1. Des facteurs de tension externes :

Il s’agit d’analyser les facteurs de tension qui ne dépendent pas directement des deux communautés. C’est en ce sens qu’ils sont considérés comme extérieurs.

a) Le rôle du pouvoir seigneurial.

Le premier facteur paraît être le rôle joué par les seigneurs. A Villeneuve-de-Berg, les seigneurs sont peu présents. Il s’agit d’une coseigneurie. La tutelle de la ville est partagée entre l’abbé de Mazan, une abbaye cistercienne située sur le plateau ardéchois, et le roi de France. Les intérêts de ce dernier sont représentés par un juge seigneurial, de plus en plus en concurrence avec le lieutenant général de la cour bailliagère. Certes, à partir de 1661, l’évêque de Viviers, De La Baume de Suze, dont l’hostilité aux protestants est connue devient abbé de Mazan. Cette absence physique du seigneur, à la différence des deux autres villes, semble favoriser un climat de moindre agressivité. De plus, compte-tenu de son faible poids démographique et de son absence dans la cogestion de la ville dans la deuxième partie du siècle, la communauté réformée de Villeneuve-de-Berg ne semble pas être perçue comme un danger majeur par les catholiques de la ville. En revanche, pour Privas et Annonay, la présence seigneuriale est très forte et augmente les tensions. A Privas, la question des dettes, étudiée très précisément par E. Reynier, va empoisonner les relations entre les deux communautés. Le château du seigneur de Privas, Saint Nectaire, a été détruit lors de la prise de Privas en 1629. Il exige de la communauté le remboursement des dégâts. Face à l’énormité de la dette, les catholiques, qui ne s’estiment pas responsables, veulent éviter de payer, et déclarent en 1653 :

‘« Lesd. Habitants catholiques, acquiescent pareilhement la teneur desd. Articles, soubs protestations qu'ils ont faites de n'entendre contribuer aux autres debtes de la communauté d'où qu'ils puissent dessandre et desriver, ains seulement ceux qui sont contenus aud arrest… » 268

A l'occasion de la réfection du compoix et de la vérification de l'état des dettes de la communauté, en 1661, les tensions entre les deux communautés se renforcent, au point que les catholiques refusent de siéger lors de la réunion du corps politique. On lit dans le compte-rendu des délibérations :

« d'aultant que le Sr Mirande 269 , syndic dit que les habitants catholiques de la présente ville refusent de venir en la présente assemblée pour n'avoir point d'intérêts au premier et second article attendu que ce sont pour eux contre le prêt rendu, arrêt du conseil allégué par ceux de la Religion prétendue réformée n'estant obligés comme ils prétendent de contribuer en aucune façon sous les protestations ledit Sr syndic … » 270

Les catholiques refusent donc de prendre part au remboursement des dettes exigé par Charles de Senneterre, seigneur de Privas, pour la destruction de son château en 1629. On pourrait ainsi multiplier les citations. La dégradation des relations au sein de la communauté semble donc bien, en partie, être le résultat des exigences du seigneur privadois. A tel point qu’un arrêt de la chambre de l'Edit de Castres, du 12 mai 1640, ordonne une enquête sur les habitants et les officiers du seigneur, et interdit à celui-ci et à tous les autres :

‘« de méfaire aux habitans de la RPR en leurs personnes et biens et gêner en l'exercice de leur religion » 271

Mais la détérioration de la situation au sein du corps politique n’est pas seulement le résultat des exigences seigneuriales. D’autres éléments de tension seront rappelés par la suite.

Les Ventadour, dans leur seigneurie d’Annonay, appliquent rigoureusement les décisions royales de répression, et prennent parfois des initiatives, contribuant ainsi à entretenir la tension intercommunautaire. Une telle attitude est à mettre en relation avec leur rôle très actif dans le milieu des dévots, notamment leur participation à la fondation de la compagnie du Saint Sacrement. Deux exemples permettent d’illustrer cette situation.

