d) Les facteurs sociaux de compréhension.

Quels sont les facteurs de compréhension de ces comportements ? Le rôle des pasteurs et des prêtres a déjà été rappelé. L’influence croissante qu’ils exercent sur la population annonéenne, c’est un point commun entre les deux confessions, favorise l’éloignement des deux groupes. Mais le facteur social doit certainement être pris en compte. Le tableau d’analyse sociale 240 a été construit avec les informations fournies par les registres paroissiaux et pastoraux. Ces sources sont évidemment à prendre avec précaution : le curé, le vicaire ou la pasteur indiquent les professions pour les notables mais rarement pour les paysans qui sont pourtant les plus nombreux.. Il y a parfois une représentation excessive des notables. La comparaison avec les statistiques d’A. Molinier, obtenues sur une échelle plus vaste, montre clairement qu’il y a des aberrations dans les chiffres mais ils donnent tout de même, faute de statistiques plus précises, un ordre de grandeur. Afin de comparer plus facilement les deux confessions et les trois villes, les différentes couches sociales ont été regroupées en quatre catégories :

Un tel classement n’est pas à l’abri des imperfections. Mais la simplification paraît indispensable pour comparer.

La situation sociale montre plus de contrastes que de ressemblances. Certes le pourcentage des notables est largement exagéré dans les deux confessions, mais les catholiques  apparaissent plus pauvres. Ce sont principalement des paysans et artisans, alors que les réformés annonéens sont plutôt des notables et des artisans. Deux autres sondages ont été faits dans les registres pastoraux, ils confirment ces données. Cette situation sociale très contrastée est un autre élément qui favorise la séparation entre les deux confessions, dans une société où les cloisonnements sociaux sont importants. C’est peut-être aussi ce qui rend les réformés d’Annonay très confiants et peu conscients du risque qui approche, par exemple face à la crise de 1679 ou les persécutions des années 1683-85. Ce déséquilibre social tient peut-être une de ses explications dans l’apport migratoire. Il est beaucoup plus important pour les catholiques et entraîne un gonflement du groupe des paysans. Les réformés, pour leur part, ont des effectifs plutôt stagnants en raison de cette faiblesse de l’immigration. Ce tableau confirme-t-il les thèses de Weber sur le dynamisme social et économique des réformés ? Partiellement, oui. Mais les autres villes présentent des situations sociales différentes. D’autre part, avant les mesures de persécution, les protestants d’Annonay se sont investis dans toutes les fonctions, pas seulement le commerce mais également dans la magistrature. Les réformés sont très présents dans les offices de justice. La spécialisation dans la marchandise n’apparaît pas encore nettement.

Cela a des conséquences sur les sources. Les quelques livres de raison datés du XVIIe siècle qui nous sont parvenus sont tous rédigés par des protestants : Isaac Tourton, notaire royal, Antoine Laurent et Antoine Delacroix, médecins. Le constat est-il isolé ? Est-ce seulement le résultat des différences sociales ? La question de l’alphabétisation s’ajoute-elle à la coupure entre les deux communautés ? La question de l’alphabétisation est un dossier sensible. L’historiographie protestante affirme que la population réformée maîtrise l’écrit. Cette capacité résulterait de l’apprentissage précoce de la lecture dans la Bible. Qu’en est-il à Annonay ? C’est dans ce but qu’ont été analysées les données des registres paroissiaux. Les questions de méthode sont délicates. Lors des baptêmes, les curés, les vicaires ou les pasteurs ne se comportent pas tous de la même manière. Certains font signer tout le monde, mais, dans d’autres registres, la mère n’est pas appelée à signer. Certains registres sont des doubles, par conséquent n’y figure aucune signature ; il faut donc faire confiance au pasteur ou à l’ecclésiastique qui a indiqué quels témoins savaient ou non signer. La capacité de signer n’est pas forcément synonyme de l’aptitude à rédiger. En témoignent les signatures tracées avec application et d’une main bien hésitante. Enfin, le choix du type d’acte pour déterminer le degré d’alphabétisation est capital. Les actes de baptêmes, en effet, font intervenir dans les signatures un parrain et une marraine souvent d’une origine sociale différente de celle des parents, ce qui fausse les résultats. Par conséquent il semble préférable d’utiliser les actes de mariage sur lesquels, en principe, les deux époux doivent signer. C’est le choix qui a été fait pour construire le tableau comparatif d’alphabétisation 241 .

Les résultats montrent des contrastes importants. Les réformés ont des taux d’alphabétisation nettement supérieur à ceux des catholiques. Des résultats qui rappellent la situation du Poitou où les taux masculins atteignent 50 à 60 % 242 . Une des raisons tient aux différences sociales : la proportion de notables est plus importante chez les réformés que chez les catholiques. Pour affiner l’analyse, la comparaison des taux d’alphabétisation à été poursuivie à l’intérieur d’un même groupe social. Le résultat montre que les différences d’alphabétisation ne sont pas seulement sociales. L’apprentissage de l’écrit est effectivement plus poussé chez les réformés, avec, peut-être comme explication, l’étude régulière de la Bible dans le cadre familial, que chez les catholiques. Mais aucun document ne permet, pour Annonay, d’étayer cette affirmation. Le résultat n’est pas exempt de toute ambiguïté. Ici encore, les contrastes sociaux perturbent l’analyse car, dans le groupe des paysans, des différences sociales peuvent apparaître : les laboureurs sont plus nombreux dans les rangs réformés, alors que chez les catholiques les journaliers et travailleurs de terre sont plus abondants. La différence d’alphabétisation entre homme-femme est également plus importante chez  les réformés que dans la population catholique, mais les taux d’alphabétisation sont plus élevés dans l’ensemble. Toutefois cette différence entre les deux sexes est beaucoup moins forte que celle relevée par Y. Krumenacker en Poitou : car les taux masculins atteignent 50 à 60 % alors que ceux de la population féminine sont compris entre 1 et 5 % 243 . Cette différence moindre peut être le révélateur d’un milieu social favorisé : les notables permettent aux filles d’accéder à l’éducation, ce qui n’est pas le cas pour les autres catégories sociales. La différence entre catholiques et protestants à propos de l’alphabétisation se conjugue avec les contrastes sociaux. C’est peut-être une des raisons qui a conduit les catholiques à considérer comme hautaine ou méprisante l’attitude des réformés. Nous retrouverons cette accusation à l’époque des tensions. Cette différence sociale, conjuguée avec celle de l’alphabétisation favorise le renforcement de la frontière entre les deux confessions.

Notes
240.

Voir tableau 22.

241.

Voir tableau 23.

242.

Krumenacker Y., Les protestants du Poitou au XVIII e siècle(1681-1789), ouvrage cité, p. 427-428.

243.

Krumenacker Y., ouvrage cité, p. 427-428.