b) L’évolution des populations des trois villes : quelle est la part des faits démographiques ?

Pour tenter de distinguer la part des faits démographiques 155 et celle des pertes de convictions qui conduisent à la conversion chez les réformés, il est nécessaire de comparer les évolutions des deux communautés pour chaque ville. Les trois graphiques ont été construits à partir des registres paroissiaux et d’actes pastoraux. Les baptêmes ont été comptés année par année pour avoir une idée générale de l’évolution de chaque communauté. Une droite de tendance permet de donner un résumé de l’évolution. Les trois villes présentent des situations radicalement différentes sur lesquelles il conviendra de s’interroger. Une progression extrêmement dynamique oppose Privas à Villeneuve-de-Berg qui connaît une très lente évolution avec dans les deux cas une domination numérique des catholiques. La situation d’Annonay est encore différente car les évolutions montrent une tendance à l’équilibre entre les deux communautés et une stagnation de la population réformée. Dans l’immédiat, seule l’analyse de l’ensemble de la population réformée va retenir notre attention.

Les faits politiques, et leurs corollaires démographiques semblent bien avoir joué un rôle important. Le creux de 1629-1632, relevé sur la courbe d’Annonay atteste de

l’importance de la peste. En revanche, il est difficile de vérifier si les réformés sont plus sensibles que les catholiques aux crises démographiques, car les données sont trop lacunaires. Sauf peut-être dans le cas de Privas entre 1666 et 1676, période pendant laquelle les minima et maxima semblent correspondre dans les deux confessions. Ph. Benedict 156 rappelle que la baisse de la population réformée au XVIIesiècle est aussi le résultat des pertes pendant les guerres religieuses de 1620 à 1629. Pour Villeneuve-de-Berg et Privas, le choc de la guerre a été particulièrement violent, les traces apparaissent sur la courbe de Privas avec un faible effectif de baptêmes.

La réduction des effectifs réformés ne semble pas seulement le résultat des accidents démographiques, les catholiques ont connu les mêmes épisodes, il y a également des comportements démographiques durables qui caractérisent chaque communauté. Sur les trois villes étudiées, l’évolution de la population catholique est toujours plus rapide. Même dans le cas de Privas, où la population réformée a pourtant un taux de croissance fort, la population catholique évolue encore plus vite. Cela peut résulter de l'immigration de catholiques des régions rurales environnantes vers les villes. La carte de l’ensemble du Vivarais, 157 permet de donner des éléments de réponse. Annonay et Villeneuve-de-Berg sont deux villes isolées au milieu d’une campagne à majorité catholique, à la différence de Privas alimentée par une immigration protestante venue des Boutières toutes proches. Ce que confirme une source catholique, dans les années de guerre religieuse :

‘« la ville de Privas est la capitale de ceux de la R.P.R. en Vivarais, le séjour de leur gouverneur, le rendez-vous de leurs assemblées et la clef des Boutières qui est une contrée de 12 ou 15 lieues de circuit, tous huguenots » 158

Ces différences peuvent expliquer les dynamismes différents des populations. Toutefois même si Annonay apparaît comme un isolat confessionnel, elle n’en exerce pas moins une influence sur les régions environnantes et parfois sur des distances importantes. Elle doit sans doute cette influence à la présence d’un pasteur résident, d’un temple ouvert jusqu’à la Révocation et sans doute aussi à des réseaux familiaux. Le graphique suivant 159 montre que la proportion de baptêmes d’enfants dont les parents habitent hors d’Annonay, n’a pas cessé d’augmenter. Cela est sans doute à mettre en lien avec la politique royale de fermeture des temples. Cela ne signifie pas qu’il y a exode rural, mais si la ville est plongée dans un environnement catholique elle garde tout de même des contacts avec d’autres régions protestantes.

Le manque de dynamisme démographique est un autre facteur évoqué à propos du déclin numérique de certaines communautés réformées par P. Benedict, qu’en est-il pour les trois villes étudiées ? La méthode utilisée ici à partir du comptage des baptêmes 160 donne une indication sur le comportement démographique des populations en ce qui concerne la fécondité. Le risque dans ce genre de comptage est que les intervalles naissances-baptêmes assez longs pour les protestants risquent d’amener à sous-estimer le nombre de naissances, en négligeant la mortinatalité. Le nombre de cas étudiés est résumé dans deux tableaux 161 . A titre de comparaison, les moyennes données par A. Molinier 162 pour le XVIIesiècle varient entre 4,89 et 5,04 en Vivarais et 4,71 pour l'ensemble du Languedoc. Les résultats obtenus montrent des villes souvent moins fécondes que les campagnes, qu’elles soient catholiques ou protestantes , mais cette caractéristique n’est pas propre au Vivarais.

Le tableau confirme les données de Ph. Benedict : dans deux cas sur trois, la fécondité des catholiques l’emporte sur celle des protestants. Même  les réformés privadois, avec une fécondité très élevée, sont en retrait par rapport aux catholiques. On a donc bien une explication de la réduction relative des effectifs réformés observée sur la courbe. La forte fécondité privadoise expliquerait donc, peut-être avec d’autres facteurs, que la courbe de population continue de croître à la différence de ce que l’on observe ailleurs. La surprise vient en revanche des réformés de Villeneuve-de-Berg qui ont adopté un comportement de minorité tentant de résister avec une forte fécondité. Ce qui explique la très légère croissance observée sur la courbe. Il est vrai qu’un taux de fécondité, même élevé, ne donne guère de forts effectifs sur un temps court. Peut-on établir, à propos des trois villes, un rapport entre cette fécondité et la situation sociale ? Les tableaux de la composition sociale simplifiée de chaque population permettent d’avancer des éléments de réponse 163 . Les catholiques ont en effet souvent une condition sociale plus modeste que les réformés. Serions-nous en présence d’un schéma de forte fécondité, associée à un groupe social ? L’explication trouve vite ses limites. Dans le cas de Villeneuve-de-Berg, les réformés sont majoritairement des notables et, on l’a vu, connaissent une forte fécondité alors que les protestants annonéens, qui ont une situation sociale identique, ne présentent pas les mêmes caractéristiques démographiques. La comparaison, ville par ville, des deux confessions montre qu’à Privas il n’y a guère de différence, les deux populations pratiquent une forte fécondité, en revanche, dans les autres villes les situations sont différentes. Il y a donc des cas très différents qu’il faudra analyser plus précisément.

