Marguerite. Il y a sans doute l’influence d’habitudes locales. Ensuite apparaissent les différences confessionnelles. L’analyse des deux échantillons de prénoms indique que les contrastes sont assez marquées entre les deux communautés, surtout chez les hommes. On atteint dans tous les cas des pourcentages de plus de 50 % de prénoms différents. Ainsi à Privas les prénoms vétérotestamentaires sont très fréquents pour les hommes ( Isaac, Abraham), commme pour les femmes ; le pourcentage de Judith et de Sara, par exemple, est élevé. Mais la différence ne s’explique pas seulement par l’utilisation de prénoms vétérotestamentaires. Il y a des stocks de prénoms assez différents selon les confessions. Les réformés privadois utilisent des prénoms tels René, Nicolas, Mathieu, Joseph que l’on ne retrouve pas dans la communauté catholique. De même à Annonay Mondon, Scipion, Théodore et Vincent sont des prénoms surtout portés par les réformés. C’est cette différence qui permet de singulariser cette communauté réformée, et de supposer un attachement à un mode de vie et à un mode de croire et donc une forte identité. En revanche l’analyse pratiquée sur les prénoms des notables privadois des deux confessions en 1663 montre des ressemblances plus élevées : on atteint 47 % de prénoms en communs. Les variantes locales doivent donc être également prises en compte.

Notes
135.

E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, 1ère partie, Privas, 1946, p. 190-191.

136.

Y. Krumenacker, Des protestants au siècle des Lumières. Le modèle lyonnais, Paris, Champion, 2002, p. 206-207.

137.

Y. Krumenacker, ouvrage cité, p. 125-126.

138.

Voir tableau 9.

139.

Pour Privas : 352 prénoms de catholiques, et 259 prénoms de protestants, pour Annonay : 338 prénoms catholiques et 945 de réformés, dans ADA 4 E, 5 E 37 à 41, 5 E 4 à 90.

140.

pour les hommes : Abel, Abraham, David, Elie, Gédéon, Isaac, Noé, Zaccharie, Pierre-Isaac.

pour les femmes : Anne, Esther, Judith, Suzanne. Les prénoms féminins sont plus souvent communs aux deux confessions que chez les hommes.

141.

Annonay comme Privas connaissent une gestion biconfessionnelle de la communauté avec un consulat mixte.

142.

Voir annexe 27.

143.

Voir tableaux 10 et 11.

144.

pour Privas : 352 prénoms de catholiques, et 259 prénoms de protestants, pour Annonay : 338 prénoms catholiques et 945 de réformés, dans ADA 4 E, 5 E 37 à 41, 5 E 4 à 90.