3. Des signes d’entente.

Chomel le béat rappelle fréquemment dans sa chronique annonéenne qu’il existe une relative entente entre les deux communautés. Cet auteur est malheureusement souvent très partial et ses affirmations ne peuvent qu’être considérées avec prudence. Toutefois d’autres sources donnent des informations dans le même sens. Antoine Laurent médecin et consul, en 1677, signale des relations plutôt correctes avec le consul catholique :

‘« Le 24 juin nous avons fait le feu de joie de la Saint Jean, monsieur Gourdan et moy et pour ce, nous est dû 5 livres à chacun » 316

C’est une des rares mentions qui nous permette d’entrevoir une co-gestion pacifique de la ville, puisque Gourdan est le consul catholique, bien que la question abordée ici soit secondaire.

Ce sont les relations économiques qui témoignent le plus des rapports sereins entre les deux confessions. Le notaire Tourton 317 montre une bonne intégration économique et sociale dans la population : il entretient des liens avec le seigneur de Vogué, catholique, mais il habite, il est vrai, sur ses terres. Il lui donne des terriers, coursiers, lièves que détenait son père parce qu'il avait affermé des terres au comte de Vogué. Il perçoit également pour le compte des chanoines d'Annonay les droits de lods :

‘« Le 6 may 1676, j'ai passé des conventions de main privée avec Srs Pierre Teissier et Vital Treille demeurans au Bourg Argental par lesquelles ils se sont chargés incessamment à me faire payer des arrérages de rentes invétérées et des lods du terrier des chanoines d'Annonay situés dans le Forest appartenant à mon père leur fermier… »’

Les relations économiques entre réformés et clergé catholique ne sont donc pas exceptionnelles, elles paraissent au contraire être un fait quotidien.

Les relations professionnelles entre certains médecins d’Annonay apparaissent également assez cordiales. Ainsi, François Chomel 318 , médecin catholique se fait assister par des médecins réformés, Laurens ou Abrial. François Chomel est né en 1607 et meurt à 76 ans, en 1682 319 . Il a fait ses études à Montpellier puis a obtenu son doctorat à Valence. En 1633, il épouse Marguerite Adam fille d'un docteur en droit catholique, avocat au bailliage d'Annonay. C’est donc la rencontre de deux familles de notables, révélatrice d’une endogamie sociale et confessionnelle. En 1664, Chomel peut doter sa fille, Louise, de 4000 livres lors de son mariage avec Jean Fourel, procureur du roi, sans doute un dévot. Il est consul trois fois et syndic de l'hôpital d'Annonay de 1646 à 1649. Il acquiert une charge de médecin et conseiller du roi. 320 Des relations professionnelles existent car les nouveaux médecins sont examinés par les anciens, donc par Chomel, lors de leur arrivée dans la ville. Pour Antoine Laurens, médecin réformé, il n'y a pas d'examen car François Chomel estime que l'autorité de l'Université de Montpellier, qui lui a délivré son diplôme, est suffisante. En revanche, Desfrançois, pourtant médecin catholique, subit un examen. Chomel fait également pratiquer des autopsies pour tenter de comprendre les décès inexpliqués de ses clients. Lors de l'autopsie, en 1681, du cadavre de Charles de Romanet, il se fait entourer d'autres médecins, notamment, d'André Abrial, médecin réformé. Sont présents également le P. Jérôme et le P. Damien, confesseurs et prédicateurs récollets. Il n’y a donc pas de préférence confessionnelle pour un médecin, François Chomel, qui s’est tout de même allié par mariage avec une famille très catholique, les Fourel.

Bien évidemment, l’accumulation d’exemples ne peut guère apporter de certitude. Les relations existent, mais elles sont difficiles à cerner compte-tenu des sources. Les relations familiales et amicales se limitent souvent au cercle confessionnel. Seules les relations économiques ou la gestion de la ville se déroulent dans un cadre intercommunautaire. Les signes de sociabilité entre les membres des deux confessions sont rares.

