b) L’intervalle naissance-baptême : un autre signe d’une frontière confessionnelle perméable.

Un autre signe permet de détecter une frontière perméable, ce sont les influences réciproques concernant l’intervalle entre naissance et baptême. Pour mieux mesurer ces influences et analyser les situations particulières il faut rappeler les évolutions constatées sur l’ensemble des trois villes 248 . La réduction de l’intervalle est une réalité dans les deux confessions mais le rythme de baisse est différent. Cette baisse générale est le résultat de l’action des synodes réformés et du clergé catholique. La réduction de l’intervalle est plus rapide pour les catholiques que pour les réformés. L’impression d’ensemble est donc celle d’une augmentation des différences entre 1650 et 1670. Localement, toutefois des facteurs complémentaires peuvent se greffer sur cette évolution générale, c’est le cas notamment à Privas.

Les réformés influencent les catholiques, surtout lorsque les premiers sont majoritaires. Dans l’exemple privadois, les catholiques se comportent de la même manière que les réformés. Le délai entre la naissance et le baptême est assez long. Voici ce que l’on peut lire très fréquemment dans les registres paroissiaux catholiques de Privas :

‘« L'an que dessus (1673) et le sixième jour du moy de juin nasquit barthélémy pize fils naturel et légitime de vincent et de lucresse marianne habitans de cette ville, il a été baptisé le douzième du susdit mois… » ’

Le délai de six jours correspond à peu près à la moyenne calculée de 6,98 249 . Un laps de temps beaucoup plus long que ne le voudraient les exigences du concile de Trente, rappelées par les évêques, notamment Mgr de Suze :

‘« Les parents doivent faire baptiser leurs enfants au plus tard 3 jours après la naissance sous peine d'excommunication », ’

la justification d’une telle rapidité est donnée ensuite :

‘« Qu'on ne veuille point croire que les enfans mourans sans baptême ayent la rémission du péché originel ». 250

 Pourquoi les catholiques privadois se comportent-ils ainsi ? Est-ce parce que ce sont des convertis de fraîche date et qu’ils ont gardé un comportement réformé concernant le baptême ? C’est une première possibilité que confirme un taux élevé de prénoms vétérotestamentaires. Une autre explication est possible et elle n’exclut pas du tout la première, certaines familles connaissent une mixité confessionnelle et les rites des deux confessions sont utilisés. Il ne s’agit pas de doubles baptêmes mais simplement du maintien de l’habitude de ne pas faire baptiser l’enfant, (dont les deux parents n’appartenaient pas à la même confession avant leur mariage), immédiatement après la naissance. Cette deuxième hypothèse est confirmée par quelques cas de mariages mixtes découverts dans les registres paroissiaux 251 . Enfin, le rapport de force démographique est en faveur des réformés et incite peut-être les catholiques à se comporter selon les habitudes dominantes. 252 On mesure également, dans cette première moitié du XVIIe siècle la limite des efforts du clergé dans la reconquête catholique. Toutefois ce constat n’est pas contradictoire avec l’observation effectuée à propos de la répartition mensuelle des mariages. En effet, la pression du clergé peut s’exercer plus facilement sur le choix de la date de mariage que sur les autres comportements.