En 1635, c’est le seigneur du lieu, à la demande d’Hercule de Ventadour, jésuite, qui dépêche ses officiers pour interdire au pasteur Vinay de prêcher, et tenter de faire fermer le temple. 272 Un document de source réformée rapporte le conflit survenu entre les deux communautés en 1635. Le 5 janvier, Monsieur de Ventadour, religieux, est venu à Annonay pour empêcher les prédications des protestants. Le premier février, des femmes ont empêché que les armes du roi soient affichées, le ministre protestant a été cité à comparaître car M. le juge de Serres et le procureur du roi désiraient l'empêcher de prêcher, mais la foule, et notamment les femmes, les ont repoussés. Finalement c'est un ordre du roi du jeudi 15 février qui apaise les esprits, interdisant aux gens du roi de molester les protestants. Ceci montre les limites de la tolérance et les héritages des guerres de religion dans les esprits, car la liberté de culte, ordonnée par l’édit de 1598, n’est pas respectée dans la ville. Lorsque le ministre décide, le 19 février, d’instaurer la prière tous les samedis, les tensions resurgissent : le consul Demeure, catholique, obtient de l'intendant un ajournement personnel contre le ministre avec défense de prêcher. La tentative complètement illégale rappelle celle d’Aubenas où les d’Ornano inaugurent les « dragonnades » en Vivarais, pour obtenir une large conversion des réformés.

Un autre exemple, pris dans les registres paroissiaux, montre cette volonté d’appliquer les édits royaux dans toute leur rigueur. En 1662, l’enterrement d’un réformé, François Deschaux, a lieu à Annonay. L’édit royal de 1661 exige qu’il soit enterré avant six heures du matin ou à la tombée de la nuit. Cet édit n’a pas encore été appliqué à Annonay, mais la duchesse de Ventadour, lors d’un de ses séjours dans la ville, l’impose. Les enterrements de la semaine précédente se sont déroulés comme à l’accoutumée, en ignorant complètement l’édit. Mais la présence de la duchesse oblige les protestants à se plier à la nouvelle réglementation. C’est un ancien, le secrétaire du consistoire d’Annonay, qui raconte :

‘« …François Dechaux, du bourg de Cance, est décédé et enterré le lendemain au cimetière du Champt après le soleil couché, à cause qu’on nous a fait signifier un arrêt du conseil portant injonction d’enterrer nos morts à nuit close ou de matin à la pointe du jour. Mais à cause que Madame la Duchesse de Ventadour est en ville, y a huit jours nos Messieurs ont toléré, quoy qu’on eusse trouvé bon et tout le corps de l’Eglise, de faire ledit enterrement comme à l’accoutumé, qu’est cause que Madame la Duchesse a fait informer disant qu’elle ne voulait que nous obéissions à l’arrest, et qu’on enterre le corps avec les flambeaux, duquel arrest toutes les Eglises de la Province sont appelantes… » 273

Ce dernier exemple montre assez clairement les ambiguïtés dans les relations entre les communautés annonéennes. Sans intervention extérieure, réformés et catholiques semblent se « tolérer », accepter la présence de l’autre confession mais sans admettre les différences. Le peu d’empressement à appliquer les édits royaux qui apparaît dans ce document, de la part des consuls et du clergé annonéen, va dans ce sens. Ce constat est cohérent avec un ensemble d’indices qui a été relevé par ailleurs et que signale Y. Krumenacker dans l’exemple lyonnais 274 . D’abord le faible nombre de conversions est le signe d’une pression modérée des catholiques. La courbe des conversions 275 d’Annonay rappelle celle de Lyon : avant 1685, très peu de conversions sont observables, gage que les relations catholiques-protestants sont bonnes, qu'il y a peu de pression sur les protestants pour se convertir 276 sauf lors du passage des missionnaires, visible sur la courbe. Ensuite, la forte identité de chaque communauté a été rappelée à propos des courbes de mariages ou de conceptions. Autant de signes qui révèlent que la frontière confessionnelle n’est guère perméable. Tous ces éléments sont à la fois signes et facteurs de relations cordiales. On retrouve sans doute dans l’exemple annonéen des points communs avec la situation d’Augsbourg : la stricte séparation confessionnelle permet des relations plus sereines 277 et l’inverse se vérifie également.

La manière dont les réformés s'intitulent eux-mêmes, confirme souvent les constats précédents. L’appellation officielle « Religion Prétendue Réformée », imposée par les autorités n’est pas reprise dans tous les cas. Ainsi, à Villeneuve-de-Berg, les registres d’actes pastoraux, en 1677, évoquent :

‘« ceux qui s'assemblent en la maison de Monsieur du Pradel pour les exercice de la Religion ».’

