1. L’exemple d’une frontière confessionnelle bien définie : Annonay.

Annonay donne l’exemple d’une frontière confessionnelle bien définie. Plusieurs points permettent d’appuyer cette idée.

a) La faible importance des mariages mixtes.

Tout d’abord la très faible importance des mariages mixtes. Ce point est assez facilement observable à l’aide des prénoms vétérotestamentaires chez les catholiques. Le tableau, 223 déjà partiellement présenté précédemment, montre une situation particulière pour Annonay. Le tableau complet a été utilisé dans le premier paragraphe de ce chapitre, celui-ci ne fait pas apparaître de distinction entre les deux sexes. Deux constats s’en dégagent : un taux très faible de prénoms vérérotestamentaires parmi les catholiques, et surtout un écart plus élevé qu’ailleurs entre les deux communautés dans le pourcentage de prénoms bibliques. Ce qui est vraisemblablement le signe du faible nombre de mariages et de conversions dans la communauté réformée, et de la forte identité confessionnelle de chaque camp. Cette situation ne manque pas de rappeler la situation d’Augsbourg aux XVIIe et XVIIIe siècle. 224 La question du faible nombre des conversions a déjà été analysée par ailleurs. Mais un autre élément renforce l’étanchéité de la frontière inter-communautaire : le strict respect de l’endogamie confessionnelle. Le tableau décrivant l’origine géographique 225 des conjoints pour les réformés annonéens permet de mieux comprendre le mécanisme. Pour trouver des éléments d’explication, il faut le croiser avec le graphique de l’évolution démographique des deux communautés 226 . Dans la première partie du siècle, les réformés annonéens choisissent un conjoint dans leur communauté mais à proximité d’Annonay, dans les villages environnants. Le pourcentage de 93 % montre une communauté repliée sur une étroite région : c’est celle qui est peuplée par leurs coreligionnaires, l’îlot annonéen 227 . A partir du milieu du siècle, les réformés annonéens changent de stratégie matrimoniale. Les époux sont choisis dans des zones plus lointaines. La région dont la part augmente le plus vite est la région des Boutières et du plateau, la communauté de St Voy notamment. Pourquoi ce nouveau choix ? Il s’agit de faire face au déclin démographique de la ville. La baisse de la population réformée rend plus difficile la découverte sur place d’un conjoint de même confession. Aussi le choix se porte-il sur des communautés réformées éloignées avec lesquelles existent par ailleurs des relations. Cette démarche confirme une forte endogamie confessionnelle et conforte l’idée de deux communautés dont l’identité est fortement marquée avec une séparation nette.

Un exemple de cette endogamie confessionnelle est fourni par les Lagrange 228 , famille qui a acquis la notabilité grâce aux offices de justice et qui est solidement attachée à la communauté réformée, la résistance aux persécutions, à partir de 1685, l’atteste. Claude Lagrange (1600-1686) achète l'office de greffier au bailliage royal du Vivarais et se marie avec Jeanne Rousset fille d'un marchand tanneur. Il achète des terres et prête de l'argent. Ils ont neuf enfants. Claude Lagrange apparaît pour la dernière fois dans l'acte d'abjuration collectif de 1685. Théodore, un de ses fils (1646-1711), est marié à Jeanne Rignol, ils ont dix enfants et il continue la charge de greffier au bailliage jusqu'en 1682. Mais il doit se démettre à la suite des arrêts et déclarations interdisant aux réformés l'exercice des offices judiciaires. Il est alors emprisonné, après 1686, pour avoir conservé des armes et des livres défendus. Les Lagrange sont plusieurs fois condamnés pour refus de participer aux offices. Sa fille Marie est enfermée au couvent de Ste Claire 229 . Cet exemple est l’occasion également de souligner les écarts qui peuvent exister entre la fécondité des notables et celle du reste de la communauté réformée. Celle des notables est nettement plus élevée. Une situation qui rappelle celle décrite à propos de Metz par M.-J. Laperche-Founel ; cette dernière parle d’hyperfécondité 230 pour les notables réformés messins, favorisée par la mise en nourrice systématique. Dans la région d’Annonay, l’exemple de la famille Tourton, composée de notaires royaux et d’avocats, illustre le propos. En 1679, trois des enfants d’Isaac Tourton, notaire royal, sont en nourrice chez des paysans de la région, son fils Isaac à Toissieu chez la femme de Guigal, sa fille chez la femme de Michel Dufau, granger à Punieu, son fils Flori à Sassolas chez la femme de Jean Chastaignier ( trois endroits très proches de son domicile) 231 . Ces familles de notables protestants mettent également en lumière une très forte endogamie sociale. Les notables se marient entre eux et à l’intérieur de la même confession. On comprend que cette superposition de conditions oblige les familles à rechercher des conjoints assez loin d’Annonay, ou encore à transgresser les règles de la parenté concernant le mariage. Les Lagrange sont donc un exemple de cette étanchéité de la frontière confessionnelle, y compris au-delà de la Révocation. Ce schéma rappelle à nouveau, la situation décrite à propos des notables réformés messins. Les mariages homogamiques sont très fréquents à l'intérieur de la communauté protestante. Pour cela, les protestants annonéens, comme les notables réformés messins, n'hésitent pas à transgresser les interdits : mariages consanguins entre cousins germains et renchaînements d'alliances, c’est à dire plusieurs mariages entre deux mêmes lignages à quelques années d'intervalle. 232 Ainsi, les Johannot, marchands-papetiers réformés d’Annonay, se comportent-ils comme les Lagrange avec le même souci d’endogamie et d’homogamie. Le seul mariage d’une fille Johannot, Jeanne, avec un catholique intervient au XVIIIe siècle, donc à une période où les tensions se sont un peu apaisées entre les deux confessions. Jean-Claude Chomel de Midon, avocat catholique, devra attendre que Jeanne soit veuve pour pouvoir enfin l’épouser mais ils feront face à la réprobation du lignage Johannot. Ce mariage aura une large publicité, tant ce type d’alliance est rare. Les catholiques agissent de même, la famille Fourel en est un exemple 233 .

Notes
223.

Voir tableau 20.

224.

E. François, ouvrage cité, p. 70.

225.

Voir tableau : annexe 13.

226.

Voir graphique 7 b.

227.

Voir carte 3.

228.

Voir tableau annexe 14.

229.

D’après J. Skalski, « Les Lagrange d’Annonay, en France, en Suisse, en Saxe, en Pologne et à la Martinique, 1600-1860 », Cahiers du centre de généalogie protestante, Paris,1984, p. 304-312.

230.

M .-J. Laperche-Fournel, « Les protestants messins : tous cousins ? Une étude de cas : la famille Grandjambe au XVIIe siècle », Annales de l’Est, Metz, 1999-2, p. 505-532. D’autres ressemblances apparaissent entre protestants annonéens et messins, notamment la forte endogamie confessionnelle.

231.

ADA 1 MI 325, I. Tourton, livre de raison d'Isaac Tourton., manuscrit, 1679, p. 94.

232.

M.-J. Laperche-Fournel, « Les protestants messins », Les cahiers lorrains, Metz, 1999, n° 4, pp. 401-418.

233.

Voir annexes 25 et 26.