2. Facteurs de tension internes.

L’équilibre démographique est un des facteurs internes qui a des conséquences importantes dans les relations entre les deux communautés et notamment sur la gestion de la ville. Annonay, dans la deuxième partie du XVIIe siècle, offre un bon exemple de cette évolution dans les rapports de force à la fois démographiques et politiques.  Voici le rappel des faits par un notable protestant, ancien consul, A. Laurent :

‘« Ce 1er janvier 1679, on a procédé à la création des nouveaux consuls, mais les papistes, au lieu de se rendre à l'hostel de ville, sont allés dans la maison de monsieur le baillif et ont fait Messieurs Desfrançois médecin et Béolet notaire consuls papistes et ceux de la religion ont fait Monsieur Abrial, médecin conjointement avec ledit sieur Desfrançois et n'ont voulu remettre leur chaperon qu'au dit sieur Abrial » 307

Voici donc, en quelques lignes, résumé le coup de force catholique pour la prise de contrôle de la communauté d’Annonay. Les catholiques ont élu deux consuls au lieu d’un comme la gestion mixte l’exigeait. Le consul réformé, Abrial, ne peut prendre ses fonctions. Quelques mois plus tard l’affaire trouve sa conclusion dans un arrêt royal : le 8 avril 1679 une décision du conseil confirme la nomination des deux consuls catholiques et défend au représentant protestant de prendre le titre de consul :

‘«  Si bien que le mesme jour ledit Sieur Abrial a remis son chaperon et le sieur Chomel la clef des archives entre les mains de monsieur le baillif ». ’

Les réformés d’Annonay ont perdu la gestion mixte de la ville, il ne leur reste plus qu’à s’incliner. Comment expliquer cette prise de pouvoir ? Les catholiques annonéens sont-ils les seuls en cause ?

On a déjà vu dans l’exemple privadois que la répartition du pouvoir entre les deux communautés constituait un terrain d’affrontement et suscitait des jalousies souvent exploitées par le clergé. Avant 1679, à Annonay, la tension était forte, plusieurs épisodes permettent de s’en convraincre. Tout d’abord, le mode de désignation des consuls se modifie. Avant 1650 les consuls sont élus par tout le peuple « mais à cause de cabales », après 1650, un conseil politique ordinaire se met en place. Il est composé de deux consuls modernes et de seize conseillers politiques 308 , soit huit de chaque confession, et nomme quarante personnes (vingt de chaque confession) et « de tous estatz ». Ces derniers constituent le conseil politique général et extraordinaire. Ce sont donc cinquante-huit personnes qui participent à l'élection des consuls chaque année. Les deux conseils sont renouvelés annuellement. Cette modification du mode de désignation des consuls semble traduire la volonté des autorités de changer une situation trop favorable aux protestants en raison de leur supériorité numérique. Les rapports de force au sein du conseil sont également décrits :

‘« Les uguenaux sont les plus forts par le peu d'union qui est entre les catholiques dont quelques uns se laissent entraîner dans le meschant party en veüe de quelques interest particulier que ceux de la RPR font naître par leur caballe, promettant à ceux qui donnent dans leur opinion des depputations et autres choses semblables » 309

D’autre part, une tentative avait eu lieu, en 1674, de prise du contrôle du consulat par des chanoines, mais l’affaire s’était terminée par un échec. Dans le conseil général les ecclésiastiques, le prieur et un chanoine, ont essayé de pénétrer mais leur entrée a provoqué une « cabale » des protestants et ces derniers ont fait casser un arrêt rendu par le parlement de Toulouse en faveur des deux ecclésiastiques.

Evincer les protestants de la gestion de la ville va alors devenir un enjeu majeur dans cette décennie 70. En témoigne l’existence d’un rapport 310 rédigé par le subdélégué et envoyé à l'intendant d'Aguesseau (sans doute écrit entre 1674 et 1679, d’après l’estimation de J. Régné). Dans ce mémoire, le subdélégué informe l’intendant des rapports de force entre les deux communautés et le fonctionnement de la communauté :

« Le consul d'Annonay est presque toujours un avocat et n'est pas ordinairement un des plus habiles de la profession » ; le premier est toujours catholique, porte « la parole et fait les propositions à la maison de ville et le second appartient à la RPR ».

Les oppositions entre les deux confessions sont encore plus fortes l'année où le consul entre aux Etats car un prestige supplémentaire est attaché à la charge :

‘« Mais c'est ordinairement celluy en faveur de qui les huguenots se déterminent qui l'emporte »’

L’avantage est donc aux protestants, d’après le subdélégué, dans un contexte de remontée en force des catholiques. L’existence de ce rapport semble être un premier indice annonciateur de la crise de 1679. Les coïncidences sont en effet troublantes : l’existence d’un document secret qui porte précisément sur les relations de force au sein de la communauté d’Annonay juste quelques années avant la prise de pouvoir. Peut-être ne s’agit-il que d’un hasard ? Aucun document ne permet de montrer un lien. Mais le doute est permis. D’autant plus que le contexte dans l’ensemble du royaume est favorable à la reprise en main des cités huguenotes. L’autre élément d’explication est fourni par la description d’A. Laurent. Les deux consuls catholiques ont pratiqué leur coup de force dans la maison du bailli, c’est-à-dire du représentant du seigneur. On se souvient de l’acharnement anti-protestant des Ventadour, et de leur engagement aux côtés de la compagnie du Saint Sacrement. Leur implication dans cette affaire n’est sans doute pas impossible. Mais le rôle de l’intendant et l’action déterminée du seigneur constituent deux facteurs externes. Toutefois, il existe une troisième explication, interne à la communauté réformée.