En 1683, donc à une période où les persécutions sont largement engagées, la même communauté conserve l’ancienne appellation :

‘« ceux qui font profession de la Religion Refformée » 278

Il n’y a donc pas de reprise des appellations utilisées, et imposées par les catholiques. Pour Annonay, en 1639, la page de couverture du registre porte l’indication :

‘« registre des mariages qui ont été bénis dans l'Eglise réformée de la ville d'Annonay » 279

En 1675 le registre d'actes pastoraux n’adopte pas l’appellation officielle de R.P.R., mais s’intitule : « Registre de l'Eglise protestante d'Annonay ». Cela pourrait être le signe d'une certaine « tolérance » à Villeneuve-de-Berg et à Annonay, car les registres d'actes pastoraux sont contrôlés par les officiers du bailliage et devraient donc porter les appellations officielles. Alors qu'à Lagorce et à Privas, dès 1669, on trouve dans les registres d'actes pastoraux la mention :

‘« de ceulx de la religion prestendue refformée de lagorce.. » 280

Mais sur cette trame d’entente, des éléments extérieurs viennent se greffer. Le seigneur d’Annonay n’agit pas seul. Les officiers seigneuriaux sont un de ces relais ; et il est assuré d’un soutien autrement plus puissant grâce à la forte concentration de dévots parmi les officiers de justice. C’est ce dernier constat qui pourrait expliquer la tentative de fermeture du temple d’Annonay en 1635.

Le rôle des nobles semble également très important dans l’équilibre politique entre les deux communautés. A Villeneuve-de-Berg, comme dans les deux autres villes, le consulat est très convoité. Entre 1639 et 1650, le consulat semble passer de la mixité à la confiscation par les catholiques. Les lacunes dans les délibérations de la communauté villeneuvoise ne permettent pas d’être complètement affirmatif. 281 Pourtant certains signes permettent de le penser. En 1631, les réformés sont minoritaires à Villeneuve-de-Berg et pourtant ils disposent de représentants au conseil général de la ville. La preuve en est donnée lors de la nouvelle élection des consuls, les membres du conseil prêtent serment avec des gestes différents :

‘« Sur laquelle proposition ouy a tous les susnommés l'un après l'autre chacun à la forme de leur religion par voix et opinion unanime a été délibéré et conclu » 282

Or quelques années plus tard, en 1648, la manière de prêter le serment pour les consuls n’est plus mixte. La formule impose l’appartenance au catholicisme :

‘« …Lesquels s’estant présenté ont accepté ladite charge avec promesse de s’en acquitter le plus dignement que leur sera possible et de tout leur pouvoir procurer le bien de la communauté et éviter tout dommage moyennant leur serment presté sur les Sts Evangiles de Dieu comme catholiques de quoi mondit Sieur le juge a octroyé acte ». 283

Dans cet intervalle de temps, le pouvoir aurait échappé aux réformés pour être confisqué par les catholiques. Comment expliquer une telle évolution, très précoce par rapport à d’autres affaires similaires en Vivarais ou dans le reste du royaume ? L’ancien gouverneur protestant Chabreilles 284 a joué, pendant la dernière guerre religieuse de 1621 à 1629, un rôle important. Tant qu’il participe aux réunions du conseil général, les deux confessions qui sont pourtant numériquement très inégales, sont représentées également au consulat. Ensuite, entre 1646 et 1648, selon des modalités qui nous sont mal connues compte-tenu des lacunes documentaires, Chabreilles n’est plus présent au conseil général et le pouvoir échappe aux réformés. La coïncidence mérite d’être signalée mais aucun document n’atteste clairement le lien entre les deux. Le glissement semble se faire progressivement, aucun coup de force n’est rapporté. Le seigneur n’est pas présent aux délibérations de la communauté car il s’agit d’une coseigneurie, il est représenté par un viguier.

