a) La présence de courants mystiques à Annonay

Cela apparaît tout d’abord dans la présence de courants mystiques parmi quelques fidèles catholiques. Chomel le béat rapporte deux cas : celui de Catherine Piquet, fille d’un notable, et celui d’une ursuline, Virginie Chatelard, mais ce dernier exemple est plus tardif. C’est le premier cas qui va nous intéresser. Le père, Pierre Piquet, est membre du corps politique de la ville et juge du marquisat d'Annonay ; il est élu premier consul en 1634. Catherine Piquet est donc fille de notables. Elle se marie avec Josué Argoud, protestant, frère du prieur Pierre Argoud, et Josué se convertit. 206 . Elle meurt en 1637. De 1629 à 1637, elle est suivie par Guillaume Courbon, official, et son confesseur. Son témoignage a été écrit à la demande de Courbon 207 . Elle utilise beaucoup le soutien de son confesseur :

‘« Ce qui m'aida en cela fut un confesseur que j'avais qui me recommendait fort cette dévotion j'ai su depuis que je ne laissais de profiter beaucoup avec lui » 208 .’

Elle développe toutes les caractéristiques du mysticisme du début du XVIIe siècle : le culte de la Vierge qu’elle surnomme : « ma sacrée Mère », l’importance de l'Eucharistie : « prenant grand plaisir d'assister à l'office divin », l’importance de la souffrance : « me réjouissant de souffrir pour l'amour de lui », enfin le christocentrisme, lors d'une apparition : « Sur l'aube du jour comme je sommeillais je vis mon jésus comme un petit enfant vêtu de blanc… », ou encore elle voit le Christ souffrant, recueille son sang et le donne à un prêtre. Enfin beaucoup d'humilité se dégage de son comportement :

‘« Etant de naturel fort craintif, mon Dieu me donna la grâce d'avoir des confesseurs qui me témoignaient beaucoup d'affection et cela me donnait une grande confiance pour me déclarer à eux car j'y avais une telle répugnance qu'il me semble que si on m'eut menée autrement, je suis si misérable que j'eusse tout quitté. »’

Sa conversion (elle n'est pas protestante, mais elle refuse de vivre dans le « monde »), est assurée par un jésuite, lors d'une confession :

‘« il me parla fort longtemps, ou mon Dieu par sa bouche, me faisait voir les misères du monde et de la vanité, le peu de profit qu'on a de le servir (= le monde) et au contraire le grand repos dont jouissent ceux qui servent Dieu, méprisant le monde » 209

Une expérience mystique assez précoce, C. Piquet meurt en 1637, est certainement le signe qu'Annonay est bien relié aux grands courants spirituels de l'époque. Cette précocité se confirme si l’on se rappelle que le carmel de Beaune promeut la dévotion à l’enfant Jésus dans les années 1630 210 . On sent ici l'influence des mystiques français, P. Bérulle, Barbe Acarie, et espagnols. Les jésuites qui jouent un grand rôle dans la conversion de C. Piquet, véhiculent la spiritualité de Loyola et d'Avila. Catherine Piquet est la fille et la femme d'un officier de justice, ce qui permet de poursuivre la comparaison avec B. Acarie. Cette précocité d’Annonay dans la pénétration de nouveaux courants de spiritualité se confirme avec la présence de deux bustes reliquaires dans l’église paroissiale : l’un de Saint Pierre d’Alcantara et l’autre de Saint Jean de la Croix 211 dont l’origine est malheureusement inconnue. Rien dans les espaces sacrés des deux autres sites étudiés ne permet de parler d’un lien aussi étroit avec les courants mystiques.

C. Piquet n'est sans doute pas isolée, elle fait partie d'un groupe de dévots. La liste 212 des fondations de messes permet de cerner ce milieu social largement composé de notables et notamment d’officiers de justice ou de finances. Cette liste de fondation montre une assez grande régularité tout au long du siècle et un maintien des donations jusqu’en 1680. Ces dévots sont actifs y compris les femmes. Ainsi, Marguerite du Port fait venir des religieuses de Notre-Dame installées à Tournon 213 . Ces dernières fonderont un couvent à Annonay et se chargeront de l’enseignement des jeunes filles. Elle est l’épouse d’un notable catholique, François de Sauzéa, conseiller du roi et lieutenant particulier du siège royal d'Annonay. Cela rappelle que la présence de dévots dans le personnel du bailliage est importante.