Enfin, est-il possible d’établir un lien entre la fécondité et l’âge au mariage ? Certes, les résultats obtenus reposent sur de faibles effectifs et certaines informations sont absentes faute de données. Les résultats sont dans l’ensemble proches les uns des autres. Mais quelques faits méritent attention. Tout d’abord, les réformés villeneuvois se marient assez jeunes 164 . Cela pourrait être une des explications de la forte fécondité. En revanche, l’âge au mariage tardif des femmes est plus étonnant et provoque sans doute l’effet inverse sur la fécondité. L’âge au mariage pour les réformés villeneuvois ne paraît donc pas une explication décisive. La forte fécondité est vraisemblablement le résultat d’un comportement démographique nataliste. La comparaison entre les catholiques de Privas et d’Annonay dont les fécondités sont très différentes montre le peu d’influence des âges au mariage. En effet les catholiques privadois se marient plus tard que leurs coreligionnaires annonéens et ont pourtant une fécondité plus importante. De même, les âges au mariage sont tardifs dans les deux communautés privadoises, or leur fécondité est élevée. Seuls les notables annonéens catholiques ont des âges plus précoces, ce qui est une autre explication, outre le recours à la mise en nourrice systématique, de leur forte fécondité. La différence d’âge au mariage est ici concordante avec la fécondité. La comparaison avec les notables annonéens réformés n’est pas possible dans ce tableau, toutefois d’autres sources permettent de confirmer la ressemblance avec les catholiques. Il y a donc des points communs, en ce qui concerne la fécondité, entre les notables des deux confessions dans le cas d’Annonay.

Des facteurs locaux ont pu éventuellement jouer pour expliquer l’évolution de la population réformée. En ce qui concerne Privas, E. Reynier 165 rappelle que l’événement marquant est l’exode de 1664. Il cite la lettre des « Anciens et jadis habitans de Privas à messieurs les Pasteurs et Anciens de l'Eglise refformée de Lyon » 166 de décembre 1667 à propos du départ de Privas des protestants. L’évêque de Viviers a obtenu que le roi fasse appliquer l’interdiction prise en 1629 pour les réformés d’habiter dans Privas :

« Messieurs quoyque l'épreuve extraordinaire par laquelle il a pleu à Dieu de nous faire passer et dans laquelle nous sommes encore ne vous soit pas incogneue, ayant esté obligés d'abandonner nos maisons, lesquelles nous avions réparé et estions rentré dans icelles par des ordres auxquels nous devons toute obéissance là où Dieu n'est pas désobey, neantmoins tout ce que vous en pouvez avoir appris est beaucoup au dessous de la vérité de la choze ; ce qui nous restait de bien et que nous avions transporté en nostre sortie ayant esté incontinent après avec les fruits de nos champs desquels la cueillette estoit pendante, exposé à la mercy des gens qui n'en avoient point et moissonnèrent là où ils n'avoient point semé, avec les circonstances lesquelles nous ne pourrions descrire sans larmes ni n'osons clairement les exprimer. signé : Timothée Barruel, De la Selve, Chambaud, Bernard, Ginhoux, Sibleyras, Robert, Chameran, Dubois, Ladreit (tous anciens) » 167

Toutefois la réalité de ce départ est contestée par A. Molinier, les protestants seraient simplement allés au culte ailleurs mais auraient continué d'habiter leurs maisons dans Privas. Les réformés ont pu également continuer d’habiter la paroisse de Privas, mais hors les murs, ce qui serait compatible avec le graphique 168 et avec le document suivant. C’est cette dernière hypothèse que semble confirmer la courbe des baptêmes qui ne marque aucun départ en 1664 mais une augmentation significative du nombre de baptêmes.

Notes
155.

Voir graphique 7.

156.

Ph. Benedict, The huguenot population of France, 1600-1685, the demographic fate and customs of a religious minority, Transactions of the American Philosophical Society, Philadelphia, 1991, p. 97.

157.

Voir carte 3.

158.

Anonyme, Les commentaires du soldat du Vivarais, publié par J.L. de Laboissière, Privas, 1908, p. 196.

159.

Voir graphique 8.

160.

A. Molinier, Stagnation et croissance, le Vivarais aux XVII e et XVIII e siècles, Paris, 1985, p. 281.

161.

Voir tableaux 15 et 16.

162.

A. Molinier, Paroisses et communes de France…, ouvrage cité, annexes, p. 46-54.

163.

Voir tableaux 22 et 26

164.

Voir tableau 17.

165.

E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, vol. 1, ouvrage cité, p. 209-210.

166.

Anonyme, « lettre des Anciens et jadis habitans de Privas à messieurs les Pasteurs et Anciens de l'Eglise refformée de Lyon », (Décembre 1667), BSHPF; II, 1853, pp. 40-41.

167.

Cité par E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, vol. 1, ouvrage cité, p. 209-210.

168.

Graphique 7.