Celle-ci tient à l’évolution de la population réformée annonéenne. 311 Les effectifs des catholiques nous sont mal connus au début du XVIIe siècle, mais il semble bien que le rapport démographique soit en faveur des réformés. Or tout au long du siècle, leur nombre ne cesse de baisser, ce qui provoque une inversion de l’équilibre. Les explications de cette baisse ont déjà été signalées : faible fécondité et isolement des protestants au milieu de campagnes catholiques. En revanche les conversions ici ne sont pas en cause pour expliquer l’érosion des effectifs. Lorsque le déséquilibre devient trop flagrant, on le mesure sur le graphique par le rapprochement des deux droites de tendance, celle des réformés et celle des catholiques, le coup de force se déclenche. La prise du pouvoir se produit après une augmentation des naissances réformées dans les années 1660-1670 suivie d’une baisse. Les réformés, désormais trop peu nombreux sont incapables de réagir. La remontée démographique de la fin du siècle est trop tardive, les équilibres ont changé et ne pourront s’inverser à nouveau. Cette mésaventure n’est pas propre aux réformés annonéens. P. Benedict rapporte la même situation à Montauban, en 1661, dans un contexte démographique identique 312 . La date de 1679 peut être mise en lien avec l’apparition de signes d’alignement des réformés annonéens sur le comportement des catholiques : la réduction de l’intervalle naissance-décès ou la modification de la courbe des mariages. Cette crise est donc le résultat de facteurs externes, l’intervention des autorités s’appuyant sur la complicité des consuls catholiques ou de certains membres du clergé, et internes, en raison du déséquilibre démographique.

Un autre exemple rappelle les difficultés de la gestion bi-confessionnelle. La communauté privadoise vit un moment de crise en 1663 mais sans l’intervention, apparemment, de faits extérieurs. Lors du remplacement des syndics privadois (depuis 1629 la ville n’a plus le droit d’élire des consuls) en exercice, Jean Mirande, catholique, et Pierre Blachier, protestant, des tensions apparaissent pour trouver des successeurs. Jean Mirande choisit Habram de Bruys, sans doute un notable dont le prénom vétérotestamentaire révèle une conversion, le « soubtenan capable et solvable pour la dite charge ». 313 Mais les habitants catholiques refusent et nomment Me André Bernard :

‘« Forbisseur habitant de la présente ville pour être mis en lieu et place dudit Mirande » 314

Mais d'autres habitants catholiques ne sont pas d'accord. Pour les protestants le même problème se pose : les habitants refusent la démission de Pierre Blachier et contestent la nomination de Me André Bernard comme syndic :

‘« D'aultan qu'ils le croyent incapables et insolvable d'exercer cette charge » 315

Finalement les deux nouveaux syndics, en dépit des protestations, seront André Bernard et Pierre Blachier. L'affaire ne montre pas des signes directs de tension entre les deux communautés mais il y a ingérence des protestants dans les affaires catholiques. Elle se résoud pacifiquement, sans remise en cause de la gestion mixte de la ville, mais elle montre que les tensions sont toujours présentes. La question de la solvabilité est importante compte-tenu de l’endettement de la communauté en raison des exigences du seigneur de Privas. Mais est-elle la raison réelle ? La nomination d’Habram de Brueys comme syndic catholique est-elle refusée par la communauté catholique également en fonction de son passé de converti ? Les registres paroissiaux ne donnent pas d’indication pour le XVIIe siècle.

Notes
307.

ADA 2 MI 351 R 2, A. Laurent, Le journal d’Antoine Laurent, 1685, p 16.

308.

L’année précédant le coup de force des catholiques, en 1678, la composition du conseil politique ordinaire était la suivante : pour les catholiques : Me Guillaume Coupa, (notaire) consul, Gourdan ex-consul, Guérin avocat, Chomel et Desfrançois médecins, Piquet lieutenant, Bernard procureur, Faurie apothicaire, Chabert marchand, et pour les réformés : J. Chomel marchand, consul, Antoine Laurent médecin ex-consul, Chapuis et Chomel avocats, Abrial médecin, Jean Léorat et Fleuri Marcha bourgeois, Lacou secrétaire, Jean Martinet (notaire), d’après ADA 2 MI 351 R 2, A. Laurent, Le journal d’Antoine Laurent, 1685, p. 16.

309.

Rapport du subdélégué à l’intendant, cité par J. Régné, Rapport confidentiel sur les notabilités du Haut-Vivarais, 1930, p. 110.

310.

AD de l’Hérault C 45, cité par J. Régné, Rapport confidentiel sur les notabilités du Haut-Vivarais, 1930, p. 110.

311.

Voir graphique 7.

312.

P. Benedict, ouvrage cité, p. 63.

313.

ADA E dépôt 75 BB 16, archives de la communauté de Privas, 28/01/1663.

314.

ADA E dépôt 75 BB 16, archives de la communauté de Privas, 28/01/1663.

315.

ADA E dépôt 75 BB 16, archives de la communauté de Privas, 28/01/1663.