Lors de cette fondation, il n’y a pas de réaction hostile des protestants comme à Privas au XVIIIesiècle lors de l'arrivée des sœurs de Saint Joseph. Pourtant, à Annonay, les protestants sont en situation de force au début du XVIIe siècle. Est-ce le signe d’une entente satisfaisante ? Cela confirmerait les constats déjà faits à propos des comportements très différents des deux communautés en ce qui concerne la répartition des mariages ou des conceptions. Toutefois, lors de la décision les protestants sont absents, ainsi que le rappelle cet extrait des archives de la communauté d’Annonay :

« Lesdits soubsignés comme faisant la plus grande et saine partie des dicts catholiques tant pour eux que pour les absans a près avoir meurement consulté et délibéré ensemble sur ladicte proposition ont tous unanimement au nom du corps des dicts catholiques accepté lesdicts offres et consenti audict establissement dudict monastère a la charge que pour le dict consantement leur communauté attendu sa pauvreté ne puisse estre obligée a aucun frais pour ledict bastiment.. » 214

Donc seuls signent le syndic des catholiques, Dodin, et les membres catholiques du corps politique.

Mais en 1631, la ville d'Annonay exonère les religieuses de Notre-Dame de la taille à condition qu'elles instruisent gratuitement les jeunes filles pauvres de la ville. C’est un autre objectif de la Réforme catholique qui se manifeste ici : améliorer l’instruction afin d’assurer son salut 215 . Annonay renforce donc son rôle dans la Réforme catholique. La place des femmes dans la Réforme catholique se confirme. Ce sont surtout des filles de notables qui deviennent religieuses jusqu'en 1690 car la dot est très élevée , soit 2500 livres 216 .

Dans le même milieu des officiers de justice, le procureur du roi, Fourel, dont l’action anti-protestante est importante après 1685, est sans doute largement influencé par les idées des dévots. Les Caron par exemple, dont il rachète la maison, sont eux-mêmes des dévots. Anne Caron était la femme de Pierre Dodin, syndic des catholiques et c'est lui qui a favorisé la venue des religieuses de Notre-Dame à Annonay . Simple hasard ou achat guidé par un réseau de relations et de clientèle, si fréquent dans la France d’Ancien Régime ? Un autre signe pourrait faire penser qu'il est dévot, plusieurs de ses enfants ont des carrières ecclésiastiques, par exemple son fils, Dom François Barthélémy devient bénédictin de St Maur et on note plusieurs ecclésiastiques parmi les cousins et cousines.

Notes
206.

D’après Chomel le béat, ouvrage cité, p. 344.

207.

Courbon est docteur en théologie.

208.

D’après Chomel le béat, ouvrage cité, p. 861.

209.

D’après Chomel le béat, ouvrage cité, p. 865.

210.

Y. Krumenacker, L’école française de spiritualité, Des mystiques, des fondateurs, des courants et leurs interprètes, Paris, 1999, p. 224-225.

211.

Liste des objets meubles ou immeubles par destination, classés parmi les monuments historiques dans le département de l’Ardèche, Privas, 1981, p. 4.

212.

Tableau donné dans les pièces justificatives, annexe n° 12.

213.

Congrégation fondée à Bordeaux par Jeanne de Lestonnac puis une maison est installée au Puy et une autre à Tournon .

214.

Frappa M., « Le registre des religieuses de Notre-Dame d’Annonay, (1630-1792) », Revue du Vivarais, tome LXXXVI, n° 2, avril-juin 1982, p. 82 et Archives diocésaines de Viviers, Registre des Religieuses de Notre-Dame d’Annonay, 1630-1792, non coté.

215.

J.-P. Gutton, Dévots et société au XVII e siècle, construire le ciel sur la Terre, Paris, 2004, p. 96.

216.

Frappa M., « Le registre des religieuses de Notre-Dame d’Annonay, (1630-1792) », Revue du Vivarais, tome LXXXVI, n° 2, avril-juin 1982, p. 81-100 et Archives diocésaines de Viviers, Registre des Religieuses de Notre-Dame d’Annonay, 1630-1792, non coté.