En revanche, à partir de 1660, les deux populations semblent davantage se distinguer. Les catholiques privadois évoluent progressivement vers le modèle tridentin, avec une réduction de l’intervalle naissance-baptême, ce qui confirme le constat déjà fait sur la courbe de répartition mensuelle des mariages. 253 Le comportement des réformés privadois se transforme également, puisque l’on constate une diminution de l’intervalle. Il y a sans doute ici un double constat : d’une part l’influence du clergé catholique se renforce et le comportement des réformés s’aligne progressivement sur celui des catholiques avec le début des mesures anti-protestantes, à partir de 1661. Mais la prudence s’impose pour tirer des conclusions de ces statistiques car les synodes réformés demandent aussi aux fidèles de faire baptiser leurs enfants rapidement. Le synode de 1671, par exemple, rappelle que les fidèles doivent présenter le plus tôt possible leurs enfants au baptême et aux « jours destinés pour les exercices publics ». 254 Comment distinguer alors l’influence catholique de l’action des pasteurs ? Dans le cas de Privas, la comparaison entre le comportement des réformés dans la ville et dans les villages environnants permet de répondre. Les villages alentours, beaucoup moins sensibles à l’influence catholique, car majoritairement réformés et disposant souvent d’un pasteur résident, continuent de pratiquer un délai assez long entre la naissance et le baptême, alors que dans Privas les réformés modifient leur attitude. En effet, le délai passe de 16 à 12 jours. La différence est encore importante avec les catholiques, mais l’écart se réduit progressivement. L’influence pastorale à Privas est difficile à imaginer car il n’y a pas de pasteur résident et pas de temple. Les réformés privadois vont au culte dans les paroisses des environs (Tournon-lès-Privas, Alissas puis Ajoux). L’interprétation de ces chiffres par le renforcement de l’influence catholique est donc la plus vraisemblable. Cette réduction de l’intervalle est également un marqueur de la réforme catholique. Les villes où le clergé est mieux formé et plus nombreux réagissent davantage aux injonctions nouvelles. La comparaison des résultats de Privas avec Annonay confirme l’originalité de cette dernière,  le délai très faible enregistré par les catholiques annonéens est un signe supplémentaire que la pénétration de la Réforme catholique est précoce et profonde. La réduction de l’intervalle entre naissance et baptême observée chez les réformés annonéens est-il comme à Privas, le résultat de la contrainte ? C’est plus probablement le signe d’une forte confessionnalisation de la population réformée annonéenne encadrée par deux pasteurs résidents. La ressemblance de comportement face au délai entre la naissance et le baptême entre réformés et catholiques annonéens ne remet pas en cause l’existence d’une frontière confessionnelle étanche. Au contraire elle confirme qu’il y a dans chaque communauté une forte confessionnalisation dont la traduction est la réduction des intervalles naissances-baptêmes.

La position de Villeneuve-de-Berg est, semble-t-il, intermédiaire. La situation minoritaire ne débouche pas, comme on aurait pu l’imaginer, sur un alignement complet sur le comportement des catholiques dans les années 1650. A cela, il y a peut-être une explication : les réformés de Villeneuve-de-Berg se rattachent, à partir de 1668, à d’autres Eglises, celle du Pradel puis celle de Lagorce. Ils y retrouvent une communauté vivant en position majoritaire qui est en mesure de les conforter dans leur foi. Toutefois l’explication de cette réduction de l’intervalle naissance-décès par une obéissance aux injonctions des synodes ne semble pas pouvoir être complètement retenue. En effet les absences répétées de la communauté réformée aux synodes sont plutôt le signe d’une faible confessionnalisation. D’autre part, la pression du clergé catholique de Villeneuve-de-Berg ne semble pas très forte. Certes le curé fait signifier l’interdiction du culte de fief à Constantin de Serrre, seigneur du Pradel ; mais en même temps les fidèles catholiques respectent peu les temps clos, la courbe des conceptions 255 nous l’a montré, nous avons constaté également le retard des prêtres dans l’application des normes tridentines à propos du mariage, autant de faits qui témoignent d’un contrôle encore incomplet du clergé sur les fidèles. La faiblesse numérique des réformés de Villeneuve-de-Berg a peut-être aussi été leur chance, car ils ne sont pas identifiés comme une menace réelle pour les catholiques. Enfin, les rares signes d’une sociabilité interconfessionnelle au XVIIe siècle apparaissent à Villeneuve-de-Berg. En 1685, à l’occasion d’un procès entre un réformé et le procureur du roi, des solidarités se manifestent entre notables des différentes confessions. L’affaire nous apprend que dans les années qui précèdent la Révocation, Nicolas Jeune, chirurgien, et Jacques Bergougnan un notable catholique avaient l’habitude de se retrouver et étaient devenus des amis. 256 Toutefois la situation évolue, la réduction permanente de l’intervalle dans les années 1660-1680 est le signe que la contrainte existe sans doute également. L’absence de données pour les catholiques rend cependant délicate l’interprétation.

Notes
248.

Voir la partie inférieure du tableau 25.

249.

Voir tableau 25.

250.

Suze (Mgr), Instructions sur les matières de controverse, Viviers, 1685, p 56.

251.

Au XVIIIe siècle, les réformés annonéens, en position minoritaire et alors que les persécutions sont terminées, choisissent de conserver leur religion mais d’adopter le baptême catholique. On retrouve le même mélange de pratiques empruntées à l’autre confession.

252.

Voir graphique n° 7.

253.

Voir graphique n° 9.

254.

S. Mours, « La vie synodale en Vivarais » B.S.H.P.F., Paris, 1946, p. 55-103.

255.

Voir graphique n° 13.

256.

ADA 25 B 9, 10/03/1685, registres de la justice royale de Villeneuve-de-Berg.