Toutefois la situation n’est pas tranchée pour autant. Les réformés continuent d’être associés au pouvoir. Ils sont toujours présents dans le conseil général dont le rôle est important. Les consuls sortant de charge, désignent chacun deux groupes de trois candidats, appelés premier et deuxième « bâtons », et le conseil général, qui rassemble « la plus grande et saine partie de la population », choisit par un vote les deux futurs consuls. Aucune reconnaissance explicite des habitants réformés ne figure dans les actes de la communauté. Ils n’existent pas en tant que corps, la communauté cherche à gommer autant que possible leur présence. La participation des réformés est seulement attestée par la présence de prénoms vétérotestamentaires, tels Aaron Sibleyras ou David Roudil. Bien sûr il peut s’agir de convertis, mais les recoupements avec les registres d’actes pastoraux  permettent d’identifier quelques réformés. Il y a donc bien, assez tôt dans le XVIIe siècle, entre 1646 et 1648, une exclusion des protestants villeneuvois de la gestion des affaires de la communauté. Le caractère minoritaire de cette population ne lui permet guère de réagir efficacement. Elle ne semble donc plus, dès son éviction du consulat, être identifiée par les catholiques comme une menace.

Les mêmes observations contradictoires sont possibles pour Privas. Certains documents donnent une image très positive des relations entre les deux communautés, alors que d’autres au contraire montrent des tensions. Les éléments de tension ont été présentés à plusieurs reprises. La surprise vient de la déclaration du curé de Privas, Sève, affirmant que les catholiques avaient toujours vécu en « grande concorde avec les réformés et qu'ils étaient des gens de probité » 285  . Cette déclaration rapportée dans LHistoire de l'édit de Nantes, aurait peut-être été extorquée au curé ? L’impression dominante paraît plutôt celle des tensions permanentes, en fonction des informations fournies par les archives de la communauté. Les archives de justice confirment cette impression. Ainsi, 286 cinq catholiques dénoncent des protestants habitant Privas avant 1664 parce qu'ils ont recommencé à récolter les feuilles de mûrier sur les terres louées par les Récollets de Privas. Ce sont des terres qui appartenaient sans doute à des réformés, chassés de Privas par l'arrêt de 1664.

On aurait donc avec Privas un modèle différent d’Annonay. L’absence de frontière confessionnelle étanche, dont la confirmation a été apportée précédemment avec les mouvements de conversion, favoriserait des relations plus hostiles et inversement. Mais ces tensions sont aussi le résultat de l’action d’autres intervenants extérieurs que l’on peut étudier pour l’ensemble du Vivarais.

Notes
268.

Cité par E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, volume 1, ouvrage cité, p. 174.

269.

Jean Mirande, syndic de la communauté réformée, notable privadois.

270.

ADA E dépôt 75 BB 14, archives de la communauté de Privas, 28/01/1661.

271.

ADA E dépôt 75 BB2, archives de la communauté de Privas, 12/5/1640.

272.

Anonyme, « Un épisode de l’histoire de l’édit de Nantes en Vivarais », Bulletin de la S.H.P.F., janvier 1853, p. 285-302.

273.

ADA 5 E 37, Registres d’actes pastoraux d’Annonay, 1662, p. 127, l’original est reproduit en annexe n° 15.

274.

Krumenacker Y., Des protestants au siècle des Lumières, le modèle lyonnais, ouvrage cité, p. 57-62.

275.

Voir graphique n° 6.

276.

Krumenacker Y., Des protestants au siècle des Lumières, le modèle lyonnais, ouvrage cité, p. 57-62.

277.

E. François, ouvrage cité, p. 124.

278.

ADA 5 E 30 et SAGA PRP13-1, p. 1.

279.

Dans ADA 5 E 38 et SAGA PRP 02/5 (1667-1675), p. 1.

280.

Bibliothèque de la S.H.P.F., ms E 89, registre du consistoire de Lagorce, p 43.

281.

ADA E dépôt 81 BB 1, 2 et 3 (1629-1686).

282.

ADA Edépôt 81 BB 1, archives de la Communauté, 5/01/1631.

283.

ADA Edépôt 81 BB 1, archives de la Communauté, janvier 1648.

284.

Chabreilles, est commissaire de l’application de l’édit après 1629, il teste le 3/11/1653, (ADA 2 E 13426, notaire Raoux), les dates coïncident avec l’évolution des rapports de force au sein de la communauté.

285.

Cité par E. Reynier, Histoire de Privas tome II, vol. 1, ouvrage cité, p. 96.

286.

ADA 19 B 76 dossier 9, 23/3/1671.