Au total, les deux communautés cohabitent mais sans plus. Les relations sont « administratives » (gestion de la ville) et économiques. Dans les trois villes étudiées les difficultés dans la gestion biconfessionnelle sont nombreuses. Seule Privas conserve tardivement une mixité officielle à la tête de la communauté. Faut-il en déduire que Privas apparaît comme un modèle de cohabitation ? Certainement pas. D’une part, parce que dans les deux autres villes étudiées, les protestants restent également associés à la gestion de la ville sous des formes moins officielles, d’autre part parce qu’à Privas les relations sont jalonnées par des tensions. Les mariages mixtes, accompagnés de conversions, se laissent deviner, au travers des prénoms, très fortement à Privas et dans une moindre mesure à Villeneuve-de-Berg ; ils sont le signe d’une forte pression des catholiques sur les réformés. A Privas, des influences réciproques s’observent entre les deux communautés, mais parfois ce sont aussi des convertis qui gardent les anciennes habitudes de leur communauté. Sur l’ensemble des villes étudiées, aucun récit de fêtes communes n’a été retrouvé, sans doute existent-elles ; les multiples condamnations des synodes réformés permettent de l’imaginer. Dans le même temps, l’analyse du seul registre de consistoire disponible, celui de Lagorce, ne fait apparaître aucun cas de censure pour des participations à des fêtes communes. On ne trouve donc pas des situations identiques à celles décrites par R. Mentzer 321 pour la région d’Aubenas à la charnière du XVIe-XVIIe siècle, où les censures sont fréquentes parce que des réformés ont participé à la fête votive aux côtés des catholiques. A partir de 1650, la fermeté des pasteurs et du clergé catholique, accompagnée des tensions des premières persécutions ont-elles eu raison des pratiques communes face à la fête ? Dans l’affirmative ce serait le signe que la confessionnalisation a évolué dans le même sens dans chaque communauté. A Annonay, le rapport de force s’équilibre, chaque communauté a ses propres modes de vie. Toutefois, les pressions extérieures font évoluer ces relations, le renforcement des tensions est important après 1679 et les protestants calquent alors parfois leur attitude sur celle des catholiques sous la pression du clergé.

Enfin, les deux évolutions dans les modes de croire sont-elles aussi opposées que les synodes ou le clergé catholique essaient de le montrer ? Certes des éléments distinguent les deux confessions. Notamment, le déclin des effectifs chez les réformés s’oppose à la progression démographique des catholiques. La foi réformée paraît s’enliser dans la routine alors que la religion catholique semble dynamisée sous l’influence de la Réforme catholique. En réalité le contraste est sans doute bien moins clair. La Réforme catholique à la veille de la Révocation paraît encore très inégalement implantée. Et d’autres ressemblances surgissent lorsqu’on aborde l’analyse des modes de vie et de ce que l’on a coutume d’appeler la religion populaire.

Notes
316.

P. Guigal, « Le journal d’Antoine Laurent, médecin protestant d’Annonay (1676-1685) », Revue des amis du Fond Vivarois, n° 43, p. 5.

317.

ADA 1 MI 325, I. Tourton, livre de raison, 1676, p.47-48.

318.

Dupraz D., « Un manuscrit médical du XVIIe s., le manuscrit Chomel », Mémoire de l’académie des Sciences, Lettres et Arts de l’Ardèche, 1989-1991, p. 41-56.

319.

SAGA Annonay 010-1, registre paroissial catholique d’Annonay, 10/02/1682, p. 194.

320.

d’après Dupraz D., « Un manuscrit médical du XVIIe, , le manuscrit Chomel », Mémoire de l’académie des Sciences, Lettres et Arts de l’Ardèche, 1989-1991, p. 41-56.

321.

R. Mentzer, « Fashioning Reformed Identity in Early Modern France », Confessionalization in Europe, 1555-1700, Essays in Honor and Memory of Bodo Nischan, Bodmin, 2004, p. 243-255.